Une enquête passionnante en BD sur la "prise de pouvoir" de la sphère économique et monétaire sur l'exécutif, de Pompidou à Macron.

Le journaliste d'investigation Benoît Collombat et le dessinateur Damien Cuvillier proposent avec Le choix du chômage. De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (Futuropolis, mars 2021) un récit extrêmement documenté de la politique économique française des 50 dernières années, à travers des entretiens et des témoignages inédits. Une manière originale de restituer la complexité des enjeux financiers et monétaires et leur prégnance dans les choix politiques qui ont conduit à privilégier, notamment par l'effet de l'union économique européenne, la lutte contre l'inflation à la politique de l'emploi, quitte à observer une augmentation du nombre de chômeurs, de 400 000 en 1973 à près de 4 millions aujourd'hui.

Nonfiction – Comment vous est venue l’idée de « mettre en BD » un sujet de prime abord aussi austère que la politique économique de la France ? Le fait de représenter par le dessin des sujets parfois abstraits et abscons semble relever d’une forme de défi, non ?

Benoît Collombat – C’est sûr qu’il s’agit d’un grand défi ! Pour ma part, cela a relevé d’une double évidence : d’abord dans le cadre de mon travail au service investigation de Radio France depuis de nombreuses années, je suis, par la force des choses, amené à traiter très souvent des questions économiques et financières puisque c’est là que le véritable pouvoir se trouve aujourd’hui. Ces thématiques du rôle de l’Etat, de la dette et du poids des forces privées et des multinationales constituent une matière que j’explore de plus en plus.

La deuxième évidence qui s’est imposée, c’est la continuité de mon travail dans la précédente BD sur la période gaullienne, puis pompidolienne et giscardienne [Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, avec Etienne Davodeau, Futuropolis, 2015] qui mettait en évidence les violences politiques des officines telles que le SAC (service d’action civique), ce monde un peu interlope des arrière-cuisines entre la sphère politique officielle et le milieu des affaires. Ce travail m’a amené progressivement à passer d’une période durant laquelle le pouvoir politique avait encore la main sur les affaires économiques et financières à une « suite » qui traiterait de la période qui part du « grand basculement » des années 70 jusqu’à aujourd’hui. L’idée était de revenir sur les coulisses des grands choix politiques opérés durant ces années qui vont finalement produire une violence économique pour une partie de la population – ainsi qu’une perte de contrôle (acceptée) du politique sur l’économique. Le tout en racontant notre enquête de l’intérieur, comme une mise en abyme de notre travail.

Damien Cuvillier – Ce travail de réflexion est issu d’un sillon que trace Benoît Collombat depuis de nombreuses années en tant que journaliste d’investigation et nous partageons cette vision. D’ailleurs, dans la BD, nous mettons en scène le moment où nous nous disons qu’il faut que l’on puisse partager cela par une collaboration, lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo en 2016. A ce moment-là, j’ai été très inspiré par Cher pays de notre enfance, ainsi que par Histoire secrète du patronat [Benoît Collombat et alii, Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours. Le vrai visage du capitalisme français, La Découverte, 2009] au sujet de la collusion d’intérêts entre les mondes politique et économique. Il y avait là une matière pour une histoire dessinée.

Votre récit chronologique, de Pompidou à Macron, laisse apparaître quelques allers-retours temporels sur des moments que vous considérez comme cruciaux, entre plusieurs entretiens (avec des responsables politiques, hauts fonctionnaires, des conseillers plus ou moins connus, des banquiers, des économistes, des sociologues et philosophes d’horizons divers) et par l’intermédiaire de plusieurs dessins marquants, par lesquels vous traitez avec ironie certains dogmes néolibéraux. Vous vous attardez notamment sur deux éléments-clés : l’élection de François Mitterrand et le très rapide « tournant de la rigueur » (initié dès 1981 et confirmé en 1983), d’une part, et la gouvernance économique européenne de Jacques Delors à la Commission européenne (1985-1995), d’autre part. Est-ce vraiment à ce moment-là, dans les années 80, à Paris et à Bruxelles, que se situe le basculement décisif, plus que dans les années 70 (Giscard, Barre) que vous traitez peut-être plus rapidement ?

BC - Dans cette enquête, nous avons bien sûr fait nos propres choix en mettant en images et en mots, de manière hyper documentée, les moments de bascule qui nous semblent être les plus importants. Nous avons voulu aussi mettre en lumière des personnages publics connus et d’autres qui le sont moins mais qui ont joué un rôle considérable dans cette histoire. C’est vrai qu’on accorde une grande importance à la période du début des années 80 parce qu’on essaye de déconstruire un récit médiatique qui a la peau dure puisque nous considérons que ce « tournant de la rigueur » arrive finalement très vite après la victoire de la gauche et s’inscrit dans une lignée idéologique déjà très présente dans les années 70. Nous évoquons tout de même les années antérieures, avec le « circuit du Trésor (cette période où l’Etat a encore la main sur le crédit, la monnaie et les banques) puis la période Barre (1976-1981) sous Giscard, qui est tout à fait cardinale car elle pose un cadre idéologique.

Bien sûr, cette histoire n’est pas tout à fait linéaire mais il y a une réelle continuité idéologique qui traverse le traditionnel clivage droite-gauche, de réelles influences intellectuelles qui pèsent sur les choix effectués. On le voit bien à travers Raymond Barre (qui fut vice-président de la Commission européenne avant d’arriver au gouvernement puis à Matignon et qui fut, c’est moins connu, le traducteur de Friedrich Hayek, l’un des penseurs du néolibéralisme) ou Jacques Delors, qui prend les commandes pour dix ans de la Commission européenne à partir de 1985, pour mener à bien le projet d’union économique et monétaire. Un certain nombre d’idéologies politiques et d’orthodoxie monétaires, qui marquent la politique économique de ces dernières décennies, vont ainsi nourrir des choix politiques qui vont être faits au nom de la construction européenne. D’où l’intérêt de revenir sur la genèse de cette construction européenne et d’aller à la source de ceux qui l’ont imaginé dans un objectif bien particulier, remontant notamment à l’ordolibéralisme allemand de l’entre-deux-guerres, marqué par le traumatisme de l’inflation galopante.  Avec cette idée fixe : la stabilité monétaire doit prévaloir, l’Etat ne doit plus « mettre les mains » dans la monnaie. Le chômage devient une variable d’ajustement.

DC – En France, on voit bien une filiation de discours et d’actes entre un Raymond Barre et aujourd’hui un Emmanuel Macron. Même si cette histoire peut paraître ancienne, certains acteurs « de l’ombre » sont encore bien présents (Alain Minc, Jacques Attali) et témoignent de cette continuité entre le libéralisme des années 70-80 et la période que nous vivons actuellement. Dans cet album, nous prenons du temps pour remettre en place tout ce grand continuum politique.

BC – Nous prenons réellement au sérieux cette idéologie néolibérale, nous essayons d’aller à sa racine avec une méthodologie bien précise, un peu comme dans une enquête policière, en retrouvant les « pièces à conviction » et en allant à la rencontre des témoins clés. En fait, il nous fallait incarner cette histoire par des personnages qui ont joué un rôle important tout en ne réduisant pas ce récit à de simples individualités : ces personnages s’inscrivent dans un courant de pensée qui dépassent leur simple personne. Un peu comme le zoom avant et le zoom arrière d’une caméra. Et ça, le trait de Damien permet de le montrer de multiples manières. Quand Emmanuel Macron dit (avant la crise sanitaire et économique actuelle) : « si vous êtes motivé, il suffit de traverser la rue pour trouver un travail ! », c’est le même réflexe et la même vision que Raymond Barre qui, au début des années 80, lance : « les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise ! »… On voit bien, au-delà des hommes, les inspirations communes.

Quand Daniel Lebègue quitte ses fonctions de directeur du Trésor au moment de la cohabitation de 1986-1988, il nous raconte cette scène dans le livre, il est avec Edouard Balladur, Pierre Bérégovoy, Jean-Claude Trichet, Michel Pébereau, Jacques Delors… bref tous les personnages-clés de la politique économique de l’époque, il fait un discours de départ sur le thème : « Au-delà des alternances politiques, nous sommes d’accord sur l’essentiel. » Autrement dit : les mêmes grands choix économiques et financiers ne sont plus discutés dans le débat public. Tout est dit dans cette scène : cela ne veut pas dire que la politique n’a plus vraiment le contrôle, mais que les principaux partis dits de gouvernements sont alors à peu près d’accord sur ce qui est présenté comme la seule politique économique « sérieuse ».

Dans votre enquête, un personnage comme Alain Minc revient beaucoup sur cette idée que, finalement, c’est la construction européenne qui a imposé à la France de faire des réformes qu’elle n’aurait peut-être pas faites sans cela, ce dont il se félicite. Cette « contrainte » européenne des traités ne peut ainsi pas faire l’objet d’une contestation politique, ce qu’illustre récemment la crise grecque sur laquelle vous revenez également. Coralie Delaume, essayiste récemment disparue, explique ainsi dans son entretien avec vous que les traités ont gravé dans le marbre des principes et des règles néolibérales sur lesquelles les gouvernements élus démocratiquement ne peuvent pas réellement revenir. En définitive, la raison pour laquelle vous vous attardez sur le moment-clé des années 80, n’est-ce pas pour expliquer que la gauche de gouvernement se convertit également à cette idée en décidant de ne pas sortir du système monétaire européen ? Est-ce précisément ce « choix du chômage » qui vise à lutter d’abord contre l’inflation monétaire en se rangeant derrière un dogme ?

BC – La construction européenne est effectivement l’un des fils rouges du livre. « L’Europe a été notre programme d’ajustement structurel » dit l’économiste Jean Pisani-Ferry, proche d’Emmanuel Macron. C’est au nom de la construction européenne et du rapprochement franco-allemand que des choix décisifs ont été effectués au début des années 1980 par le pouvoir socialiste, prolongés et confirmés par la droite française. On s’attarde également beaucoup sur les questions bancaires. Nous mettons en évidence un certain nombre de faits – par exemple les liens entre Jacques Attali et la banque Lazard au moment des nationalisations des banques en 1981, dont l’ambition a finalement été pas mal revue à la baisse. L’impréparation manifeste autour de l’organisation de ces nationalisations, qui figuraient pourtant au cœur du programme présidentiel de François Mitterrand, interroge : on se demande si, par calcul politique, cette impréparation ne faisait finalement pas partie du projet !  De par son histoire, il peut sembler moins étonnant que la droite française se convertisse aux idées néolibérales dans les années 70, même si nous montrons aussi que, dès les années 50-60, alors qu’un Jean Monnet, présenté comme une « icône » européenne ne partageant pas la même vision européenne que de Gaulle, une partie des gaullistes ne s’oppose pas aux idées néolibérales, comme l’illustre la présence au côté du pouvoir de personnages comme Jacques Rueff. Les choses sont donc complexes : il y a la fois des basculements et des continuités.

Le fait que le pouvoir socialiste des années 80 ait adhéré à ce point à l’orthodoxie financière et monétaire présentée comme un « réalisme économique », alors qu’il s’agit simplement de choix néolibéraux,  pourrait à première vue étonner. Pourtant, comme le fait remarquer l’un de nos interlocuteurs, rien n’était caché, comme on le constate en exhumant et en analysant par exemple les écrits de l’époque du jeune François Hollande qui, dans les colonnes du journal Le Matin, se rallie à cette politique économique. Sur l’épisode des nationalisations, l’économiste François Morin nous explique dans le livre que les coulisses de cette histoire sont restées longtemps (et restent encore par certains aspects) sous les écrans-radars médiatiques… il en est de même du choix retenu des 3 % du PIB pour encadrer les déficits publics, qui ne repose sur aucune rationalité économique. Le pouvoir socialiste avait simplement besoin d’une « règle » avec un habillage scientifique pour faire passer sa politique de rigueur dans l’opinion. Dès la victoire socialiste, à l’intérieur même du gouvernement, le ministre de l’Economie et des Finances Jacques Delors (1981-1984) considére que le programme commun de la gauche n’est pas applicable dans le cadre de l’économie libérale européenne. Un rapport commandé à l’époque à un économiste américain (le rapport Eisner) préconise de poursuivre la politique de relance budgétaire en s’appuyant sur les leviers dont dispose l’Etat, quitte à sortir du Système monétaire européen (SME) pour aller vers le plein emploi. Ce rapport finit à la poubelle car il ne va pas dans le sens de ce qu’espère entendre le pouvoir. Le « tournant de la rigueur » fut un vaste bluff, nous dit l’un de nos témoins.

DC – Nous n’avons jamais voulu montrer qu’il y a eu des complots mais nous avons simplement mis en regard les discours et les actes des gouvernements successifs en matière économique.

BC – Alain Minc a au moins le mérite de la clarté, il dit très franchement que le choix de s’ancrer au mark allemand au moment de la réunification, avec des taux d’intérêts élevés pour faire la monnaie unique, va forcément augmenter le chômage mais que c’est nécessaire à ses yeux du point de vue économique. Dans les années 1980, ces grands choix économiques et monétaires sont vantés à travers tout un « écosystème médiatique » qui passe par la publicité (des spots télé où l’on voit l’homme d’affaires Paul-Loup Sulitzer, un cigare dans la bouche, demandant aux Français de se convertir aux nouveaux produits financiers proposés par l’Etat, une publicité électorale du PS qui vante « l’efficacité » de « la gauche » avec qui « le chômage augmente moins vite qu’à droite »…) ou des émissions de télé comme « Vive la crise ! » en février 1984, déclinée en version papier dans Libération, où le chômage est présenté comme le « catalyseur à la création d’entreprises ». C’est ce qu’Alain Minc appelle une « saine pédagogie ». Tout cela participe à « la fabrique du consentement », pour reprendre l’expression de l’essayiste néolibéral américain Walter Lippmann en 1922.

Quelles ont été vos inspirations pour mettre en dessin une histoire aussi sérieuse ? Cela semble assez rare dans la BD française et plus courant dans les comics américains (Economix de Michael Goodwin et Dan E. Burr [Les Arènes, 2012], notamment)…

DC – Les influences de mon dessin sont multiples, peut-être pas tellement américaines mais plutôt françaises. Je pense notamment à Philippe Squarzoni (Dol, Delcourt, 2018) à propos de la fabrique médiatique autour des réformes du gouvernement Raffarin, mais aussi à Fabrice Neaud qui avait mis en BD son journal intime de chômeur dans une ville de province… Ce qui m’intéressait chez ces auteurs, c’était d’utiliser le registre le plus large du média BD, à la fois par l’image et la mise en scène. Cette veine réaliste du dessin nous a influencés dans la manière de mettre en scène nos dialogues d’enquêteurs et nos entretiens, à la manière d’un journal de bord. Mais j’ai voulu diversifier les dessins en fonction des moments, notamment quand les interlocuteurs restituent des souvenirs ou quand, de manière plus allégorique, je cherche à mettre en images des concepts ou des théories économiques. En réalité, ce qui est resté notre fil conducteur est la fluidité du récit en respectant une mise en scène propre à la BD.

BC – Au sujet d’Economix, c’est sans doute l’une des rares exceptions d’une BD qui prend à bras le corps le sujet de l’économie, avec également la traduction de la BD américaine de Darryl Cunningham L’ère de l’égoïsme. Comment le néolibéralisme l’a emporté [Çà et là, 2014]. Mais ces ouvrages restent par la force des choses très américains et très centrés sur la réalité de l’économie américaine après la crise de 2008. En France, à part peut-être Les aventuriers de la finance perdue [Casterman, 2016] de James avec un scénario de Christian Chavagneux (journaliste à Alternatives économiques), cette matière est plus rarement traitée. A ma connaissance, il n’y avait pas jusqu’ici d’ouvrage en bande-dessinée reprenant toutes les pièces du puzzle de cette histoire, où les Anglo-saxons sont certes très présents, mais où les Français ont également joué un rôle capital. 

On se rend compte aussi dans votre BD qu’Emmanuel Macron constitue finalement la synthèse de toute cette histoire, étant à la fois inspiré par les thèses libérales (ce que le candidat n’avait d’ailleurs pas masqué en 2017 et qui se sont traduites en actes dans une politique économique très marquée, au moins jusqu’en 2020) et « fils naturel » de François Hollande, qui transforme d’une certaine manière un essai que son prédécesseur n’a pas lui-même totalement réalisé… Cela constitue-t-il selon vous une continuité et une forme de « bouquet final » au croisement des choix politiques, de la « violence économique » (pour reprendre votre sous-titre) et des contestations sociales montantes ?

BC – Plus que la synthèse, Emmanuel Macron est le produit de cette histoire. Il est tout autant le fils naturel de François Hollande que de Raymond Barre. Même si, dans son récit politique, Emmanuel Macron aime mettre en avant le fait qu’il ne doit rien à personne et qu’il n’est inféodé à personne, sa logique s’inscrit clairement dans le schéma de pensée décrit dans notre livre. Jean-Pierre Jouyet, qui considère Emmanuel Macron comme son fils spirituel (ses critiques récentes portent plus sur des questions de relations personnelles), était lui-même le plus proche ami de François Hollande, les deux ayant été co-auteurs (sous pseudonyme) dans les années 80 d’un livre très éclairant [Jean-François Trans, La gauche bouge, JC Lattès, 1985] sur les choix économiques qui seront ceux de la gauche de gouvernement… Jouyet et Hollande se disaient à l’époque deloristes (c’est ce qu’on appelait alors les « Transcourants », auxquels avait adhéré aussi Jean-Yves Le Drian, ministre de Hollande puis de Macron…). Bref, Emmanuel Macron est le continuateur de cette histoire-là. Il n’y a absolument rien de nouveau dans son idéologie de ce point de vue.

Quel est le personnage qui vous a le plus inspiré dans cette histoire en termes de BD ? Ce sont tout de même des figures a priori peu « caricaturables » que vous mettez en lumière (Jean Monnet, Robert Marjolin, Jacques Delors, Tommaso Padoa-Schioppa…) !

DC – Ce n’était en effet pas tant la parole des présidents de la République qui nous intéressait mais on s’est davantage focalisé sur le long terme. Tous ces personnages qui sont là sur des longues périodes et ont influencé les choix politiques nous paraissaient ainsi importants dans notre enquête. Certains, comme l’Italien Padoa-Schioppa – un proche de Delors – ont été de vraies découvertes ! Quand on voit des photos ou des vidéos de lui, on voit qu’il est très souriant et je voulais contraster cette bonhomie virevoltante avec son discours économique froid et aseptisé, même cynique par moments. Sur le plan du dessin, de manière générale, tous m’ont donné du fil à retordre – n’étant pas forcément un grand portraitiste – mais l’idée était qu’on puisse le plus possible suivre cette histoire. Nous ne souhaitions pas forcément des images photographiques fidèles à la réalité mais davantage en faire des personnages de récit avec leurs propres caractéristiques.

Beaucoup de responsables politiques ou « décideurs » du monde des affaires se plaisent à dépeindre les Français comme un peuple qui manque de culture économique (Michel Rocard le disait en particulier)… Votre but est-il de rendre accessible à tous ces débats complexes en les mettant en BD, vecteur populaire ? L’économie devient-elle ainsi un objet de culture et non plus un sujet technocratique à la main des seuls « sachants », dans une forme d’orthodoxie non contestable alors même qu’il s’agit d’un enjeu proprement politique et démocratique ?

BC – Dans la BD, nous révélons une lettre de Michel Rocard à la fin de sa vie qui explique qu’il n’a en réalité jamais rien compris à la finance, abasourdi par le travail de l’économiste François Morin sur la finance prédatrice [François Morin, L’hydre mondiale. L’oligopole bancaire, Lux, 2015] – il lui demande de faire de son livre « une arme » : on parle bien de Michel Rocard, pas d’un militant d’ATTAC ! Dans le fond, ce qui nous a intéressés, c’est de montrer les cadres, à la fois idéologiques, économiques et monétaires de toute cette histoire : l’indépendance de la Banque centrale européenne (l’Etat devant être écarté des questions monétaires), l’importance donnée aux marchés financiers, le poids de la lutte contre l’inflation dans les choix économiques, au profit des épargnants (donc des possédants) au détriment d’autres arbitrages comme une politique de plein emploi … Nous montrons notamment une archive saisissante, un document d’octobre 1987 de la banque américaine JP Morgan, qui non seulement, se satisfait de manière cynique, d’un taux de chômage à 11 % en France – qui permet d’éteindre toute contestation sociale et de continuer à écraser les salaires – mais en plus ne s’inquiète absolument pas d’une possible réélection de François Mitterrand comme de l’élection de son principal opposant Jacques Chirac, considérant que le même couloir de politique économique sera emprunté quoiqu’il arrive, ce qui s’est d’ailleurs effectivement passé…

En fait, notre BD vise à rendre accessible des enjeux politiques et économiques d’une brûlante actualité, on le voit bien avec le mouvement des Gilets jaunes et la crise du coronavirus que nous avons intégrée à notre récit : il s’agit bien de la même histoire. A travers ce livre, nous espérons que les questions économiques souvent confisquées par certains « experts », arguant du fait que ces sujets seraient trop compliqués pour la majorité des gens, alimentent à nouveau le débat démocratique… Il est faux de dire qu’il n’y a pas d’alternative. Ces choix nous concernent tous, nous pouvons toujours les défaire. L’Histoire n’est jamais écrite.

DC – Nous voulons déconstruire cette idée selon laquelle l’économie est une science exacte sans alternatives possibles (idée qui était d’ailleurs à l’origine de la création du Prix Nobel d’économie par les néolibéraux, comme nous le montrons dans la BD) mais souhaitons démontrer qu’il revient à chacun de s’en emparer de manière démocratique car, derrière les théories économiques, nous parlons bien de choix de société et c’est bien le sens du titre de notre ouvrage.

BC – L’économie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls économistes… surtout s’ils sont Prix Nobel !