Professeur de science politique à l’Université de Genève, Pascal Sciarini est un spécialiste reconnu de l’une des plus importantes institutions du système démocratique suisse, la démocratie directe. Auteur de nombreux livres et articles sur le sujet, il a récemment co-dirigé le monumental Manuel de la politique suisse   , véritable « bible » des politistes helvétiques.

Il s’entretient ici avec Damien Augias, responsable du pôle politique de Nonfiction, sur les enseignements que la France peut tirer du modèle suisse de « votations » populaires.

 

 

 

Nonfiction : Alors que l’on dénonce souvent en France une "démocratie à éclipses", au sein de laquelle les citoyens ne s’expriment que lors des grandes élections, la démocratie directe suisse offre des possibilités de participation sur presque tous les sujets et à tout moment de l’année. Peut-on parler d’un modèle unique au monde ?

Pascal Sciarini : Au niveau national oui car la Suisse constitue le seul pays au monde avec autant de "votations" sur une année. D’après nos études, au cours du 20siècle, la Suisse a voté autant que tous les autres pays du monde réunis.

Mais ce n’est pas un cas unique si on le rapporte au plan infranational puisque les Etats fédérés des Etats-Unis laissent apparaître un nombre de scrutins très élevé également….et la Californie est plus peuplée que la Suisse…donc, selon les échelles, cela peut avoir une portée qui dépasse le modèle helvétique.

 

Nonfiction : Il y a peu de grèves, peu de grands mouvements sociaux et peu de conflictualité politique apparente en Suisse. Les intérêts privés sont par ailleurs largement relayés par les groupes de pression. Au fond, peut-on penser que le système démocratique suisse – et en particulier la démocratie directe – a pour vocation de renforcer la stabilité du pays, dont il constitue la valeur-refuge par excellence ?

PS : C’est vrai que les institutions suisses, non seulement la démocratie directe mais aussi le fédéralisme et la neutralité, ont été pensées au départ pour favoriser la stabilité. Et elles exercent plutôt bien ces fonctions. Pour la démocratie directe, il est évident que le droit de codécision du peuple augmente l’acceptabilité des décisions. Cela fonctionne un peu comme une soupape de sécurité, qui permet au peuple de corriger si nécessaire des décisions prises par le Parlement (référendum) ou de mettre sur la table de nouvelles propositions dont le Parlement ne veut a priori pas (initiative).

Comme un référendum est toujours possible en Suisse, la démocratie directe a aussi eu pour effet de favoriser la recherche des compromis en amont de la décision politique. Ainsi, pour éviter le risque d’échec référendaire, les acteurs politiques recherchent des solutions consensuelles, ce qui a aussi favorisé la stabilité. Mais comme dans toute démocratie de consensus, les solutions proposées sont en général peu "révolutionnaires" et sont plus souvent le fait de réformes progressives, permises précisément par la fréquente consultation du peuple, qui peut en quelque sorte ajuster les solutions "en temps réel" ou presque.

 

Nonfiction : En France et dans l’Union européenne, l’initiative populaire n’en est qu’à ses balbutiements. Comment le "modèle" helvétique peut-il les inspirer ?

PS : Dans les pays d’Europe centrale et orientale, des démocraties encore jeunes, il existe aussi des dispositifs récents, mais en effet pas aussi avancés qu’en Suisse. On peut bien sûr imaginer en France et dans l’Union européenne introduire des éléments de démocratie directe mais je pense qu’il faudra y aller progressivement, vu l’état d’insatisfaction de la population. Il faudrait par exemple commencer par introduire d’abord un vote obligatoire pour tout changement constitutionnel. En Suisse, il est impensable que l’on modifie la Constitution sans consulter le peuple mais uniquement ses représentants.

Il faut savoir qu’en Suisse, cela s’est fait aussi progressivement et cette culture politique bien spécifique, fondée sur le consensus et la participation citoyenne, s’est créée sur le long terme et ne peut pas être transposée immédiatement et mécaniquement ailleurs. Ceci dit, on considère que les institutions, dont la démocratie directe, contribuent à forger les cultures politiques. Dans ce sens, des changements sont possibles et une culture politique aussi "légicentriste" – fondée sur la loi, expression de la volonté générale, votée par la représentation nationale – que celle de la France peut progressivement offrir davantage de place à la démocratie participative ou directe, d’ailleurs sans remettre en cause la démocratie représentative, qui est également très importante en Suisse.

 

Nonfiction : Malgré – ou à cause de ? – la fréquente participation démocratique, on constate beaucoup d’abstention aux "votations populaires" en Suisse. Comment l’expliquez-vous ?

PS : C’est en fait relativement simple : il y a beaucoup de votations et d’élections aux trois niveaux (communal, cantonal et national) et donc beaucoup d’occasions de s’exprimer. Or, on peut constater que la participation des citoyens suisses est sélective ou intermittente…Certes, le taux d’abstention est souvent fort lors des votations mais, d’un point de vue dynamique, ce taux est en fait nettement plus bas ….car, au niveau individuel, les gens qui s’abstiennent toujours constituent une très petite minorité (10 à 15% du corps électoral). A l'autre extrême, 10 à 20 % votent toujours. Ainsi, la forte majorité est composée des personnes qui participent occasionnellement.

En réalité, on constate en Suisse que les citoyens votent en fonction des objets et des informations dont ils disposent sur les sujets en question. Cela n’est donc pas vraiment un problème. Ce qui serait un problème, en revanche, serait que seules les personnes intéressées défendant des intérêts privés participent, ce qui risquerait d’aller à l’encontre de l’intérêt général…Or, cela n’est pas constaté. Car même si la compétition électorale peut parfois apparaître certes peu transparente (notamment sur le financement des campagnes, sujet sur lequel nous avons beaucoup à travailler en Suisse), les études n’ont pas pu constater des phénomènes d’achats de vote ou de manipulation par des acteurs privés dont le résultat du vote concernerait directement leurs intérêts. C’est plutôt un signe de bonne santé démocratique, démontrant que les individus s’expriment librement.

Quant à savoir si l’on devrait aller vers un vote obligatoire, comme en Belgique par exemple, ce système existe dans un canton– celui de Schaffhouse, où la sanction en cas de non-vote est d’ailleurs très symbolique (de l’ordre de 5 Francs suisses), mais où la participation est souvent plus élevée qu’ailleurs. Cependant, il n’y a à vrai dire aujourd’hui en Suisse pas de velléité d’étendre le vote obligatoire à d’autres cantons. Pour les Suisses, de manière générale, le vote doit rester un droit et non un devoir.

 

Nonfiction : La composition du gouvernement suisse (Conseil fédéral) ne change quasiment jamais alors que les citoyens votent très souvent. N’est-ce pas le paradoxe de la démocratie helvétique ?

PS : Non, car la démocratie directe suisse a peu à voir avec celle de la France où lorsque le peuple s’exprime (rarement) lors des référendums – toujours décidés par le pouvoir exécutif –, il répond constamment à la question posée, quelle qu’elle soit, en la reliant au président ou au gouvernement, si bien qu'on ne vote plus vraiment, ou en tout cas plus seulement, sur l’enjeu strict du scrutin. C’est en réalité le caractère plébiscitaire du référendum français, qui s’explique aussi par son histoire spécifique (Second Empire, République gaullienne).

En Suisse, aucun conseiller fédéral n’a jamais démissionné après une défaite en votation populaire. Car le sens de la votation et le sort du gouvernement sont totalement déconnectés. Le Conseil fédéral est considéré comme une instance collégiale. Ce n’est donc pas un paradoxe, c’est le mode de fonctionnement du système politique suisse qui fait de la démocratie directe une institution indépendante de la vie gouvernementale