Depuis sa nomination au ministère de la Culture, nous avons, à nonfiction.fr, été bienveillants sur la politique de Frédéric Mitterrand et nous avons suspendu notre jugement. Nous attendions de voir. Et de juger sur pièce. L'homme est brillant, atypique. Il aime sincèrement l'art. Ses discours sont profonds et son style, qui dérange parfois, s'inscrit dans la lignée de ses prestigieux prédécesseurs, Malraux et Lang. L'originalité et la singularité font partie du maroquin. Lors de l' "affaire Mitterrand", nous n'avons pas voulu crier avec les loups : nous savions, bien sûr, que si l'écrivain est libre de tout dire, il n'en va pas de même d'un ministre, représentant de la République, qui peut, moins encore que d'autres, légitimer la prostitution. Mais il nous semblait, alors, qu'on juge aussi un homme sur son action, pas seulement sur son passé. 

 

L'heure du bilan est maintenant venue et il est malheureusement décevant. Quand Sarkozy est arrivé aux affaires, l'évaluation des ministres a été sa priorité : on allait "mesurer" les "résultats" et avoir recours aux "méthodes" d"évaluation des firmes de "consulting américaines"... Depuis, plus rien. nonfiction vous propose donc son évaluation de la politique du ministre de la culture, Frédéric Mitterrand.

 

Il y a, selon nous, six axes prioritaires de la politique culturelle aujourd'hui : l'adaptation de notre politique à la mondialisation de la culture, l'encouragement et la régulation des industries créatives, l'accompagnement positif du basculement numérique, la décentralisation culturelle, la diversité culturelle et la République culturelle irréprochable. Sur ces six axes, le bilan de Frédéric Mitterrand est toujours médiocre, parfois consternant. 

 

Le ministre n'a pas pris la mesure de la mondialisation de la culture - il ne l'a ni anticipée, ni traitée. Le sujet n'existe visiblement pas pour lui, à part une active campagne de subventions aussi massives que désordonnées ces dernières semaines vers la Tunisie pour faire oublier ses amitiés avec Ben Ali (Mitterrand a obtenu la nationalité tunisienne, non pas par naissance, mais par favoritisme du régime). S'agissant des industries créatives, l'homme de télévision passe son temps à décourager les entrepreneurs alors qu'il faudrait les motiver et ne régule guère le marché alors qu'il faudrait veiller au pluralisme et aux abus de positions dominantes. Amateur, dilettante, conseillé par un cabinet aussi pléthorique qu'incompétent (même s'il a recruté auprès de lui deux de nos anciens chefs de pôle à nonfiction.fr), Mitterrand règle ses comptes avec ses anciens amis du petit écran et promeut ses copains - et parfois ses anciens courtisans ou ses nouveaux protégés. C'est une erreur certainement, une faute également. Car si on peut vouloir oublier "la mauvaise vie" on ne peut pas accepter "la mauvaise vie de ministre" quand elle est contraire à l'intérêt général. 

 

La grande question de la culture est le basculement numérique et Frédéric Mitterrand, homme du passé, aurait pu tenter de comprendre la modernité. Au lieu de quoi, saucissonné entre les lobbies, sa politique est incohérente et archaïque. Lui qui n'aimait pas Hadopi lorsqu'il est arrivé rue de Valois (comme il nous l'avouait), s'en est fait l'apôtre zélé pour plaire à Nicolas Sarkozy, transformant le ministère de la Culture, habituellement celui des libertés et de la jeunesse, en ministère de la riposte graduée et de la police. Mitterrand a toujours aimé être doux avec les puissants et dur avec les faibles. Et sur les autres sujets, c'est encore pire. La télévision connectée ? Jamais, le ministre ne s'en est soucié, alors qu'elle est le sujet majeur de l'audiovisuel depuis deux ans : et tout à coup, après en avoir découvert les enjeux lors d'un récent voyage en Californie, il a déclaré subitement que la "télévision connectée allait être un tsunami culturel". Ce n'est pas cela être ministre : cette posture est celle de l'animateur de télévision qui commente l'actualité non pas l'action du politique qui prépare l'avenir. On pourrait multiplier les exemples. Ne parlons même pas de la folie du livre électronique qui a progressé de manière exponentielle ces dernières semaines à New York - annonçant ce qui va se passer, comme pour la musique, en Europe. Un risque de "tsunami" nous dira peut-être Mitterrand l'an prochain ?

 

Frédéric Mitterrand est "tellement nul" (selon le mot d'un conseiller à Matignon) que Nicolas Sarkozy a décidé depuis janvier de le placer sous tutelle, marionnette désormais pilotée par deux conseillers du président que le ministre avait lui-même écartés (Olivier Henrard et Camille Pascal, qui coordonnent désormais la politique culturelle et audiovisuelle à l'Elysée alors que Mitterrand avait violemment éconduit le premier de son cabinet, et contrarié la carrière du second). Il y a quand même une morale en Sarkozie : l'ego démesuré du prince est contenu par l'ego extravagant du Roi. 

 

On espérait encore que le ministre sache inventer une relation nouvelle avec les collectivités territoriales. L' "empowerment" devrait être le mot de cette politique. Les nominations devraient être partagées et un nouveau sens de l'éthique et de la déontologie généré : l'époque impose qu'on apporte de la rigueur, des règles et de l'impartialité dans le monde de la culture. Hélas, les nominations de Frédéric Mitterrand sont presque toutes décevantes, et quelques unes scandaleuses. L'affaire Olivier Py a mis en lumière la vraie nature de Frédéric Mitterrand : non pas seulement l'amateurisme, la vengeance et le copinage, mais le népotisme. Le ministre nomme ses amis, punit ses ennemis. Encore cette semaine, la nomination de Emmanuel Demarcy-Mota à la direction du Festival d'Automne est absolument scandaleuse : non pas que l'homme ne soit pas talentueux - il l'est - mais à l'heure ou il y a si peu de postes, et tant de talents, pourquoi l'autoriser à cumuler la direction du Festival d'Automne avec celle du Théâtre de la Ville. C'est anormal. C'est une erreur. Quant à la nomination-démission d'Olivier Kaeppelin au Palais de Tokyo... c'est un gag, opéré par son adjoint, devenu entre temps conseiller "arts plastiques, modes et design" de... Frédéric Mitterrand. Le ministre nous avait habitué à une faute et un scandale par semaine depuis l'automne ; désormais, c'est un scandale... par jour.

 

Telle est bien la révélation de ces dernières semaines. Ah que Frédéric Mitterrand, lui qui paraissait un homme si sincèrement désintéressé, a pris goût aux intrigues de Palais ! Que le pouvoir le fascine maintenant ! "Mitterrand, le neveu, n'a retenu de Mitterrand, l'oncle, que sa part d'ombre : le népotisme", explique un acteur majeur de la politique culturelle.  

 

Mais le rapport à Mitterrand, et à la gauche, s'arrêtent là. Symbole de l'ouverture ? Cette image est grotesque tant Frédéric Mitterrand n'a jamais été un homme de gauche. Il n'a ni la trajectoire d'un Kouchner, ni la technicité d'un Martin Hirsch : c'était juste un coup. Et c'est bien cela le problème. Nicolas Sarkozy a fait un "coup" en misant sur un nom, plus qu'en définissant une politique. Le mot "Mitterrand" l'a suffisamment excité pour qu'il en oublie de lire La Mauvaise Vie   et pour qu'il fasse d'un animateur de télévision sans programme, sans sens de l'Etat, et sans conviction, son ministre. Mitterrand est le péché mignon du sarkozysme culturel.

 

Reste la diversité culturelle et l'intégration par la culture des Français issus de l'immigration. Sur ce registre, le bilan Mitterrand est plus mince encore que celui de Fadela Amara - ce qui n'est pas peu dire. Il a pris la forme d'une intellectualisation douteuse de la "culture pour chacun" dont le ridicule a été moqué jusque dans les pages du Figaro, pourtant la Pravda sarkozienne. Les banlieues ? Les quartiers ? La diversité ? Mitterrand ça l'ennuie. Car que c'est ennuyeux la diversité ! Il préfère, lui, la nomenklatura tunisienne (auprès de laquelle il était encore en villégiature ce Noël) au désir d'intégration de millions de jeunes des quartiers. L'histoire retiendra que ce ministre de circonstance aura juste fait l'impasse sur la plus importante question de notre temps. C'est aberrant. 

 

Cumul des mandats, népotisme, abus de favoritisme, le monde de la culture sait désormais que les conseils d'administration et les élus locaux ne servent à rien ; que les bilans et projets n'ont plus de rapports avec les nominations strictement discrétionnaires ; que la diversité est un discours incantatoire pour l'Unesco mais qu'on n'a pas l'intention de l'appliquer sur notre propre sol ; que les questions de limite d'âge sont à géométrie variable comme celles du renouvellement générationnel, qui vaquent au gré des humeurs et des circonstances ; et que l'arbitraire devient le mode de gouvernance de la "République irréprochable" dans la sphère culturelle. 

 

Avec Frédéric Mitterrand - l'immobiliste -, le monde de la culture et des idées aura perdu trois précieuses années. Avec Nicolas Sarkozy - l'agité compulsif -, il en aura perdu cinq. Pour cesser de perdre son temps, il est maintenant urgent de tourner cette double page. (F. Martel).

 
 

Nonfiction.fr publie aujourd'hui un dossier sur la politique culturelle du gouvernement, qui comprend :

 
 

- Une brève histoire de la notion de culture pour chacun, par Pierre Testard.

 

- Le point de vue de la Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France sur la politique culturelle de Frédéric Mitterrand. 

 

- Une interview d'Antoine de Baecque, historien, sur la démocratisation de la culture, par Pierre Testard. 

 

- Un bilan du Conseil de la Création Artistique, par Pierre Testard. 

 

- Une synthèse du rapport sur les pratiques culturelles des Français, par Charlotte Arce. 

 

- Un compte rendu des affaires de la Maison de l'Histoire de France et de l'Hôtel de la Marine, par Charlotte Arce. 

 

- Une critique des actes de colloque Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, par Christian Ruby. 

 

- Une interview de Françoise Benhamou, sociologue de la culture, sur la politique culturelle à l'heure de la mondialisation, par Lilia Blaise. 

 

- Une recension du livre de Jean Clair, L'hiver de la culture, par Muriel Berthou Crestey. 

 

- Une analyse des raisons de l'accablement nostalgique devant la culture contemporaine, par Christian Ruby. 

 

- Une réflexion sur une politique culturelle de l'émancipation, par Chistian Ruby. 

 

- Une proposition philosophique d'émancipation par la "culture de soi", par Christian Ruby

 

- Un tour d'horizon des dossiers sensibles du ministre de la Culture, par Quentin Molinier

 

 

* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.