En ce qui regarde les politiques culturelles, le ministère vient d’inventer un nouveau slogan : "La culture pour chacun". Après la démocratisation culturelle et la démocratie culturelle, une nouvelle orientation se dessinerait donc. Cela étant, de tels slogans ne sont pas sans recouvrir à chaque fois des réalités, des engagements et des désengagements, des stratégies et des partages sociaux et politiques. Apparemment, ce serait plus évident encore en ce qui concerne "la culture pour chacun", à voir les polémiques soulevées ces derniers temps. 

Nous pensons cependant que ce slogan peut se déployer selon deux axes. Le premier, strictement politique, renvoie aux actions entreprises ou non par ce ministère, aux répartitions des budgets et aux déplacements d’accents dans les budgets, à une manière de défendre ou non la définition de la culture telle qu’elle circule dans ce même ministère. Le second, plus théorique, le conduit vers des thèmes philosophiques qui renvoient aux réflexions nécessaires à l’heure où chacun se rend compte que la question de la culture et celle de la culture ministérielle ne se recoupent pas, que les industries culturelles ne sont pas naissantes mais que nous sommes nés en elles, que les modèles classiques de la culture (sous la forme de l’émancipation des Lumières (élévation), puis de l’histoire (formation et résistance) ont montré leurs limites, en un mot que nous devons poser à nouveaux frais la question de la culture de nos jours dans le cadre de nouvelles conceptions de l’émancipation.

L’un des résultats les plus flagrants de la mondialisation est la réorientation des stratégies des Etats vis-à-vis des citoyens (en vue de maintenir une cohésion illusoire ou formelle) : ce qu’ailleurs nous avons appelé "l’esthétisation de la société, de la culture et de la politique". Ces esthétisations contribuent à définir des manières de réenchanter le monde pour dissoudre les explosions sociales ou culturelles (sans les résoudre), au moment même où se constate une perte de crédibilité des grands récits modernes (dont la particularité était de "maintenir ensemble", fût-ce fictivement). Elles visent à séduire (les citoyens) et à les porter au ludique, par des moyens "esthésiques", tout en ne cessant pas de contourner les demandes de prise de responsabilité émanant des citoyens et des citoyennes (qui constituent le fond même des explosions en question, fussent-elles manifestées sous des formes culturelles). Ces processus d’esthétisation, parmi lesquels certaines faveurs accordées aux pratiques "esthésiques" et/ou esthétiques dans la rue, utilisées par les pouvoirs locaux pour esthétiser la rue  (le lieu même des manifestations violentes et politiques), sont devenus dominants dans la vie sociale et politique.

Enrôlant souvent des pratiques artistiques, ces processus "esthésiques" (émotionnels, participatifs…) ne peuvent pas ne pas rencontrer les œuvres de culture et d’art et les producteurs de culture. Et les obliger à prendre des partis : les uns s’y adonnant parce qu’ils y trouvent un marché pour leur travail, les autres prenant des distances avec cela. De là résulte l’organisation d’une résistance des créateurs et des artistes à ces "politiques culturelles", à la postmodernité mondialisante, à la postmodernité esthétisante et à l'individualisme postmoderne ou aux loisirs culturels confondus avec les arts. Elle se manifeste par des œuvres d’art qui résistent aux esthétisations, qui mettent en cause l'adhésion naïve à l'expérience d'esthétisation de toutes choses, à la domination de la communication et du consensus "esthésique".

La question est de savoir si dans ces conditions, nous pouvons concevoir des moyens non de résistance à la culture telle qu’elle va ("dominante", si l’on veut), mais d’une nouvelle émancipation et d’une nouvelle affirmation de la culture conçue comme le cœur d’une autre composition de la société.

C’est sans aucun doute autour du concept de subjectivation qu’il convient d’articuler de nouvelles réflexions. Encore, ce terme, "subjectivation", recoupe-t-il un nombre important de théories entre lesquelles il est nécessaire de s’orienter (de Georg Simmel à Michel Foucault et de ce dernier à Jacques Rancière). Mais si l’on est attentif, on s’aperçoit vite qu’une césure s’opère entre ces théoriciens, puisque, par le truchement de ce terme, les uns se demandent comment penser la culture en termes d’exercice de soi et simultanément de résistance à la domination culturelle, tandis que les autres cherchent à définir l’exercice de soi par l’affirmation d’une nouvelle composition des existences citoyennes.

C’est sans doute Michel Foucault qui a engagé le premier débat le plus loin. Il s’intéresse, du moins dans sa dernière période, aux "arts de l’existence" : ces techniques de soi qui "ont sans doute perdu une certaine part de leur importance, et de leur autonomie, lorsqu’ils ont été intégrés, avec le christianisme, dans l’exercice d’un pouvoir pastoral, puis plus tard dans des pratiques de type éducatif, médical ou psychologique"   . Dans les techniques étudiées, il distingue : la manière dont l’individu doit constituer telle part de lui-même comme matière de son action, le mode d’assujettissement (le rapport à la règle et la reconnaissance de soi comme lié à l’obligation de la mettre en œuvre), et les formes de travail éthique qu’on effectue sur soi-même.

Ceci nous rappelle qu’il n’existe pas de règle (culturelle) sans une "vie" autour des règles : appropriation, résistance, trajectoire, transformation… Et qu’au lieu de s’intéresser aux règles du seul point de vue de leur normativité ou de leur relation au pouvoir, il importe aussi de savoir comment les individus s’y constituent ou y résistent ou s’inventent d’autres règles dans la critique même de la règle dominante… Il s’agit moins de construire une éthique ou de reconstruire une éthique passée que d’établir un rapport entre les techniques de pouvoir et les techniques de soi. La question n’est plus celle de savoir ce qui est permis ou défendu (norme sociale), mais comment on se fait soi-même dans des règles qu’on se donne, quel que soit le regard des autres. Dans ces techniques, ce qui est en jeu s’appelle : se déprendre de soi-même, penser autrement qu’on ne pense, percevoir autrement qu’on ne voit, la philosophie comme ascèse, exercice de soi dans la pensée.

Ce thème, dont les prémisses nous sont offertes par Michel Foucault, mais qui recoupent nettement une préoccupation philosophique du temps (comment résister à la culture dominante ?) peut être formulé comme celui de la culture conçue comme culture de soi (et non pas du "moi").

Dépassant Foucault, il est possible d’observer que :

- Ce thème de la culture de soi voudrait en tout cas participer à la formulation d’une compréhension différente de la culture. Il s’agit de la comprendre non comme une structure de la société, mais comme une activité, un problème de formation et un problème de rapport. Autrement dit, l’objectif n’est pas de nommer la culture par son être, ou par ses lieux ou par des compétences imposées socialement, voire des règles ou des valeurs, mais par ce qu’elle permet et ce qu’elle permet d’entreprendre.

Dans la culture de soi, la culture n’est pensée ni comme ensemble de valeurs soumises à prescription, ni comme code identificatoire. Le terme "culture" ne désigne ni un monde d’objets hérités et bridés par un testament ni une discipline que l’on pourrait apprendre (déterminée par un programme et assignée à des spécialistes) ni une somme de connaissances ni une essence. La culture est constituée de pratiques et se transforme par des pratiques.

- Ce thème doit conduire à donner à chacun les moyens de se construire comme sujet de la culture dans sa culture d’abord, puis d’inventer de la culture avec d’autres cultures. Autrement dit, il implique un certain type de rapport à soi, dans lequel on reconnaît que nous sommes éducables, formables (mais pas formatables). Chacun apprend le rapport à soi comme transformable par soi, c’est-à-dire en rapport avec les autres. Il s’agit d’une conception dynamique de soi (et non pas d’une posture ou position, en termes d’être, de moi ou de repli).

La culture devient pratique de soi, exercice. Elle suppose un travail de détermination de ce qu’on veut prendre en compte parmi toutes les règles possibles (ou à inventer), une reconnaissance des obligations qu’on se donne relativement à celles des autres, un mode de travail sur soi, et le respect de la conduite qu’on se donne dans la visée d’un commun.

La culture de soi n’est pas culture de son moi (une forme de complaisance égoïste). Elle n’est pas le même problème non plus que celui de l’élaboration par chacun d’une culture personnelle, portant à l’hédonisme et au narcissisme (ou au dandysme).

Elle n’est pas non plus réductible ici au seul problème traité par Foucault sous cette expression : la culture de soi, l’intensification ou la valorisation des rapports de soi à soi dans la philosophie stoïcienne de l’époque impériale, l’âge d’or du souci de soi.

Enfin surtout, on voit que cela ne correspond pas au mode de valorisation actuel de "la" culture, valorisation qui tend à enfermer chacun dans une identité.

Dans cet ordre d’idées, il nous semble qu’une nouvelle orientation des politiques culturelles pourrait consister à privilégier cinq types d’exercices culturels pour notre temps, conçus comme autant de rebonds sur les modes antérieurs d’émancipation.

Le premier consisterait à envisager la culture comme un "se cultiver" (une pratique de soi) permettant effectivement de rencontrer les autres, des œuvres (l’autre encore), de poser le problème des règles constitutives du travail culturel (l’adresse à l’autre), en dénouant les enfermements et les particularismes. Ce moment comprendrait des exercices de signification dans et avec les œuvres ou des exercices de penser le monde à partir de trajectoires de confrontation. Chacun y construirait sa subjectivité dans des règles échangées et discutées.

Le deuxième exercice contribuerait à permettre aux hommes et aux femmes de se reconnaître comme êtres de culture en faisant jouer entre eux-mêmes et eux-mêmes, entre leur arbitraire et la culture, un certain rapport, qui les modifie. Chacun aurait ainsi à s’interroger pour savoir sur quelle part de soi-même agit la culture, comment il est possible de se constituer une conduite.

Le troisième exercice viserait à rappeler que la culture ne s’identifie pas à des objets hérités et bridés par un testament et que les objets culturels ont fait l’objet d’un long travail d’élaboration. Si nous avons pris l’habitude de cristalliser la réflexion sur la culture sur des objets (que nous finissons par vénérer, mais qui n’ont pas à l’être), ce qui importe ce ne sont pas les objets, qui sont la forme cristallisée d’usages, mais les manières de faire. Autrement dit, au lieu de croire que l’on est cultivé à proportion des objets accumulés (livres, disques, concerts, objets, collections…), il convient d’apprendre à considérer des pratiques symboliques et à exercer son jugement à leur propos, en se déprenant de ses habitudes. Au demeurant, si ce point est juste, alors il faut cesser les querelles autour des objets (les classements, les hiérarchies, les mépris), pour ne s’occuper que des attitudes (à l’égard de l’autre).

Le quatrième exercice donne lieu à la saisie de trajectoires. La culture ne réfère pas à un être, mais à des trajectoires. À des trajectoires, dont le moteur consisterait en un désir de se cultiver, c’est-à-dire d’apprendre à se tenir debout en toutes circonstances et à faire droit à une formation du jugement. Il existe un désir de culture chez tous les individus, même les plus éloignés de "la" culture. Ce désir n’est pas lié à un manque. Il est affirmatif de lui-même, mais c’est une puissance qui est souvent barrée par la croyance en une réalisation impossible et en une compétence culturelle réservée.

Le cinquième insisterait sur l’idée selon laquelle il n’existe pas d’idéal de culture, mais des confrontations sans cesse nécessaires. La culture est une puissance d’agir, elle est objectivement accrue ou diminuée dans une oscillation dont l’amplitude mesure l’activité ou la passivité qui régit l’existence de l’individu et, plus précisément, la dimension relationnelle qui appartient  à toute existence.

Ces exercices pourraient structurer les politiques des institutions, des musées, des maisons de la culture, des spectacles, des médiathèques, permettre aussi d’inventer de nouvelles institutions… montrant ainsi que la culture est une tâche infinie, puisqu’elle n’a d’autre objet que de susciter sans cesse des subjectivations – des manières de dire et de se dire en développant sa puissance d’agir pour mieux la composer avec celle des autres - dans l’enthousiasme pour des mondes collectifs émancipés.

 

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 - Une brève histoire de la notion de culture pour chacun, par Pierre Testard.

 

- Le point de vue de la Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France sur la politique culturelle de Frédéric Mitterrand. 

 

- Une interview d'Antoine de Baecque, historien, sur la démocratisation de la culture, par Pierre Testard. 

 

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- Un compte rendu des affaires de la Maison de l'Histoire de France et de l'Hôtel de la Marine, par Charlotte Arce. 

 

- Une critique des actes de colloque Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, par Christian Ruby. 

 

- Une interview de Françoise Benhamou, sociologue de la culture, sur la politique culturelle à l'heure de la mondialisation, par Lilia Blaise. 

 

- Une recension du livre de Jean Clair, L'hiver de la culture, par Muriel Berthou Crestey. 

 

- Une analyse des raisons de l'accablement nostalgique devant la culture contemporaine, par Christian Ruby. 

 

- Une réflexion sur une politique culturelle de l'émancipation, par Chistian Ruby

 

- Un tour d'horizon des dossiers sensibles du ministre de la Culture, par Quentin Molinier