Nonfiction.fr- Votre livre Les Primaires socialistes. La fin du parti militant (Raisons d'Agir, 2011) est à la fois le fruit de vos recherches (dans le prolongement de La société des socialistes (éditions du Croquant, 2006, avec Frédéric Sawicki) et une charge contre l'unanimisme politique et médiatique autour de l'idée d'organiser des primaires. Votre volonté est-elle de jeter un pavé dans la mare ?

Rémi Lefebvre- L'ouvrage a été rédigé en trois mois, après une longue réflexion, alors qu'on parlait assez peu des primaires. A l'époque, il n'y avait pas de consensus sur l'opportunité des primaires aussi marqué qu'aujourd'hui.

Il y a toujours un décalage entre le moment où un livre est produit et le moment où il est reçu. Ce qui m'étonne aujourd'hui, c'est le très fort consensus dans l'espace public, chez les journalistes, pour dire que les primaires constituent une démocratisation du système politique. Ce consensus est lié au fait que le PS a très bien maîtrisé le processus et qu'il va lui apporter un bénéfice politique à court terme, ce que je ne nie pas du tout. La très forte mobilisation citoyenne constitue aussi bien sûr un élément important à prendre en compte même si les sympathisants ont peut être moins légitimé la nouvelle procédure que marqué une opposition au président Sarkozy. Mon propos n'est pas de dire que ces primaires ne donnent pas un nouveau droit aux citoyens, ne constituent pas une importante dynamique pré-électorale, ne provoquent pas un moment de politisation important dans la vie politique française. Mon point de vue est de me demander ce que révèlent les primaires de la vie politique et de m'intéresser aux effets à long terme de cette nouvelle procédure. De quelle démocratie les primaires sont-elles le nom ?

Dans cet essai, je veux montrer que les primaires s'inscrivent dans une tendance de fond des démocraties, liée à la personnalisation et au poids des sondages et que les primaires vont accélérer ce processus. Mon propos n'est pas de prendre à rebrousse-poil l'opinion dominante, mon livre s'inscrit en effet dans la continuité de mes recherches, et en particulier de La société des socialistes. A un moment donné, c'est la décomposition du PS comme parti qui a fait que les primaires ont été considérées comme la seule option envisageable. C’est ma thèse centrale.

Mon propos n'est pas non plus de dire que c'était mieux avant mais de dire que c'est parce que le PS n'a pas réussi à se rénover que les primaires sont apparues comme la seule solution avec ses avantages à court terme.

Nonfiction.fr- Vous rejetez dans votre ouvrage la surenchère présidentialiste que constitue à vos yeux le recours à des primaires pour les socialistes. Mais n'est-elle pas l'évolution logique d'une gauche, qui, d'abord hostile à la Ve République (dans la lignée de Pierre Mendès France et du Coup d'Etat permanent de François Mitterrand), s'est ralliée progressivement (comme l'explique avec brio Paul Alliès dans son ouvrage Le grand renoncement, Textuel, 2007) à l'élection du président de la République au suffrage universel, notamment à la faveur de l'inversion du calendrier (les législatives après la présidentielle) décidée par le gouvernement de Lionel Jospin avant 2002 ?

Rémi Lefebvre- On est dans une continuité qui s'aggrave ! Le PS avait traditionnellement une tradition critique vis-à-vis des institutions, qui concentraient excessivement le pouvoir, qui n'étaient pas assez parlementaires et qui infantilisaient le débat public en considérant que toute la vie politique devaient s'organiser autour de l'élection présidentielle. Les primaires infantilisent encore un peu plus la vie politique, encore un peu plus polarisée sur des enjeux de personnes, le mythe de l'homme providentiel. Le PS pourrait maintenir une lecture critique des institutions mais, avec les primaires, il a abdiqué puisque non seulement il accepte les institutions mais en plus il renforce leurs effets les plus pervers...

Parmi les critiques adressées à mon ouvrage, je suis très étonné que, sur cet aspect, personne ne m'ait répondu. Il est évident que les primaires renforcent la personnalisation. Mais de là à dire que c'est inéluctable... Je me méfie de ce discours de gauche qui tombe dans une sorte de fatalisme institutionnel (de même qu'il existe un fatalisme économique). Le rôle de la gauche doit être de subvertir au moins ces règles du jeu institutionnel et non pas d'offrir, avec les primaires, une présidentielle "au carré", c'est-à-dire redoublée...

Vous évoquez le livre de Paul Alliès, que je trouve extrêmement intéressant mais ce qui m'étonne, c'est qu'il puisse écrire cet ouvrage et en même temps défendre, comme il l'a fait aussi fermement, les primaires ! C'est une antinomie...

Fondamentalement, je pense que le projet de VIe République d'Arnaud Montebourg, qui a fait une très bonne campagne dans cette primaire, est incompatible avec l'idée des primaires, qui créent une centralité renforcée de l'élection présidentielle dans la vie politique.

Nonfiction.fr- En quoi pensez-vous que le recours au vote des "sympathisants"– et non plus seulement aux militants, comme en 2006 ou en 1995 – ne constitue pas forcément, comme le claironnent beaucoup de socialistes, une "avancée démocratique" ? En quoi cela constitue-t-il ce que vous appelez "l'échec de la rénovation" du PS (un parti qui, rappelons-le, n'a jamais été un parti de masse, au contraire du PCF, mais plutôt un parti de notables et, de plus en plus, un parti d'élus locaux) ?

Rémi Lefebvre- Pour moi, la démocratie ne se réduit pas au vote. La démocratie, ce sont aussi des corps intermédiaires politiques qui structurent le débat politique par des visions du monde, des programmes, une offre idéologique etc. Donc penser que les primaires sont plus démocratiques parce qu'elles font plus voter les électeurs me paraît excessivement réducteur. C'est très clairement en contradiction avec toute la réflexion sur la démocratie participative, qui démontre la trop grande centralité du vote. Les primaires sont une mauvaise réponse à un vrai problème, qui est l'affaiblissement des partis politiques.

Comme vous le dites, il est évident que le PS n'a jamais été un parti de masse, même si cela était son idéal dans les années 70, mais il est de plus en plus un parti de notables, de professionnels de la politique, de salariés de collectivités locales, d'élus, avec peu de militants, qui sont souvent des enseignants, des retraités, avec peu de débats intellectuels... C'est justement parce qu'il a renoncé à être un parti militant que la question des primaires s'est posée.

Mais le PS a-t-il véritablement voulu être autre chose que le parti qu'il est aujourd'hui ? Pour moi, non, c'est un parti qui ne veut pas se rénover. Les élus ne veulent pas de militants, les élus veulent que le PS soit essentiellement un club de notables. Ils s’accommodent ainsi très bien de la primaire qui ne remet pas en cause leurs positions.

Or, pour moi, la gauche a besoin de partis politiques pour politiser durablement la société – et non simplement sur un moment comme les primaires –, pour encadrer les quartiers populaires. Pour cela, la gauche a besoin de militants et je pense que les primaires affaiblissent les militants car elles leur retirent un pouvoir en mettant sur le même plan que leur action quotidienne l'opinion des sympathisants... Cela ne veut pas dire que je méprise l'électeur mais c'est tout de même un pas vers la démocratie sondagière. Ce sont les électeurs qui in fine tranchent à l’élection présidentielle qui comporte en plus deux tours (ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis ou aux législatives anglaises).

Nonfiction.fr- Au fond, êtes-vous un nostalgique du militantisme "à l'ancienne", au sein des sections et des fédérations ?

Rémi Lefebvre- Je n'ai pas de nostalgie d'un parti qui n'a pas existé mais le PS n'a pas réussi à se réinventer comme parti et cela a fini par installer la fatalité des primaires. Or, je pense que la figure du militant est indispensable à la gauche. C'est un truisme de le dire mais l'opinion n'est pas spontanément de gauche, les ouvriers n'ont jamais été spontanément de gauche, tout cela est le fruit d'un travail de politisation, de "conscientisation". Le mot peut paraître désuet et archaïque mais je pense qu'il y a aujourd'hui un problème de dépolitisation des catégories populaires. Le fait que des militants contribuent à les politiser et leur fassent prendre conscience que leurs souffrances sont le produit d'un système économique, je trouve qu'il s'agit de quelque chose qui n'est certainement pas archaïque et anachronique pour la gauche.

Nonfiction.fr- Qui va mener ce travail, sans les militants ?

Rémi Lefebvre- On voit bien que la société médiatique aboutit à une tendance au populisme, à la dépolitisation, à la personnalisation et qu'il faut trouver de nouveaux moyens d'encadrer la société sur un plan politique. Je suis donc pour une réinvention du militantisme et on ne peut pas dire qu'aujourd'hui, c'est la fin du militantisme.

Le problème est qu'aujourd'hui le PS n'est pas du tout attractif pour les militants car il est replié sur des luttes de personnes... Si le PS avait mené une vraie démocratie participative interne, s'il avait limité la professionnalisation politique en interne en limitant le cumul des mandats, il attirerait des militants qui, au sein de la société civile de gauche, sont prêts à s'engager.

Aux primaires vote avant tout une population urbaine, diplômée, "bobo", donc il ne s'agit pas de la meilleure méthode, selon moi, pour reconquérir les catégories populaires car cela supposerait un travail politique plus durable. Or il s'agit là d'un des enjeux de l'élection présidentielle à venir. Le PS ne gagnera pas contrairement à ce que prétend Terra Nova sans les catégories populaires.

Nonfiction.fr- En quoi les primaires socialistes sont-elles le résultat d'une soumission de la classe politique aux sondages et aux médias ?

Rémi Lefebvre- Le rapport des primaires aux sondages est complexe. On pourrait dire a priori que les primaires sont une solution pour limiter la démocratie d'opinion car, concrètement, ce ne sont pas les sondages qui s'expriment, ce sont les électeurs. Donc on pourrait croire que les primaires viennent démentir le poids des sondages. D'autre part, quand les primaires étaient fermées, les sondages étaient déjà dominants, on l'a vu en 2006 avec l'élection de Ségolène Royal, qui avait été choisie parce que c'était la meilleure candidate au vu des sondages.

Mon propos n'est donc pas de dire qu'auparavant il n'y avait pas de démocratie d'opinion et qu'il y en a désormais. Mais les primaires ont tendance à renforcer la démocratie d'opinion et les sondages parce qu'elles personnalisent la vie politique, qu'elles réduisent de plus en plus la vie politique à une lutte de personnes, qui, dans l'arène médiatique, devient une course de chevaux ! Plus la vie politique est centrée autour des personnalités, plus le poids des sondages est important.

Il y a de plus en plus de sondages avec la primaire, qui d'ailleurs est une affaire économiquement très intéressante pour les instituts de sondages, et les médias se focalisent sur la personne la plus élevée dans les sondages – on le voit avec François Hollande.

Les débats dans cette primaire ont été très intéressants mais finalement de quoi parlent les médias ? Essentiellement de la course de chevaux, du fait que Hollande devance Aubry, à qui on demande pourquoi elle est deuxième... Les primaires participent d'une tendance à l'appauvrissement du débat politique, trop centré sur les personnes et la communication politique.

Quant aux sondages, je pense que la Commission nationale des sondages ne joue pas son rôle car des sondages publiés dans cette primaire ont été absolument honteux sur le plan méthodologique car il sont faits sur des échantillons extrêmement réduits, alors qu'on ne sait pas qui va voter... Les instituts devraient s'abstenir de faire des sondages sur la primaire mais ils ne peuvent pas s'empêcher d'en faire. Les sondages qu'ils publient sont donc de très mauvaise qualité et, pourtant, ils ont des effets politiques dans la mesure où les journalistes présentent Hollande comme le meilleur candidat. Les électeurs peuvent penser donc qu'il faut voter pour lui car c'est le mieux placé pour battre Sarkozy... Prophétie autoréalisatrice… Le choix des électeurs se fait donc en partie par des sondages qui sont favorisés par la primaire.

Nonfiction.fr- L'affaire DSK est-elle devenue selon vous une chance – en créant davantage de suspense – ou un fardeau pour les socialistes, dans le cadre des primaires ?

Rémi Lefebvre- J'observe que depuis son intervention au journal télévisé, l'affaire DSK a peu pesé sur les débats. La stratégie de DSK, avant que l'affaire judiciaire vienne l'en empêcher, était justement de jouer la sélection sondagière, qu'on le présente comme le candidat favori et que les primaires viennent ratifier le verdict des sondages. L'affaire elle-même n'a finalement pas été un fardeau pour les socialistes.

Nonfiction.fr- A-t-on raison de citer les exemples italien et américain pour défendre le principe des "primaires citoyennes" ?

Rémi Lefebvre- Les "entrepreneurs des primaires", comme je les appelle, – à commencer par Terra Nova – ont beaucoup instrumentalisé le succès des primaires avec Obama et ont plaidé pour leur importation.

Je pense que l'importation de ces techniques pose problème car, comme je l'explique dans mon livre, la primaire américaine vaut à la fois pour les démocrates et les républicains, les responsabilités sont donc partagées et, d'autre part, c'est une affaire d'argent. Surtout, les élections américaines sont à un tour... On ne peut donc pas plaquer l'exemple américain sur le cas français.

En Italie, là aussi c'est très différent. En 2005, la première primaire était une ratification avec beaucoup d'électeurs mais un seul candidat crédible, qui a bénéficié de beaucoup d'impulsion. Mais je rappelle que les primaires ne garantissent pas la victoire à la fin et que, globalement, en Italie, les primaires ont contribué à affaiblir considérablement les partis politiques et à dépolitiser le débat public.

Je ne suis pas cependant un partisan de la comparaison sauvage et ce n'est pas parce que cet effet a été prégnant en Italie qu'il le sera forcément en France.

Nonfiction.fr- Des primaires vous semblent-elles envisageables également pour des élections locales ? Que révèleraient-elles de l'évolution des partis en France ?

Rémi Lefebvre- C'est ce qui s'est passé en Italie, où les primaires se sont généralisées aux élections locales, dans un contexte un peu différent où le système politique n'est pas structuré de la même manière.

Les partisans des primaires développent l'idée, qui ne me semble pas insensée, qu'il y aurait un effet de contagion des primaires à l'ensemble des partis politiques et des niveaux institutionnels et qu'une fois l'idée de la primaire enclenchée, il sera difficile aux élus de ne pas généraliser ce système.

Je ne crois pas à cette hypothèse mais je pense au contraire que les élus ont été favorables aux primaires, dans la mesure où, comme je le dis dans mon essai, il s'agissait de "donner le change pour ne pas changer la donne", de lâcher du lest, de donner des signes de changement pour mieux maîtriser les investitures locales. Au PS, ce sont les élus qui contrôlent les militants beaucoup plus que les militants qui contrôlent les élus. Je ne crois donc pas à une diffusion des primaires aux échéances locales car les élus veulent conserver le pouvoir sur les investitures