Retour sur nos analyses des pratiques – expérimentales ou bien établies – de démocratie avancée.

Les « Idéographies » proposent des synthèses thématiques des contenus de Nonfiction, conçues comme autant de cartographies de l’actualité des idées. Ce second numéro, consacré à la politique, revient sur l’analyse des pratiques – expérimentales ou bien établies – de démocratie avancée.

 

 

Donald Trump, candidat autoproclamé du peuple, a été élu contre les partis, mais également contre le suffrage populaire. La candidature de Jean-Luc Mélenchon a su faire oublier les vieilles lunes étatistes et autoritaires de la mouvance communiste derrière la promesse d’organiser la constitution d’une VIe République. Pour faire pression sur l’Union européenne, David Cameron a voulu mobiliser un peuple passif, qui contre toute attente a préféré s’emparer de la parole qu’on feignait de lui donner. Comble de l’ironie : en France, la candidate d’un FN qui s’est opportunément découvert une passion pour « le peuple » promet de gouverner par référendum. En somme, l’actualité politique nationale et internationale de ces dernières années a vu émerger – et s’imposer – un débat urgent sur la démocratie.

 

Nos démocraties en sont-elles toujours ? Les peuples doivent-ils, peuvent-ils et veulent-ils

participer davantage à la décision politique ? Le cas échéant, comment adapter nos institutions à une aspiration démocratique renforcée ? A quelle échelle (locale, nationale, internationale ou mondiale) ? Et quelles seraient les conditions nécessaires à un tel renouvellement, en-dehors du champ des institutions (en matière d’information, de formation et d’éducation, par exemple) ?

Si le caractère de nouveauté de ces débats est contestable, il ne fait pas de doute qu’il s’est installé en une position éminente de l’espace public, et qu’il obsède désormais l’actualité éditoriale à la manière d’une question lancinante. Dans une prochaine « idéographie », nous reviendrons sur les analyses récentes de la crise multiforme que traversent aujourd’hui nos démocraties, et sur les pensées de la démocratie qui envisagent son renouvellement selon différentes modalités (représentative, participative, directe, universelle, cosmopolite, écologique…).

En attendant, celle-ci revient sur quatre publications récentes qui abordent les formes existantes de démocratie avancée opérant à travers le monde, et les expériences concrètes destinées à réintégrer les citoyens à la vie politique dans nos républiques et monarchies parlementaires quelque peu essoufflées.

 

Les primaires ouvertes un France, une impasse démocratique ?

Depuis l’élimination des deux partis traditionnels de gouvernement (LR et PS) au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, une question s’est propagée dans l’ensemble de la presse, qui contient comme en elle-même sa réponse : et si les primaires, dans le système politique français tel qu’il existe, étaient une fausse bonne idée ? Dès 2011 cependant, dans le cadre des primaires ouvertes organisées par le PS et qui devaient aboutir à la désignation du candidat Hollande, le politologue Remi Lefebvre avait attiré l’attention sur les limites de cet exercice : son livre Les Primaires socialistes. La fin du parti militant (Raisons d'Agir, 2011) mettait notamment en garde contre la menace qu’il faisait peser sur un système institutionnel structuré autour des partis. Dans un entretien pour Nonfiction publié la même année, il contestait finalement l’idée largement reçue à l’époque selon laquelle de telles primaires, inspirées d’une démocratie américaine en meilleure santé apparente, constituaient véritable une démocratisation du système politique : recevoir cette idée, c’était refuser de voir que les primaires avaient pour corollaire un net renforcement de la dimension présidentielle du régime, et une dégradation de la qualité du débat public à la suite de la perte de voix relative des militants.

En 2016, alors que leur principe avait été adopté aussi bien par la « belle alliance populaire » que par « la droite et le centre » et le parti EELV, Remi Lefebvre revenait sur le sujet en codirigeant, avec Eric Treille, un volume collectif sur Les primaires ouvertes en France (Presses universitaires de Rennes, 2016). En analysant le phénomène sur le long terme, ce travail collectif en proposait une analyse renversante : destinés à sauver les partis de l’hémorragie des adhérents ou d’une crise de leadership, les primaires serviraient finalement davantage l’intérêt des élites de l’appareil que les démocraties. Dès 2016, cependant, on pouvait apercevoir les nombreuses fragilités d’un système ne pouvant que compter sur la bonne foi des candidats malheureux, et tenant à l’écart une grande partie des électeurs défiants vis-à-vis de ce qu’on a fort obscurément désigné par la suite comme « le système ». A l’inverse, Rémi Lefebvre relevait que la généralisation des primaires était aussi le signe d’une aspiration forte à la participation politique – dont la rencontre avec des primaires taillées à la mesure des élites d’appareil n’augurait pas d’un franc succès. A ce jour, l’avenir semble avoir confirmé l’acuité du diagnostic…

 

La démocratie directe ou participative, en France et dans le monde

Alors que la France peine à organiser la participation démocratique dans ses cadres institutionnels et partisans actuels, le politologue Pascal Scarini observe le fonctionnement de la démocratie directe à l’œuvre dans un Etat limitrophe dont elle est le principe fondateur : la Confédération helvétique. En Suisse comme en Californie, où les citoyens sont appelés aux urnes tout au long de l’année, la codécision du peuple assure la stabilité du pays en favorisant l’acceptabilité des décisions. La possibilité de se prononcer sur des propositions de lois, mais également d’en formuler, y entretient également une culture politique du consensus et de la négociation, plus réactive aux urgences du temps. Compatible avec la représentation parlementaire, on lui fait cependant souvent le reproche de ne pas empêcher l’abstention, perçue comme la maladie mortelle des démocraties représentatives conventionnelles : c’est ne pas voir que dans le cas d’un système politique où les citoyens sont consultés régulièrement, sur des questions précises pour lesquelles ils peuvent se sentir plus ou moins concernés, le sens démocratique de l’abstention n’a guère à voir avec celui qu’il revêt dans d’autres systèmes institutionnels où le vote est rare, et concentré sur le choix de personnalités.

L’expérience suisse peut-elle alors inspirer la France, l’Europe, voire le monde ? A ce sujet, le politologue Loïc Blondiaux, spécialiste de la démocratie participative, rappelle qu’elle n’est pas le seul modèle possible. Présente sous diverses formes en Finlande, en Italie, au Canada, au Chili et aux Etats-Unis… et promue par l’équipe de Ségolène Royal en 2007, elle se limite en France à des expériences locales, d’abord pensées comme des méthodes de résolution de conflits entre des intérêts particuliers divergents. Alors que la démocratie participative facilite nettement la clarification de l’intérêt collectif, différents observateurs contestent la possibilité, particulièrement en France, de la généraliser à l’échelle régionale ou nationale. Loïc Blondiaux incite cependant à renverser le problème pour le penser dans le bon sens : c’est en assumant la participation qu’on permettra l’émergence d’une culture politique. Ce qui ne pourra se faire qu’à l’initiative des responsables, et très progressivement ; au moyen des technologies, mais en veillant à limiter les nouveaux effets d’exclusion qu’elles favorisent. Enfin il ne s’agit pas d’y voir une panacée : favoriser la co-décision ne limitera pas l’influence des lobbies et des intérêts économiques, dont la régulation est l’objet d’un autre combat.

La participation n’en demeure pas moins une exigence pressante, à laquelle tente de répondre le maire alsacien Jo Spiegel au niveau local. Il en souligne tout le sens et l’importance dans un petit livre collectif, Et nous vivrons des jours heureux (Actes Sud, 2016), puis dans un plaidoyer paru tout dernièrement, Et si on prenait - enfin - les électeurs au sérieux (Temps présent, 2017). Dans son « laboratoire démocratique » de Kingersheim, cet ancien du PS mène une expérience simple. Pour se défaire d’une « démocratie providentielle » aux effets délétères, sa municipalité organise un système de consultation active (par du porte à porte, etc.) devant d’abord résoudre le défaut d’information, à l’origine de nombreuses mauvaises décisions. Sur un autre versant, elle développe aussi les incitations à la mobilisation des citoyens (par le tirage au sort, des formations à l’ingénierie politique, etc.). Loin de limiter son ambition à cette échelle, il rappelle cependant que la démocratie locale ne peut se déployer que par une évolution de la législation nationale, qui restreint l’autonomie décisionnelle locale ; et surtout, il souligne qu’elle a pour perspective de préparer une participation démocratique soutenue à l’échelon national.

Simple, donc, la participation n’en est pas moins urgente, dans la mesure où elle doit permettre de retrouver deux composantes essentielles de la démocratie, qui semblent disparaître de son horizon : l’intérêt général, et la légitimité de la décision politique.