Nicolas Sarkozy voulait rompre avec les pratiques de ses prédécesseurs. Antoine de Baecque, critique et historien de la culture, commente cette politique du changement mise en œuvre dans le domaine culturel par Frédéric Mitterrand.


Nonfiction.fr- Quelle définition donneriez-vous de la notion de « culture pour chacun » qui semble désormais assumée par Frédéric Mitterrand comme le fondement de sa politique culturelle ?

Antoine de Baecque- La "culture pour chacun", ce que dans le jargon du ministère de la culture on nomme déjà la "CPC", est née d'un rapport de 13 pages du conseiller Francis Lacloche, disant s'inspirer d'un discours de Malraux à l'Assemblée Nationale, le 27 octobre 1966. Notons tout d'abord que dans ces quelques pages, il n'y a pas un mot sur les artistes eux-mêmes et leur création. Il s'agit d'un texte purement doctrinaire qui, entérinant l'idée (contestable) d'un échec de la démocratisation culturelle, prône un rapprochement de la culture des gens en la rendant "moins intimidante".


Nonfiction.fr-  N’y a-t-il pas dans cette nouvelle approche de la culture une meilleure prise en compte de ce qu’on nomme communément la diversité culturelle ?

Antoine de Baecque- Ce qui sous-tend cette doctrine serait que ceux qui se sont éloignés de la culture l'ont fait car il la trouve trop élitiste, trop parisienne, trop intimidante. Qu'il faut donc la rendre plus proche pour resserrer le lien culturel et social. Je pense qu'il s'agit d'une erreur, qui remet en cause la politique culturelle telle que l'a pensée, même rêvée, Malraux, puis, vaille que vaille, prolongée par Jack Lang. Comme si l'on se mettait en tête de proposer, dans les théâtres de la décentralisation et de la banlieue parisienne, des spectacles "accessibles" aux plus démunis culturellement. On sait malheureusement ce que cela voudrait dire, très vite : une sous-culture sur le mode du "vu à la télévision".
Malraux rêvait à tout autre chose : que tous, ouvriers compris, quelque soit leur condition, puissent avoir, à travers une forme de révélation, de choc culturel, accès à la plus prestigieuse et à la plus moderne des cultures. Autre exemple : un film récent, Nous Princesses de Clèves, démontre comment des élèves de Première et Terminale du lycée Diderot, dans les quartiers Nord de Marseille, s'emparent de ce texte datant du XVIIe siècle de Mme de Lafayette pour en faire leur vie, leur récit, leur culture. La culture pour chacun, à la manière de Nicolas Sarkozy ironisant méchamment et inconsidérément sur ce même texte, l'aurait sûrement trouvé "trop difficile" pour ces élèves de classes défavorisées. Mme de La Fayette remplacée par quoi, par qui? Par Titeuf ? Au contraire, ce qui a déclenché chez ces jeunes gens cette adhésion à La Princesse de Clèves est justement son caractère intimidant, éloigné d'eux. En s'emparant d'une œuvre qui ne leur est pas destinée a priori ils font acte de culture car ils font violence aux normes d'assignation du système culturel et social. Légitimement, d'ailleurs, ils s'en montrent fiers : cette fierté de partager la culture de tous, la culture comme bien commun, est le sentiment qui transparaît au plus fort et au plus juste dans le film de Régis Sauder.


Nonfiction.fr- Peut-on résumer la politique du ministère de la Culture et de la Communication sous l’ère Frédéric Mitterrand à une stricte acceptation de la loi du marché, et à un renoncement à considérer la culture comme un bien commun ?

Antoine de Baecque- La "culture pour chacun" selon Frédéric Mitterrand consiste (…) à découper la culture en tranches afin d'attribuer à chacun ce à quoi il aurait droit : la vraie culture pour quelques-uns et la sous-culture pour la plupart. C'est un nivellement par le bas qui donne la priorité à une politique de la demande, ou plutôt à un fantasme de la demande culturelle – pourquoi serait-elle moindre et surtout moins exigeante dans les classes les plus populaires? – plutôt qu'à la politique de l'offre culturelle longtemps privilégiée par le ministère, et qui est aujourd'hui clairement sacrifiée, à travers les coupes, restrictions, ou même stagnations budgétaires des subventions aux artistes, aux compagnies, aux créateurs. La "culture comme bien commun" est précisément le contraire de cette adaptation biaisée des cultures à chacun. De ce point de vue, le ministère de Frédéric Mitterrand s'apparente à un véritable renoncement.


Nonfiction.fr- Le ministre fait face à de nombreuses difficultés : la crise de l’audiovisuel extérieur, les délicates négociations autour de la numérisation des fonds patrimoniaux, les débuts balbutiants d’HADOPI, l’échec annoncé de la Carte Musique Jeune, les polémiques autour de la Maison de l’Histoire de France et de l’Hôtel de la Marine… Quels sont d’après vous les éléments positifs du bilan provisoire de Frédéric Mitterrand ?

Antoine de Baecque- Comment parler d'éléments positifs alors que, voici trois jours, vendredi dernier, Frédéric Mitterrand a mis fin aux fonctions d'Olivier Py comme directeur du théâtre national de l'Odéon ? Cette décision absurde et néfaste est un symbole, parmi d'autres, en tous les cas le plus récent, du renoncement à une politique culturelle digne de ce nom et de l'histoire. Non seulement le fait du prince et le copinage s'invitent au plus haut niveau de l'Etat culturel – mais ce n'est pas la première fois dira-t-on, à droite comme, surtout, à gauche, où la tentation du prince cultivé est plus tentante et les copains plus nombreux. Plus grave, bien plus grave, cette décision prise en catimini interrompt en plein élan une action culturelle qui non seulement porte ses fruits en terme de succès public (tous s'accordent à reconnaître la réussite de Py à l'Odéon sur ce point), tout en relevant le défi de l'exigence culturelle comme bien commun (Py est aux antipodes de la "culture pour chacun"), mais s'est, de plus, confrontée avec audace et ambition, en à peine quatre ans, aux chantiers culturels de notre temps, ceux de l'urgence et de la véritable démocratisation de la culture. A savoir : le théâtre dans les banlieues, dans les écoles, et pas pour y adapter des œuvres "accessibles", mais pour y jouer des tragédies grecques ; une politique du public proposant des prix non exorbitants, allant chercher les spectateurs par la main, multipliant les rencontres, les forums, les festivals, les débats. Tout cela va être évidemment sacrifié au nom d'une conception plus classique et passéiste – même si elle n'est pas moins talentueuse dans les formes de la mise en scène théâtrale, là n'est pas la question – de la direction d'un théâtre chez Luc Bondy, le nouvel élu du ministre. Remplacer Olivier Py aujourd'hui (ou dans quelques mois), c'est définitivement ne rien comprendre à ce qu'est une politique culturelle

 

* Propos recueillis par Pierre Testard. 

 

A lire aussi dans notre dossier sur la politique culturelle:

 

- Une brève histoire de la notion de culture pour chacun, par Pierre Testard.

 

- Le point de vue de la Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France sur la politique culturelle de Frédéric Mitterrand. 

 

- Un bilan du Conseil de la Création Artistique, par Pierre Testard. 

 

- Une synthèse du rapport sur les pratiques culturelles des Français, par Charlotte Arce. 

 

- Une compte rendu des affaires de la Maison de l'Histoire de France et de l'Hôtel de la Marine, par Charlotte Arce. 

 

- Une critique des actes de colloque Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, par Christian Ruby. 

 

- Une interview de Françoise Benhamou, sociologue de la culture, sur la politique culturelle à l'heure de la mondialisation, par Lilia Blaise. 

 

- Une recension du livre de Jean Clair, L'hiver de la culture, par Muriel Berthou Crestey. 

 

- Une analyse des raisons de l'accablement nostalgique devant la culture contemporaine, par Christian Ruby. 

 

- Une réflexion sur une politique culturelle de l'émancipation, par Chistian Ruby. 

 

- Une proposition philosophique d'émancipation par la "culture de soi", par Christian Ruby