Un portrait court mais lumineux du second président de la Ve République... qui frôle l'hagiographie sur certains aspects.

Avant même l’adoption du quinquennat (référendum du 24 septembre 2000), Georges Pompidou aura été le premier président de la Ve République à exercer – bien involontairement – un mandat de cinq ans (1969-1974), dont le terme brutal a correspondu à sa mort prématurée. Est-ce la raison du regain d’intérêt actuel pour la figure et la présidence du successeur du Général de Gaulle ? C’est probable mais il est bien plus certain que le temps permet tout simplement aujourd'hui de mettre en perspective et de donner du recul pour juger de la place non négligeable de l’homme dans l’histoire de la France contemporaine.

Avec Georges Pompidou. Une certaine idée de la modernité   , les historiens et archivistes Jean-Pierre Bat et Pascal Geneste livrent un portrait saisissant et particulièrement brillant sur l’empreinte du second président de la Ve République, en déclinant leur propos à la fois sur l’histoire politique – qui était loin d’être la seule passion du « normalien sachant écrire » (selon la phrase, à vrai dire légendaire, de l’Homme du 18-Juin) –, mais aussi sur le plan culturel, social et des « mentalités ». Bien que la chronologie politique structure largement les chapitres de ce court ouvrage, les auteurs cherchent à démontrer à quel point Pompidou fut d’abord un intellectuel, agrégé de lettres et passionné d’art moderne, « perdu » (volontairement) dans le monde de l’action politique, et dont la figure, devenue peu à peu familière pour tous les Français, a fini par devenir moins distante voire rassurante dans une épqoque très mouvante.

Car c’est bien le sens du sous-titre de cet essai biographique : Pompidou incarne la France des  « Trente Glorieuses », à la fois comme fidèle Premier ministre de De Gaulle (1962-1968) puis comme président de la République, sa mort correspondant, peu ou prou, au premier choc pétrolier et à la fin de la croissance économique historique née de l’après-guerre. A ce concept cher à Jean Fourastié, que l’on assimile volontiers à la génération du baby-boom et à la généralisation de la voiture individuelle et du mode de vie (et de consommation) contemporain, se rattache plus ou moins « une certaine idée de la modernité », mais il est patent que la modernité dont parlent les auteurs dépassent cette seule dimension. Elle s’exprime notamment dans l’amour sincère et profond de Pompidou pour la poésie (il est l’auteur d’une anthologie célèbre de la poésie française) et les arts contemporains, que célèbre l’actuel Centre Pompidou à Beaubourg (inauguré par son successeur Valéry Giscard d’Estaing), mais aussi et surtout pour sa femme Claude – la « médiatisation » de leur couple, non sans analogie avec les Kennedy, annonçant d’ailleurs une nouvelle image de la première dame, moins traditionnelle que ne l’était celle d'Yvonne de Gaulle.

Cette modernité s’exprime aussi dans une conception plus « humaine » des relations sociales que celle du Général, homme d’autorité plus que dialogue, Jean-Pierre Bat et Pascal Geneste rappelant ce que les accords de Grenelle en 1968 doivent au Premier ministre de l’époque, alors que le président était introuvable : « La journée du 30 mai atteint le seuil symbolique du million de manifestants sous les drapeaux tricolores. Pour les gaullistes, c’est un triomphe. En apparence, le pouvoir s’est ressaisi malgré la période de grand doute qui a envahi jusqu’au général, parti à Baden-Baden le 29 mai auprès des forces militaires du général Massu. De Gaulle, revenu à Paris, reprend totalement la direction des affaires. Pourtant, la réalité du pouvoir entre le 11 et le 30 mais s’est concentrée entre les mains de Pompidou, qui en a fait l’usage que lui seul jugeait bon. »  


La comparaison avec de Gaulle peut sembler hors de propos mais elle est permanente lorsqu’on évoque celui qui fut à la fois son plus proche conseiller (à partir de 1944), sans faire partie du cercle des « barons » politiques de la Résistance – les auteurs insistent justement sur ce point –, puis son Premier ministre et, enfin, son successeur à l’Elysée. Et, à dire vrai, la présidence de Pompidou, de manière générale, s'est faite dans la continuité des grands axes de la politique gaullienne, sur les plans intérieur et extérieur – à l’exception notable de l'entrée du Royaume-Uni dans la construction européenne (question qui retrouve une actualité en 2016, dans le sens inverse...) que soutenait l’Elysée à partir de 1969 –, même si un souffle nouveau était apporté, notamment par le gouvernement Chaban-Delmas (1969-1972) et son discours (inspiré de la nouvelle frontière de Kennedy) sur la « nouvelle société ». Les hommes du « néo-gaullisme »   , proches de Pompidou, émergèrent d’ailleurs à cette époque : Pierre Juillet, Marie-France Garaud – les conseillers de l’ombre – , Edouard Balladur – secrétaire général de l’Elysée en 1973-1974 – et surtout Jacques Chirac, qui se préparait déjà à un destin national.

La force de ce court portrait tient à l’importance de ses premiers chapitres – le reste de l’histoire, à Matignon et à l’Elysée, est bien plus connue – et notamment à la fidélité de Pompidou à sa jeunesse à Albi (bien qu’il fût natif de Montboudif, dans le Cantal, terre de ses futures élections), dans une famille républicaine et instruite (son père était instituteur), à ses années étudiantes au sein de la « khâgne » du Lycée Louis-le-Grand à Paris – au cours desquelles il se liera d’une amitié profonde avec Léopold Sédar Senghor (agrégé de Lettres comme lui et qu’il retrouvera, bien des années plus tard lors des sommets des chefs d’Etat franco-africains) et surtout pour Robert Pujol –  puis à l’Ecole normale supérieure et à Sciences Po. S’il fut brièvement enseignant (d’abord à Marseille, puis à Paris), il le fut passionnément mais en ayant le sentiment de trop délaisser l’action – comme le remarquent les auteurs, Pompidou a cherché, sa vie durant, à donner tort au célèbre vers de Baudelaire : « D’un monde où l’action n’es pas la sœur du rêve » (Le Reniement de Saint-Pierre). C’est le sens de son compagnonnage avec de Gaulle à partir de 1944, y compris pendant la période de la « traversée du désert » et du RPF, où il fut son fidèle chef de cabinet.

Cependant, lorsque l’on referme ce livre fort bien écrit et qui se lit comme un roman, il subsiste un sentiment d’inachevé car on ne peut retracer aujourd’hui cette période du pouvoir pompidolien sans adresser de critiques importantes quant aux choix de société propres à la France des « Trente Glorieuses ».  Né d’une exposition (aux Archives nationales) pour le centenaire de Georges Pompidou en 2011 – dont Jean-Pierre Bat et Pascal Geneste furent les commissaires –, avec le concours important du fils (adoptif), Alain Pompidou, le livre n’évite pas toujours le piège de l’hagiographie, dans le sens où toute critique négative sur l’homme et son exercice du pouvoir – à l’exception des relations avec l’Afrique (et de la proximité de Pompidou avec Jacques Foccart, dont Jean-Pierre Bat est un spécialiste) et des dernières années, celles du gouvernement Messmer (1972-1974), marquées par un autoritarisme plus traditionnel –  est à peu près tue.

Or, s’il incarne cette période et cette forme de modernité, Pompidou en symbolise aussi ses excès et ses inconvénients. Grand amateur de voitures à titre individuel – ce qui, d’ailleurs le rapproche des Français de l’époque, qui peinaient à s’identifier, on l’a dit, à la figure par trop surplombante et transcendante du Général de Gaulle –, Pompidou est l’auteur de la célèbre phrase, tant décriée aujourd’hui par les urbanistes et écologistes : « Il faut adapter la ville à l’automobile »…qui reflétait à vrai dire une évolution globale de l’époque. Dans Une autre histoire des « Trente Glorieuses »   , sous la direction de Christophe Bonneuil, Sezin Topçu et Céline Pessis, les choix de société (généralisation de la voiture individuelle, de l’énergie nucléaire, des infrastructures lourdes et de l’aménagement des « villes nouvelles ») propres à cette « modernité » dont parlent Jean-Pierre Bat et Pascal Geneste sont largement critiqués et remis en cause à l’aune de leurs conséquences négatives, en particulier sur le plan environnemental. Sans doute pourrait-on reprocher un certain anachronisme à cette critique rétrospective alors que cette vision était à l’époque groupusculaire – ce n’est qu’à partir de 1974, après la mort de Pompidou, avec la candidature de René Dumont, que les enjeux environnementaux apparurent sur le devant de la scène, même si l’on doit tout de même au gouvernement Chaban-Delmas la création du Ministère de l’environnement en 1971, confié à Robert Poujade – mais ce serait également faire bien de cas, comme le fait du reste l’ouvrage ici recensé, des importantes conflictualités de la société française après Mai-68.

C’est en effet le dernier reproche que l’on peut adresser à cet essai biographique : le traitement réservé à « l’événement Janus » (l’expression est de Jean-François Sirinelli   ) qu'est Mai-68, et à ses conséquences, dans un chapitre dédié. Même si le propos des auteurs est de centrer leur ouvrage sur l’homme Pompidou, on sait qu’un travail biographique ne peut faire l’économie d’une remise en perspective du contexte de l’époque. Et, si Jean-Pierre Bat et Pascal Geneste ont raison de considérer que la séquence de mai-juin 1968 a largement conforté la posture pompidolienne, essentielle dans le succès des accords de Grenelle, ils minimisent de notre point de vue la forte conflictualité qui se poursuit dans les années qui suivent, et notamment sous la présidence de celui qui succède au Général après sa « traversée du Cantal » (selon son heureuse expression) en 1968-1969, soit au moment où de Gaulle s’appuie sur Maurice Couve de Murville à Matignon. Même si Pompidou ressort en effet grandi du printemps 1968 et tire avantage de la démission de De Gaulle à la suite du référendum du 27 avril 1969 (et des élections présidentielles qui s’ensuivirent et qu’il remporta facilement), il ne parviendra pas durant sa présidence à répondre à l’élan et au souffle de la révolte exprimée sur les pavés et dans les usines. Car, s’il analyse fort bien la situation politique en nommant Jacques Chaban-Delmas à Matignon en 1969, on sait que ce « duo » ne durera pas et bat de l’aile dès 1971, notamment sous la pression des forces « conservatrices » et sous l’influence des éminences grises (Juillet et Garaud).

Ce goût d’inachevé dans la geste modernisatrice de Georges Pompidou aurait dû, de notre point de vue, être évoqué dans ce portrait biographique, qui reste toutefois un ouvrage de référence et de synthèse fort recommandable