Professeur de science politique à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP / CNRS), Loïc Blondiaux est un spécialiste reconnu de la démocratie participative en France, mais aussi en Finlande, en Italie, au Canada, au Chili et aux Etats-Unis (autant de pays où il a enseigné). Il a publié notamment La fabrique de l'opinion. Une histoire sociale des sondages (Seuil, 1996) et Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative (Seuil, 2008). Il s'entretient ici avec Damien Augias, responsable du pôle politique de Nonfiction, à propos des pratiques actuelles et à venir de démocatie participative, en particulier au niveau local.

 

 

Nonfiction : L'actualité de la démocratie locale est marquée par le phénomène NIMBY ("Not in my backyard"), par une importance accrue des riverains dans les procédures de débat public… La démocratie participative telle qu’elle existe aujourd’hui en France n’est-elle pas surtout la somme des intérêts particuliers, plutôt que le triomphe de l’hypothétique intérêt général, toujours difficile à définir ?

Loïc Blondiaux : L’une des raisons pour lesquelles la démocratie participative s’est développée depuis une quinzaine d’années, est bien la nécessité pour les autorités de canaliser les conflits autour de projets au niveau local en particulier. Et on peut en effet analyser la démocratie participative comme une tentative de réponse de la part des autorités publiques à la montée de ces conflits et à la contestation de plus en plus fréquente et de plus en plus forte du bien-fondé et de la légitimité des décisions publiques.

Le politiste allemand Herbert Kitschelt a parlé au sujet de ces stratégies déployées en réponse à l’émergence de conflits environnementaux de « concessions procédurales », au sens où, plutôt que de satisfaire les demandes citoyennes sur le fond, elles préfèrent leur concéder de nouveaux espaces d’expression.

Or, c’est bien la capacité des autorités publiques à revendiquer le monopole de la fabrication des décisions publiques qui est remise en cause. On voit de plus en plus la définition de l’intérêt général défendue par l’Etat contestée au nom d’autres définitions de l’intérêt général qui ne se pensent pas comme moins légitimes a priori. Le temps n’est plus où il était possible pour les décideurs de disqualifier en bloc leurs contradicteurs en leur reprochant de défendre de simples « intérêts particuliers » ou d’être atteints du trop fameux syndrome NIMBY (Not in My Back Yard). Ce qui est en jeu, derrière la plupart des conflits sociaux ou environnementaux, comme dans le cas de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, c’est la possibilité de penser en France le processus de décision et donc d’identification de ce que peut l’intérêt général sur une question donnée comme une construction collective et non comme un passage en force.

 

En matière de démocratie participative, même s’il est toujours difficile de parler de « modèles », peut-on raisonnablement comparer les pays nordiques (Finlande, Islande, Danemark…), très faiblement peuplés et homogènes d’un point de vue socio-économique, à un pays comme la France ?

Il me semble qu’il est trop facile de pointer l’absence de « culture de la participation » comme la cause principale de la faible diffusion de la concertation dans notre pays ou, en tous les cas, de considérer notre « culture politique », comme définitivement incompatible ou d’emblée inconciliable avec la démocratie participative. 
Bien entendu, c’est un fait historique que dans les pays scandinaves, le rapport que les citoyens entretiennent avec les élus est tout à fait différent du nôtre : la distance y est moins marquée, le recours au dialogue avec toutes les composantes de la société y est plus systématique et au final s’y déploie une conception bien plus horizontale et égalitaire des relations politiques que celle qui prévaut traditionnellement en France. Mais il me semble que, pour démentir de ce qui est présenté souvent comme une « fatalité » ou un destin historique, il convient peut-être de forcer les choses en commencer par changer les institutions et les règles plutôt que les mentalités. C’est sur ce pari qu’a reposé la loi introduisant la parité en politique au début des années 2000. C’est ce pari qu’il faut tenter en introduisant de nouveaux mécanismes de participation citoyenne dans nos institutions. Avec l’espoir qu’ils contribueront à diffuser sur la durée de nouveaux réflexes, puis de nouvelles représentations de la citoyenneté. C’est ce pari qu’ont les républicains de 1848 en mettant en place le suffrage universel masculin alors que beaucoup jugeaient le peuple trop immature pour bien s’en servir. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il ne convient pas d’attendre une improbable « révolution des mentalités » pour introduire nouvelles possibilités de participation citoyenne.

 

Quand on connaît le « modèle suisse » de démocratie participative (voire directe dans certains petits cantons), on est frappé par deux phénomènes : d’une part, un nombre très élevés de « votations » (y compris d’initiative populaire) qui n’empêche pas une très forte abstention, d’autre part un poids très important des lobbies économiques (bancaires en particulier) dans le processus de décision… Sans contester le caractère démocratique de ce système politique, ne voit-on pas que les deux effets (abstention et poids des groupes d’intérêt), contre lesquels doit normalement lutter la démocratie participative, se trouvent ici particulièrement présents ?

Oui, c’est vrai, le niveau de participation moyen aux votations suisses est particulièrement faible : bon an mal an, la moitié du corps électoral se déplace (ou vote par correspondance) en moyenne. Et ce taux baisse d’année en année. Mais cette situation est à comparer avec le système politique français, dans lequel le taux de participation aux élections baisse également et dépasse de plus en plus rarement la moitié du corps électoral pour les élections locales par exemple, y compris au niveau municipal où le taux d’abstention a atteint un niveau record en 2014 (plus de 36% auxquels il faut ajouter les quelques 8 à 9% de personnes qui ne sont pas inscrites sur les listes électorales). Finalement, cette faible participation n’est pas l’apanage de la démocratie suisse. Et il faut rappeler ce qui est l’un des caractères constitutifs des comportements politiques en démocratie : les citoyens ne s’expriment ou ne se déplacent pour aller voter que dès lors qu’ils ont le sentiment que cela en vaut la peine. La participation citoyenne en démocratie est toujours intermittente. Au-delà de l’effet de lassitude, créé par la multiplication des scrutins en Suisse, qui est réel, il est normal que les Suisses ne se sentent pas également concernés par tous les sujets.

Sur le poids des lobbies, vous avez tout à fait raison. On l’observe évidemment en Suisse, mais aussi dans les Etats américains qui pratiquent la démocratie directe et l’initiative populaire, et c’est effectivement l’une des principales pathologies de toutes les démocraties. Le poids de l’argent et acteurs économiques les plus puissants y est de plus en plus fort et pèse sur les référendums comme ils pèse sur le fonctionnement ordinaire de la démocratie représentative. De ce point de vue cette dernière ne fait pas forcément beaucoup mieux que la démocratie directe si l’on en juge par le poids disproportionné des groupes d’intérêt au Parlement et par l’emprise des acteurs économiques sur le pouvoir politique.  

 

Budgets participatifs sur le modèle de Porto Alegre, open government et open data sur le modèle américain… Tous ces bouleversements, que certains qualifient encore aujourd’hui de « gadgets démocratiques », sont-ils en train de bouleverser notre système institutionnel traditionnel ?

Clairement, ma réponse est négative. Les dispositifs existants de démocratie participative ne sont pas en mesure aujourd’hui de bouleverser les équilibres généraux de notre système politique. Ils interviennent le plus souvent à la marge du processus de décision et les plus innovants d’entre eux n’ont guère d’influence sur les élus. Mais nous sommes aujourd’hui au début d’un lent processus d’acculturation à ces démarches et d’acclimatation à l’idée que les citoyens peuvent légitimement contribuer à la décision. Force est de constater qu’aujourd’hui certaines villes font preuve d’un très grand volontarisme politique dans ce domaine, à toutes les échelles, de la ville de Paris jusqu’au petit village de Saillans dans la Drôme qui se veut un laboratoire de pratiques politiques nouvelles. Mais il ne serait pas réaliste de dire que la démocratie participative constitue aujourd’hui une composante importante du fonctionnement de nos démocraties et qu’elle est capable de concurrencer en quoi que ce soit les logiques de la démocratie représentative. C’est par doses relativement homéopathiques que la démocratie participative s’introduit dans nos systèmes politiques même si depuis quelques années le processus s’accélère. 

 

Avec le déploiement du numérique dans la société, on parle de plus en plus d’un tournant pour la démocratie participative, avec notamment l’émergence des « civic tech ». Comment contrôler et encourager ce mouvement ? Pensez-vous qu’il est nécessaire et bénéfique ? 

Les civic tech constituent une réalité qui renvoie à un ensemble d’innovations, d’initiatives, de propositions politiques qui recouvrent des réalités très différentes, pouvant aller d’applications numériques qui facilitent le dialogue entre citoyens et élus jusqu’à des solutions bien plus révolutionnaires pour la sphère politique, visant par exemple à remplacer les parlementaires actuels par des élus s’engageant à suivre les voix des internautes et des membres de la communauté. Une grande diversité d’intentions et de solutions politiques se cachent derrière cette étiquette générale de « civics tech ». Plusieurs de ces initiatives, à l’instar de Voxe.org, de Stig, de Parlements et citoyens, de Democracy OS ou de Regards Citoyens et bien d’autres, offrent des débouchés nouveaux à la demande de transparence ou de participation exprimée par une fraction croissante de citoyens. 

Mais ces civic techs présentent aussi certaines limites qu’il convient d’affronter et qui tiennent à leur transparence, à leur sécurité ou à la représentativité sociologique de leurs utilisateurs. Elles sont toutes largement perfectibles mais participent à ce vaste mouvement d’innovation démocratique qui caractérise la période actuelle. En ces temps de crise politique majeure, l’imagination démocratique est de retour et c’est une bonne nouvelle