Est-ce que notre conviction d’avoir à perpétuer des politiques publiques culturelles   conduites sous l’égide de l’Etat ou à renoncer à elles a jamais vraiment pris la forme d’un débat public ? Nous ne croyons malheureusement pas que le débat citoyen portant sur les politiques culturelles et les institutions culturelles soit véritablement entretenu publiquement. Il nous semble même que ce débat portant sur les missions d’intérêt général confiées aux acteurs publics et sur leur manière d’en rendre compte en public est toujours confisqué au profit des experts qui détournent en solutions techniques des problèmes politiques peu ou mal posés.

Du coup, ce qui, dangereusement, reste de notoriété publique, ce sont des "affaires" culturelles dramatiques mais typiques d’un certain état de nos affaires politiques, c’est-à-dire des affaires de nominations, de censure (importantes, révélatrices, mais rarement examinées sous un angle global), des affaires ministérielles ou des propos ministériels plus ou moins honorables, des affaires de goût personnels brassées en public... Toutes affaires qui détournent l’esprit des questions globales. En revanche, elles sont sporadiquement déployées autour d’un large consensus   jamais mis en question concernant le statut institutionnel de la culture et sa place actuelle dans la société voire dans un ministère.

Mais pas ou peu de débats publics de fond, engageant la parole des citoyennes et des citoyens, portant sur les politiques culturelles de l’Etat providence ou de l’Etat esthétique   , sur leur statut dans la constitution   et dans la société, sur leur histoire durant les Trente Glorieuses et aujourd’hui, sur leur prégnance, sur leur support philosophique, sur leur contenu (et notamment sur les partages arts-sciences, les modes de formation, les médiateurs), sur la maîtrise qu’en ont les citoyens même si apparemment, par Entretiens de Valois, par imposition de l’enseignement stéréotypé de l’art dans les écoles et discours de presse autour du patrimoine interposés, cela semble être le cas.

Et pourtant, il existe de nombreuses raisons de s’intéresser aux politiques culturelles. A la fois, parce qu’elles ont des conséquences sur le champ culturel institutionnel et son identification, sur les rapports des citoyennes et des citoyens entre eux, sur la ou les conceptions de la culture. Et qu’elles déploient des philosophies sur le terrain politique tandis qu’elles obligent le philosophe à examiner avec soin ce que cette association entre "politique" et "culture" a de paradoxal aux yeux d’une tradition de tension entre philosophie et politique.

Cela posé en préalable, en mêlant une perspective chronologique et une perspective logique, nous voudrions justement montrer que les politiques culturelles, du point de vue des politiques culturelles, sont passées récemment d’une doctrine platonicienne à une doctrine aristotélicienne ; et du point de vue des politiques culturelles, sont passées philosophiquement d’une esthétique plus ou moins liée à la philosophie de Immanuel Kant à une articulation autour du pragmatisme de John Dewey, par la médiation de Friedrich von Schiller et de sa conception d’un Etat esthétique  

Ce qui devrait aboutir à l’analyse du problème et des manières de s’en déprendre.


Première logique des politiques culturelles : unité, discipline et maillage du territoire

Ce qui est à présenter d’abord est simple et pourra même paraître simpliste. Le premier fait est celui-ci : l’expression Politiques culturelles, engagée ici dans le raisonnement, au sens construit par les historiens   , ne désigne pas seulement des politiques reliées à un gouvernement républicain et à l’Etat moderne, dans la mesure où elles sont attachées historiquement à une forme d’Etat, l’Etat providence, et en lui à sa politique des droits sociaux et des compromis sociaux.
 
Effectivement, sur ce premier plan, elles contribuent à des entreprises de "police"   . Elles organisent la défense de la fiction de l’unité de l’Etat, au travers du renvoi au "peuple". Mais, cette expression désigne aussi et surtout des politiques culturelles   . Ces dernières engagent des conceptions de la culture, des rapports culturels, des rapports des pans culturels entre eux (arts et sciences notamment).

Plus précisément, on découvre en ces politiques culturelles une série d’ambivalences :

- Il s’agit à la fois de conquêtes sociales et de conquêtes politiques qui exercent des effets de pouvoir. Elles renvoient à la fois à la multiplication des formes d’intervention de l’Etat, qui fait surgir des "ministères de la Culture, des ministères des femmes, des Noirs, des fous, etc."   , à un état des industries culturelles (1950) et à des engagements parallèles avec l’éducation nationale.

- Ces politiques se concrétisent par la coordination des lois et des réglementations accomplies par le ministère de la Culture naissant dès 1959 (dont relèveront encore plus tard : le prix minimum du livre (1981), la réglementation des téléchargements sur Internet (2009)).


La référence historienne porte ici aux Trente Glorieuses, c’est-à-dire, pour ce qui nous regarde, à une gestion politique par injonction à une conduite uniformisante d’après une norme unique et générale, et exclusion du non-normalisable. Ce qui conduit notre regard vers une politique que nous appelons platonicienne. Elle a deux traits majeurs :

- Dans ce contexte, les Arts et la culture deviennent des institutions. Précisons : ils relèvent d’une certaine manière de les regarder (l’Art, notamment, au travers des musées   ), de les valoriser, et d’une certaine manière d’organiser leur rapport à la population, sinon à la fiction libérale et républicaine du "peuple". L’objet de ces institutions : l’identité, la nation, à partir d’un cadre de discipline et de conformité (notamment au partage entre ceux qui produisent et ceux qui reçoivent).

- Toute la culture, au sens ministériel du terme, est alors absorbée dans le thème de la démocratisation culturelle. Ce qui motivera les "discussions" (fictives) entre (les thèses de) André Malraux et Pierre Bourdieu. Dans un premier temps, la démocratisation a pour objectif d’initier un public non averti à la connaissance des chefs-d’œuvre de l’Humanité, par la contemplation cultivée   . Le Discours de Malraux à l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens (1966) le précise : "Nous sommes ici pour enseigner à aimer…". Démocratiser, c’est organiser la transmission culturelle par révélation. Et cela implique une fascination pour l’artiste créateur. En somme, cette politique relève du choc électif, organisé par l’Etat, qui doit rendre les œuvres accessibles, sans plus.


Quoi qu’en étant quelque peu caricatural, disons que, soutenu par des femmes et des hommes et des institutions, l’enjeu est de quadriller l’espace national par des techniques disciplinaires : la "bonne" répartition des équipements sur l’ensemble du territoire et la formation à une conception de l’art et de la culture. Se mêlent dans ce geste : la culture, par la création de Comités régionaux des affaires culturelles (1963-1964, soit les ancêtres des Drac, qui ne verront le jour qu’en 1969, et seront généralisées par Françoise Giroud en 1977), mais aussi la création de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), le IV° Plan, ainsi que le nouveau rôle des préfets dans la direction générale des services départementaux (devenus alors préfets de région).

Exemple majeur de cette politique : les maisons de la culture. Elles contribuent à rassembler toutes ces options en elles (espace) et à maîtriser le temps de loisir (sans doute l’homogénéiser et l’uniformiser), à déployer une idéologie de l’artiste ou de la culture, engager des personnels sous une conception mystique de la médiation, des publics et des structures architecturales modernes. Ces maisons constituent des appareils de distribution des places et des fonctions, et sont marquées notamment par le dualisme de l’activité et de la passivité. Elles engagent des personnes, des forces de travail fixes et stabilisées dans des institutions (les "gens de la culture et de l’art", pour pasticher Voltaire), à la fois des producteurs et des médiateurs.
  
Au demeurant, cette histoire n’est pas lisse : ces institutions se confrontent  à des luttes qui opèrent la critique de la normalisation : critique du contrôle exercé par l’Etat et de l’uniformisation, du contrôle sur les corps… Opposition entre service public de la culture et "luttes anticapitalistes", en un mot.

Deux commentaires à ce propos. Il est tout à fait possible d’interpréter ces politiques culturelles :

- à la manière de Jacques Rancière, c’est-à-dire en termes de partage du sensible, en termes d’affirmation du monopole de la description des situations et du dénombrement des acteurs. Chacun doit, grâce à ces politiques, occuper une place, un rôle, une identité… Elles renforcent la division des manières de faire et de dire qui détermine à qui revient le pouvoir de nommer le possible, le dicible, et le pensable pour une époque. D’une certaine manière, ce premier partage maintient l’opposition entre les hommes de la culture raffinée et les hommes de la simple nature (le peuple qui assiste), le pouvoir des hommes de loisir sur les hommes de travail. La distribution du sensible renvoie aussi à un découpage de la population : avec deux humanités, celle qui est raffinée, artiste, susceptible de parler, éduquée et celle qui est brute…
           
- mais aussi en termes philosophiques, à partir d’une référence à une politique de type platonicienne : cette politique consiste à imposer à la cité une figure et une figure de l’un, au travers de ce qu’on appelle désormais l’Etat tutélaire. Au demeurant, cette figure de l’un (Platon) se transmet par l’intermédiaire d’une théorie de la sensibilité ou d’une esthétique héritée de Immanuel Kant, d’une culture qui est conçue et vécue sur le mode de la contemplation esthétique classique.


En un mot, cette politique culturelle fait le lien entre la police et l’Etat providence par l’intermédiaire de la théorie esthétique du sens commun (la supposition d’une universalité esthétique). Disons que cette logique des politiques culturelles est celle de la séparation masquée entre "cultivé" et "inculte", de la culture cultivée et de la culture de masse, ainsi que de l’appauvrissement des subjectivations. Elle fonctionne à partir de critères d’évaluation fixes. Et se poursuit encore de nos jours en termes de requête en restauration et de nostalgie.


Deuxième logique des politiques culturelles : le rebricolage de la fiction politique

De nos jours, les conditions sociales, culturelles et politiques sont différentes   :

- Nous sommes entrés dans une autre phase du gouvernement néolibéral, dont une des marques est d’ailleurs la RGPP (Révision générale des politiques publiques, comportant la réduction des directions du ministère de la Culture à trois : patrimoine, création et économie culturelle), mais aussi la formation des établissements publics à vocation culturelle dans les Régions (autonomie, choix des collectivités et organisations en EPCC : établissement public de coopération culturelle) ;

- Parmi les objectifs de l’Etat, il y a la réorganisation du gouvernement des conduites (ni la souveraineté, ni le rapport des citoyens à la décision de ce qui les concerne, mais la maîtrise des puissances d’agir) et les rapports interculturels (immigration) ;

- Avec une spécificité en France, celle de la décentralisation et des politiques locales d’animation culturelle, mais aussi d’un type particulier de rapport à l’Europe   ;

- Sur le plan sociologique, il convient de rappeler que le public récepteur s’est élargi grâce aux politiques précédentes (l’art et la culture ne sont plus réservés à une élite, mais touchent un public scolarisé plus large), accompagné par le rôle renforcé des médiateurs ; à quoi s’ajoute que pour beaucoup, est entrée en lice la notion de "démocratie culturelle" (1970) ;

- Les artistes sont plus nombreux sur le marché du travail des professions culturelles et exigent des débouchés, après des formations parfois chèrement payées et qu’il faut monnayer sur le marché du travail culturel   ;

- Enfin, nous n’en sommes plus à l’époque de l’entrée en scène des industries culturelles, mais à l’époque de leur plein développement incontournable   ; ainsi qu’à l’époque où le ministère de la Culture est fortement implanté avec pour conséquence qu’il est souvent confondu avec "La culture" (même si les politiques publiques, jusqu’à présent, n’ont pas revendiqué de contenir toute la culture).


Nous sommes très évidemment entrés dans un nouveau partage du sensible, après de nombreux conflits de réajustements. En tout cas, la référence à la différence juxtaposée est désormais répandue, les partages sont retravaillés par l’école, il faut d’ailleurs tenir compte aussi du rôle de fracture introduit par Internet… Au total, le partage du sensible passe moins par l’ancienne opposition activité/passivité, que par l’opposition entre deux injonctions, celle de l’autonomie et celle de la simple expression. C’est ce qu’on appelle la "créativité", en référence au philosophe John Dewey (et à la victoire sur ce terrain du pragmatisme de la créativité). L’ensemble ne cesse évidemment pas de maintenir une différentielle dans la puissance d’agir de chacun.

Depuis quelques années, les années Lang sûrement (1980-1990), puis d’autres conduites, tout cela se déploie dans une perspective de type aristotélicienne, sur le plan politique, c’est-à-dire sur le modèle d’une idée de la justice distributive, avec répartition des parts qui convienne à chacun et tendant à l’équilibre du juste milieu. Une sorte de réalisme qui permet à chacun de venir à son point d’équilibre dans l’ordre global.

Brève description de cette combinaison entre Aristote et Kant-Dewey (les conditions de possibilité conceptuelles de cette seconde logique) :

- Ses principes régulateurs : au plus simple (sur le motif de la référence aux "quartiers", à l’immigration), le gouvernement laisse se déployer une "politique des valeurs" multiples, non sans garder à son horizon la guerre sécuritaire interne (et parfois externe). Sa manifestation majeure : la volonté du gouvernement actuel de bricoler à nouveau une fiction politique qui fasse apparaître l’action de gouverner comme une effectuation d’une volonté collective juxtaposant quelques perspectives différentes contrôlées. Mais le tout est surmonté par un encouragement prodigué aux valeurs des industries culturelles, et des discours, plus variables et plus circonstanciels mais efficaces, visant le rétablissement des valeurs "éternelles" de la République, quand il ne s’agit pas de faire jouer derechef, mais sans contexte pertinent, les valeurs de l’Etat-nation (identité, unicité du territoire).

- La place de l’Etat : sa situation est désormais différente. Les politiques culturelles sont confirmées dans ce rôle et peuvent s’étendre au sein de la société du spectacle et de l’Etat esthétique. Rappelons que ce dernier correspond à un Etat qui gouverne à coup de dispositifs hypermodernes (finance, communication, marketing, management), et qui instrumentalise la culture et les arts (Journées du patrimoine, Nuits blanches, Spectacles de rue et Spectacle vivant). L’Europe y jouant le rôle d’une nouvelle dimension, même si pour l’heure, elle n’a que peu de pouvoirs culturels. Elle budgette. Résultat : le quadrillage n’est plus celui des disciplines mais celui de la circulation des différences dont on a neutralisé la singularité dans l’espace d’une société de flux. Du coup, sous ce deuxième aspect (contradictoire avec le premier énoncé), l’enjeu est plutôt différentiel : jouer à la fois le principe de l’un et celui de la diversité culturelle comme moteur de la tranquillité sociale. Le thème des "biens culturels" qui ne "sont pas des marchandises comme les autres" (cf. Catherine Trautmann, Unesco, 1999, et à ce propos le commentaire d’Alain Brossat   ) ne paraît pas inquiéter.

- La situation des intermittents : elle n’est pas réglée. Il faudrait ici analyser le marché de l’emploi culturel et sa structure actuelle. L’enjeu : la constitution d’un marché de l’emploi de l’industrie culturelle. Y règnent de nouvelles professions, celles du secteur créatif : médias, culture, mode… Elles résultent du passage d’une force de travail fixe et stabilisée à une force de travail plus importante (quantité), flexible et précaire : les intermittents. Elle n’est plus quadrillable dans des techniques disciplinaires, à la manière des Trente Glorieuses (la gestion par injonction à une conduite uniformisante d’après une norme unique et générale, et exclusion du non-normalisable). Désormais règne une logique assurantielle et non plus mutualiste. L’ensemble est organisé sans le recours à une norme externe au processus, mais en s’appuyant sur les différences (les normalités) elles-mêmes, en les jouant les unes à côté des autres. D’autre part, si autrefois la condition salariale renvoyait le risque aux entrepreneurs, désormais c’est le salarié qui est exposé aux risques industriels, et c’est l’entrepreneur et l’actionnaire qui sont protégés…

- Le modèle de référence culturel des politiques culturelles : il demeure, en référence à la culture classique, l’idéal d’une élévation de l’âme. Il est combiné à la culture toujours traitée sur le mode de l’instrumentalisation, depuis qu’elle est efficace électoralement. En réalité, ce sont les processus d’assujettissement qui sont renouvelés : le mérite, la famille, les "valeurs", "la" culture… Ces processus se heurtent cependant à un élargissement de l’art et de la culture (tant de ces concepts, que des pratiques au sein des milieux de producteurs des arts   ) que, par certains aspects, on tente de contenir dans ces politiques, par des techniques de contrôle de la puissance d’agir de chacun.

- Enfin, intervient une logique des territoires : ce ne sont plus les "territoires" au sens ancien, car il y a à la fois déterritorialisation de la production culturelle (selon la loi d’un marché qui ne se localise pas), mouvement perpétuel, et valorisation du territoire (avec la lente déconcentration des services du ministère de la Culture, la généralisation des politiques culturelles des collectivités locales). Entre les deux, le territoire doit se repositionner… (sous forme de Régions). Logique qui s’euphémise dans la construction des marchés nouveaux : le "territoire" des femmes, des homosexuels, des immigrés…

Le point d’ancrage des actions de politiques culturelles demeure toujours Kant mais, nous l’avons dit, revu et corrigé par Dewey. Ainsi a émergé ce thème de la créativité, d’ailleurs employé comme un terme anticartésien : il ne s’agit plus de valoriser l’esprit éclairé par l’évidence de la raison, mais l’esprit qui fait des expériences. Et il se stabilise au sein de l’Etat esthétique (à la mode de Schiller)   .


Le carrefour contemporain des affaires culturelles

Si tel est bien, en son fond, l’état des choses, culturelles, certes simplifié pour des raisons de temps/place d’exposition, nous voyons fort clairement que les politiques publiques  culturelles, de nos jours, vivent souvent de la mutation des objectifs initialement annoncés, ainsi que d’un déplacement de l’accentuation politique (de Platon à Aristote) ou esthétique (de Kant à Dewey).

La question est maintenant celle-ci : que nous propose-t-on, et que voulons-nous faire/choisir ou proposer à l’encontre de ce qui est accompli sous l’égide de l’Etat ou des instances régionales ? Et en fonction de quel critère opérer des choix : une politique culturelle reconduite, redéployée, réformée, refondée, plus pertinente (pour qui ?), promotrice, libératrice, émancipatrice, contemporaine ?

Une chose est certaine cependant. Il n’est guère possible, en cette matière, de se contenter de la perspective de la gratuité des musées et du contrôle des prix du spectacle vivant, qui semblent résumer les propos culturels (satisfaits) de nos personnels politiques. Pas plus que de la politique culturelle qui se dissoudrait dans la production d’événements culturels.

La clef de l’affaire, désormais, réside dans les sept partis pris suivants, chacun tournant autour des résultats précédents qui se chevauchent, se superposent et laissent des nostalgiques ou de farouches opposants sur le carreau :

- Refuser toute politique culturelle. Le prétexte est courant : on veut s’élever contre la bureaucratisation de la culture. Les justifications sont de plusieurs ordres : la politique contribuerait à dessiner du commun, la culture serait affaire individuelle, donc il n’y aurait pas de politique culturelle possible. Le présupposé est ici que la politique n’a pas à intervenir en faveur de la culture, car le gouvernement doit rester neutre à l’égard du développement culturel des individus et des valeurs qu’ils défendent. En somme, les facteurs dont dépendent l’un et l’autre seraient antagonistes. Globalement, l’optique est libérale... L’intervention de l’Etat relèverait du dirigisme. Cela étant, cette position supporte son inverse : la culture serait "libre", la politique serait "contrainte", donc la politique culturelle ferait de la culture la vassale du pouvoir...

- Appeler une politique culturelle définie à partir de la nostalgie de la III° République et du rebricolage nécessaire d’un sens commun fixe, figé et normatif... On veut alors le retour de catégories fixes, des évaluations cultivées, du grand art censé "convenir à tous" et dessiner du "commun partagé"… En un mot, il s’agirait de reconstruire une culture d’Etat… ce à quoi s’entendent des présidents de la République et des ministres actuels. D’autres affirment la même chose, sous prétexte d’un tournant éthique de la politique : il faudrait restaurer du commun, du lien, disparus.

- Engager une politique culturelle redéfinie à partir des nouvelles conditions de l’individuation sociale. La position est plus souple que la précédente, même si elle fraye avec les mêmes présupposés. Elle s’articule à l’idée d’une dissolution du lien social et à celle d’une fonction salvatrice de la culture et des arts dans le maintien du lien social. Elle diffère de la politique précédente en ce qu’elle accomplit ses choix culturels et artistiques en fonction du critère de "l’intersubjectivité". On prône souvent aussi une politique culturelle de refondation. On réclame le maintien des droits acquis (et celui d’un service public de la culture considéré comme "bien commun") en l’ajointant à la démocratie conçue comme forme de régime politique. Elle se traduit en une politique de multiplication des lieux et espaces de communication culturelle (laisser faire la pluralité), avec maintien de l’optique de démocratisation, et déploiement d’une politique de formation. L’Etat devrait alors se doter d’une fonction négative : celle d’ôter les obstacles qui entravent le développement individuel. Il devrait permettre la créativité sans intervenir en elle. Il devrait faciliter le développement de personnalités épanouies. En lui, toutes les institutions culturelles ne doivent être rien d’autre que de simples auxiliaires de cet épanouissement.

- Exiger une politique qui contredise les tendances fortes de la société présente. Nous serions entrés dans des sociétés de captation de l’attention, et de développement des industries culturelles. Le conditionnement mental en serait d’autant plus approfondi. A la faveur de cette captation par des systèmes experts, les comportements culturels seraient modélisés. Nous aboutirions à une destruction de l’esprit, ou à ce qu’on pourrait appeler le développement d’une "bêtise systémique"   . De là l’idée de requérir un retour à un enracinement plus ou moins fantasmé de l’art et de la culture dans une tradition (religieuse) du lien... On joue le sacré de l’art contre le commerce culturel, la catastrophe télévisuelle... Dans ce dessein, il faut accentuer certains phénomènes existants qui favoriseraient des mutations : retenir par exemple des techniques de l’esprit la fonction réticulaire, mais refuser les monopoles ; entrainer à former des amateurs (et non des consommateurs), qui reliraient la production et la consommation (consommer en produisant sur le modèle de Wikipédia) ; réapprendre à parler, le savoir vivre…

- Avant de saisir les deux dernières perspectives, soulignons que l’on pourrait aussi s’arrêter aux propositions culturelles induites par les nouvelles manières de travailler (ou de vivre) adoptées ces dernières années par les intermittents. Non qu’ils aient raison par nature ou parce qu’ils travaillent dans les domaines qui nous concernent ici. Mais parce qu’ils se sont véritablement attachés à exprimer en public des orientations et des propos dont il convient de tenir compte. Ne serait-ce que parce que, souvent, ils ont monté des intellectualités collectives aboutissant à des expérimentations...

- Restent alors deux partis pris importants. En premier lieu, celui d’une politique culturelle de l’émancipation, entendue au sens de Jacques Rancière (non au sens des Lumières). Elle consiste à nous apprendre à parler de démocratie (au sens du principe d’égalité, du "n’importe qui", non pas au sens d’un régime politique spécifique, mais au sens du régime même de la politique) : si la politique est la capacité de n’importe qui à s’occuper des affaires communes, elle commence avec la capacité de troquer son langage ordinaire et ses petites douleurs pour s’approprier le langage et les douleurs des autres. Elle commence par la fiction, une manière de creuser la réalité, d’y ajouter des normes et des scènes qui provoquent des histoires. La question politique est donc bloquée si on pense la démocratisation sous la forme suivante : faire de la culture pour ceux qui n’ont pas accès à la culture. C’est ce paradoxe sur lequel s’appuie la critique de la sociologie de Pierre Bourdieu : si nous voulons faire accéder à la culture ceux qui n’y accèdent pas, nous pouvons être sûrs qu’ils n’y accéderont jamais. Il faut refuser l’idée selon laquelle la culture aurait une fonction à l’égard de ceux qui en seraient privés et le ciblage de populations déterminées, comme dans ces espaces d’art contemporain conçus pour que le "jeune des banlieues" y retrouve un décor assez semblable à son environnement délabré pour s’y sentir décomplexé au regard de l’art. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille cautionner les discours sur l’élitisme de l’art. Simplement les formes d’acculturation réelle ne coïncident jamais avec les programmes d’acculturation. L’acculturation est toujours un phénomène singulier et les accès aux choses culturelles sont multiples. Le problème est de les laisser ouverts sans les barrer du mot "culture" ni concevoir des entrées spéciales. Il est de permettre à n’importe qui d’entrer n’importe où. La vraie démocratie culturelle, c’est le rapport entre les individus anonymes et la puissance d’anonymat que les œuvres construisent. C’est la rencontre entre ces deux anonymats qu’il faut permettre, dès lors qu’on souhaite élaborer une politique culturelle.

- En second lieu, une politique culturelle de l’exercice. Il s’agirait alors de faire valoir une politique culturelle qui se consacrerait à multiplier les ressources de formation et de débat contradictoires. Qui permettrait à chacun de saisir l’art et la culture non comme objets sacrés ou valorisés, mais comme proposition d’exercice de soi et exercice effectif, ouverture sur une trajectoire, et possibilité de réaliser des archipels à partir de la composition de nos puissances d’agir... (que l’on se place sur le plan individuel, des groupes ou des institutions). Cette option consisterait, en s’inspirant des pratiques de l’art contemporain (une certaine idée de la plasticité, un plan d’immanence, et une capacité à penser l’histoire en rebonds), à concevoir la culture comme émancipation, et d’abord sous forme de déprise de soi. La culture est alors comprise comme une forme de désidentification, un apprentissage du refus des assignations, une formation au dissensus grâce à laquelle chacun apprendrait qu’il y a toujours plusieurs formulations d’un problème. Cette formule de la politique culturelle donnerait vie à de nouveaux partages du sensible : instrumentaliser/exercer ; spectacle/trajectoire ; commun/archipel...


Une remarque avant de conclure. Ce genre d’exposé a une fâcheuse tendance à tout mettre sur le même plan (effet oratoire) et pourrait laisser croire que ces propositions sont équivalentes, ou qu’on pourrait choisir en toute "neutralité" telle ou telle voie. Ce n’est pas exact. Non seulement ces perspectives sont opposées, dissensuelles, mais elles renvoient à des intérêts divergents et surtout des partis pris politiques conflictuels. Le lecteur l’aura remarqué. Assurément, elles sont polémiques entre elles ou affirmatives. Elles font système en ce qu’elles manifestent l’époque et elles nous obligent à nous déterminer...

 

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