Le sociologue du PS décrit les écueils du système de la primaire, contre l'unanimisme qui entoure l'événement. 

Au cœur de la très importante production éditoriale suscitée par l'organisation, sans précédent à l'échelle de l'hexagone, des "primaires citoyennes" – et non seulement socialistes, comme le rappelle à l'envi le radical Jean-Michel Baylet ! –, l'ouvrage Les primaires socialistes. La fin du parti militant de Rémi Lefebvre se démarque par son sens critique et par l'originalité de son point de vue. En effet, cet ouvrage, qui n'est pas celui d'un "supporter" d'un des six candidats, ni celui d'un journaliste politique – ils sont nombreux et pas tous de très haute facture –, est à la fois le fruit de recherches en science politique (Rémi Lefebvre est professeur de science politique à l'université Lille-II et chercheur au CERAPS) et la perspective d'un "observateur engagé", dont la volonté est clairement, dès les premières lignes, de s'inscrire en faux contre l'unanimisme qui entoure le recours à des primaires, présenté par beaucoup de commentateurs et d'acteurs comme une "avancée démocratique".

Avancée démocratique ou échec de la rénovation ?

Rémi Lefebvre se réfère notamment à l'ouvrage d'Arnaud Montebourg – devenu depuis candidat à la candidature – et d'Olivier Ferrand – haut fonctionnaire et président du think tank Terra Nova – intitulé Primaire. Comment sauver la gauche (Seuil, 2009). C'est notamment par ce manifeste que les premiers défenseurs des primaires au sein du PS ont véhiculé l'idée – depuis largement acceptée, notamment par des dirigeants autrefois plutôt réticents, François Hollande et Martine Aubry en tête – que l'organisation inédite des primaires, sur le modèle des exemples italien et américain, constitue "l'acte I de la rénovation".

Pour Rémi Lefebvre, au contraire, les primaires constituent l'échec de la rénovation du parti et l'abandon du recours à son appareil militant traditionnel, qui a pu autrefois faire sa force, bien que le PS n'ait jamais été, à la différence du PCF, un parti de masse, mais bien davantage un parti de notables voire d'élus locaux (voir à ce sujet le précédent ouvrage du même auteur, en collaboration avec Frédéric Sawicki, La société des socialistes, publié en 2006 aux éditions du Croquant).

L'auteur cible également son procès à charge des primaires sur le caractère présidentialiste de cette démarche, qui, à rebours d'une gauche historiquement sceptique quant à l'élection du président de la République au suffrage universel direct (en témoigne la posture mendésiste et le célèbre Coup d'Etat permanent de François Mitterrand en 1964), semble s'être totalement approprié ce mode de compétition électorale, à la faveur des deux victoires de 1981 et 1988 et de l'inversion du calendrier (la présidentielle avant les législatives, sur un même mandat de 5 ans) voulue par le gouvernement de Lionel Jospin avant 2002. Rémi Lefebvre reprend ici d'ailleurs le point de vue de Paul Alliès dans son maître-livre Le grand renoncement (Textuel, 2007), qu'il cite à plusieurs moments.

On peut en effet rejoindre cette critique en considérant que les socialistes ont démontré qu'ils avaient dorénavant modifié leur lecture critique des institutions de la Ve République – la personnalisation du pouvoir en particulier – et que, revenus au pouvoir, ils ne modifieraient pas les règles d'une compétition électorale qui les auraient amenés au pouvoir. Cela n'est pas entièrement vrai quand on connaît l'attachement d'un des candidats au moins – Arnaud Montebourg – pour la VIe République et sa volonté d'affaiblir la présidentialisation, et donc la personnalisation, du régime constitutionnel du pays. Il reste que, comme l'avait montré Olivier Duhamel dans son ouvrage (issu de sa thèse) La gauche et la Ve République (PUF, 1992), l'hostilité des forces politiques à l'égard des institutions diminue toujours au fur et à mesure qu'elles s'en approchent...

Retour en arrière : une généalogie des primaires au PS

Pour donner une profondeur historique intéressante – bien qu'un peu rapide à notre goût – à une analyse sans doute trop centrée sur l'actualité, un chapitre s'attarde en particulier sur les différents modes de désignation des candidats socialistes depuis la première élection présidentielle de 1965, date à laquelle François Mitterrand avait réussi, en tant que candidat unique de la gauche – mais n'étant alors pas membre de la SFIO – à mettre le Général de Gaulle en ballottage au deuxième tour. Après la déconvenue de la gauche non communiste en 1969 – le score de Gaston Defferre fut particulièrement faible –, le second tour opposant les deux représentants de la droite, Georges Pompidou et Alain Poher, la conviction s'était forgée chez François Mitterrand, d'une nécessaire prise de contrôle d'un parti et de son réseau militant pour asseoir la légitimité d'une candidature à la magistrature suprême. Telle fut la stratégie suivie en 1971 au congrès d'Epinay du PS, qui fut pour le futur candidat unique de la gauche de 1974 un moment fondateur. De ce point de vue, l'élection présidentielle de 1981 se présenta dans une configuration différente pour les socialistes puisqu'à l'automne 1980, comme le rappelle Rémi Lefebvre, le "candidat naturel" du PS, le Premier secrétaire François Mitterrand, est devancé dans les sondages par Michel Rocard, jeune leader venu de la "deuxième gauche", dont le discours semble plus réformiste. Cependant, la force du réseau militant et le poids du leadership de Mitterrand sur le PS eurent raison des velléités rocardiennes et l'idée même d'une compétition entre les deux prétendants à la candidature ne fut alors pas soulevée. Président sortant, le leadership de François Mitterrand fut incontesté lors de l'élection présidentielle de 1988, durant laquelle la campagne du PS fut d'ailleurs brève et particulièrement efficace.

C'est donc avant l'élection présidentielle de 1995 qu'apparut pour la première fois au PS l'idée d'organiser une primaire, dans un contexte où le président sortant ne se représentait pas et où le Premier secrétaire, Henri Emmanuelli – qui avait succédé depuis peu à Michel Rocard, dont l'échec aux élections européennes de 1994 avait sonné le glas de ses ambitions nationales – ne s'imposait pas naturellement. Pour la première fois, deux socialistes briguaient l'investiture du PS et, face à Henri Emmanuelli, Lionel Jospin remporta la première primaire organisée auprès des militants, après une courte campagne bien moins médiatisée et beaucoup plus interne que celle des primaires de 2006, durant laquelle le poids des sondages et des médias fut particulièrement important dans le large succès final de Ségolène Royal.

Ce rappel historique est salutaire pour comprendre que, d'une certaine manière, ce que révèle le recours à des primaires en 2011, c'est la difficulté du PS, et de la gauche en général, à faire émerger un leadership, qui depuis le choc du 21 avril 2002 et la fin du gouvernement Jospin, se fait attendre depuis presque 10 ans. La primaire "semi-ouverte" (c'est-à-dire ouverte aux nouveaux militants "à vingt euros") de 2006 n'a pas réglé quoi que ce soit de ce point de vue, bien que l'argument du "vote utile" ait été alors utilisé par les trois candidats. Les primaires socialistes traduisent ainsi une faiblesse propre à la gauche, face à une droite où "le culte du chef" est bien plus présent, et la crise d'identité d'une force politique qui a échoué lors des trois dernières échéances présidentielles. L'opportunité d'une primaire apparaît avant tout comme l'idée de "rabattre les cartes" et l'argumentaire des pro-primaires repose en effet largement sur la nouvelle donne qu'ont constitué notamment la primaire italienne de 2005 et les primaires démocrates de 2008 aux Etats-Unis.

Un vent nouveau venu de l'étranger ?

A ce propos, l'auteur insiste sur le parallèle italien et américain et considère, à contre-courant de beaucoup de défenseurs des primaires socialistes, que "comparaison n'est pas raison". Aux Etats-Unis, souligne Rémi Lefebvre, les primaires "sont organisées par les Etats et régies par la loi", dans le cadre d'une élection présidentielle à un tour. En Italie, en 2005, les primaires visent à avaliser un candidat unique – Romano Prodi, futur Président du Conseil élu en 2006 – par l'onction des électeurs contre l'avis des multiples partis divisés de la gauche, et ne sont donc pas organisées par un seul parti entre candidats d'un même parti. L'exemple italien montre d'ailleurs bien dans quelle mesure l'outil de la primaire peut viser à affaiblir le poids des partis dans le système politique, au lieu de le renforcer. Par ailleurs, en 2007, alors qu'aucun candidat ne s'imposait réellement, la victoire de Walter Veltroni, maire de Rome, ne fut qu'une victoire en demi-teinte, que les rivalités entre partis ont tôt fait d'affaiblir, avec en définitive une défaite électorale face à la coalition de Silvio Berlusconi, revenue au pouvoir en 2008. Enfin, les primaires ont été élargies aux élections locales en Italie, ce qui n'est pas pour l'instant une option retenue en France au PS, eu égard au poids des élus locaux sortants dans l'appareil dirigeant du parti.

Primaires, sondages et médias

Rémi Lefebvre centre aussi son propos sur l'alignement du PS sur les sondages et les médias que signifie pour lui le recours à des primaires dites "ouvertes", à la différence de celles de 2006, ouvertes aux seuls militants (y compris les "militants à 20 euros" qui avaient été souvent raillés à l'époque par les fidèles du PS). Il est vrai que l'emprise des sondages quotidiens sur le processus électoral, comme l'avait montré Alain Garrigou dans L'ivresse des sondages (La Découverte, 2006), crée un climat irrationnel, en particulier dans le cadre d'une compétition interne, qui, contrairement à une idée courante, ne favorise pas forcément le débat mais, au contraire, cristallise les egos et la personnalisation du "marché électoral".

Quant au poids des médias sur l'agenda politique des primaires, il est manifeste dans l'épisode de ce que l'auteur appelle "la candidature imaginaire de DSK" et sur lequel il s'attarde volontiers, comme beaucoup de commentateurs, se démarquant peu de ce point de vue des storytellings journalistiques, de plus ou moins bonne qualité, qu'il dénonce pourtant d'ailleurs. Il est vrai que le PS a été longtemps prisonnier du choix du Directeur général du FMI, tenu par son obligation de réserve, et que les médias se sont engouffrés dans cette "drôle de campagne", avec d'autant plus de force qu'une affaire judiciaire venait s'ajouter à ce mauvais feuilleton que constituait déjà le concert des égos et le vrai-faux départ de la compétition interne, après d'interminables débats sur le calendrier, la Première secrétaire Martine Aubry laissant planer le doute sur son rôle final.

Au total, Rémi Lefebvre considère que les primaires risquent aujourd'hui de discréditer le PS en considérant comme démocratique un mode de désignation qui contourne le militantisme fidèle et traditionnel, court-circuitant les réseaux existants, vus comme lourds et bureaucratiques. Ce constat n'est d'ailleurs qu'en partie vrai puisque parmi les candidats, François Hollande et Martine Aubry ont bien compris, en tant qu'anciens Premiers secrétaires, l'avantage stratégique qu'ils détenaient en mobilisant leurs fortes ressources partisanes. L'ouvrage s'inscrit bel et bien dans le prolongement des précédentes recherches de Rémi Lefebvre et de Frédéric Sawicki, qui avaient déjà démontré dans La société des socialistes à quel point le PS était devenu un parti d'élus locaux, essentiellement tourné vers les échéances électorales et dont le recours au registre militant s'était progressivement étiolé. De ce point de vue, les primaires signifient bien "le déplacement des frontières partisanes".

Cependant, ce livre-pamphlet n'arrive peut-être pas dans un contexte rêvé pour l'auteur, à l'heure où, selon de nombreux observateurs, la primaire semble plutôt bénéfique au PS dans la mesure où elle transforme la désignation de son candidat à la présidentielle en un événement de politique nationale et crée une dynamique positive pour une alternance de gauche en 2012, ce qui n'était certes pas gagné d'avance. La critique contre cette procédure qui dépossèderait le parti et ses militants d'une de leur principales prérogatives tombe donc un peu à plat. Il reste cependant que le PS tel qu'il fonctionnait depuis le congrès d'Epinay en 1971 est à la fin d'un long cycle de 40 ans et que les primaires témoignent avant tout d'une adaptation de ses dirigeants vers un autre type d'organisation, plus en phase avec l'agenda médiatique et électoral