Le constat désabusé d'un auteur sur notre rapport à l'art et la culture aujourd'hui.

Le dernier pamphlet de Jean Clair paraît d’abord sans appel, définissant l’expression "art contemporain" comme pouvant être assimilée au "récit d’un naufrage et d’une disparition" (p. 83).

 

Discours apologétique contre ceux qui défendent et présentent aujourd’hui des images "désacralisées" ? Nouvelle provocation envers les "investissements" de "l’art contemporain" ? Ou jugement dernier d’une culture décrétée déceptive et enclavée dans un dénuement du sens (sémantique) et des sens (sensoriel) ?

 

Dans le sillage de la pensée Hugolienne, on admet que l’art ne relève pas du progrès mais d’une évolution sensible, sans émettre de hiérarchie entre les époques. Ce n’est pas l’avis du brillant commissaire d’expositions, essayiste poursuivant sa critique sociétale contemporaine, dans l’Hiver de la culture. Son regard paraît souvent très littéral. La plupart du temps, le style est net et sans détour.

 

La dénonciation du culte de la culture

 

L’auteur dénonce "le culte de la culture" se substituant à la "culture du culte" (p. 10) ; si le culte de l’aculture n’est pas prononcé, il est sous-jacent dans l’ouvrage… Jean Clair fait état de certaines zones commotionnées de l’art où l’énergie, selon lui, ne circule plus. Il dénonce la crise d’un impérialisme de la culture. Il ne délivre pas pour autant de solutions pour remettre en marche cette circulation jugée défaillante dans les industries culturelles.

 

Pour lui, pas de renouveau. Il n’entrevoit pas de printemps après l’hiver. L’épidémie semble incurable… "Incuratoriable" ? Selon l’auteur, "ce qui est vu efface ce qui est lu, pire encore, se fait passer pour ce qui est su" (p. 55). La confusion des sentiments éprouvés devant les œuvres conduirait irrémédiablement à un "désarroi" qu’il dit "commun", "une solitude augmentée, quand la croyance a disparu" (p. 54). Sous la frappe de l’auteur du Malaise dans les Musées (2007), Wim Delvoye serait-il rebaptisé (Delevoye, p. 71) tout comme l’auteur de l’Homo Sacer(prénommé ici "Giulio" Agamben, p. 73) ? Jean Clair affirmait déjà en 2004 : "Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût. […]" (De Immundo, Galilée, p. 60). Il se plaît ici à contempler ce qu’il juge comme étant une  "valeur nulle" à laquelle on porte crédit. Jean Clair réfléchit à ces questions depuis 1983, année où il publiait déjà ses Considérations sur l’état des Beaux-arts. Dans L’Hiver de la culture (mars 2011), l’académicien récidive avec véhémence.

 

Force est de reconnaître que certains constats sur lesquels se greffent ses conclusions paraissent indéniables : l’esprit "décalé" de notre époque (p. 67), la déliquescence des politiques culturelles, les questionnements associés aux contextes de production (p. 110-111), l’emploi abusif de la terminologie associée au monde culturel pour désigner invariablement tous secteurs, la prolifération des stades dédiés au sport à laquelle notre société accorde beaucoup plus de crédits qu’au domaine muséal :

"Parmi les bâtiments publics, il n’y a plus guère que les stades pour afficher […] aujourd’hui […] des architectures audacieuses […] L’argent ne leur est pas compté, contrairement aux constructions scolaires et les délais sont toujours respectés. Ils sont aussi de plus en plus vastes, comme si la Terre entière devenait un spectacle sportif." (p. 36)

 

Pour Jean Clair, la culture n’a plus de lieu, à moins qu’elle ne soit vue partout.

 

Il est certain qu’à notre époque, il n’est aucunement besoin de démontrer que le football est considéré, par une partie de la population, comme "un art" alors même que "l’art contemporain" est sans cesse appréhendé comme un ensemble généralisable, raillé, déprécié. (Rares sont les personnes pour s’offusquer des salaires des footballeurs et autres dieux du stade mais peu de gens remarquent que beaucoup d’artistes contemporains sont dans la précarité ou contraints de pratiquer une activité annexe pour "gagner leur vie". Par contre, lorsque certaines œuvres atteignent des prix élevés, cet évènement apparaît "choquant").

 

J. Clair dénonce l’aspect mercantile qui anime parfois le marché de l’art contemporain et l’on peut également se demander si les pièces les plus chères sont les plus remarquables. Ce questionnement est légitime. Mais l’art se réduit-il pour autant à ces travers ? Jean Clair pointe les échanges récurrents entre low culture ethigh culture dans les pratiques curatoriales actuelles (p. 69). Ce phénomène est incontestable. L’interprétation qui en est faite, plus singulière car il se focalise uniquement sur les dérives.

L’esprit nostalgique et la déception qui émanent de ses constatations colorent le texte d’une sonorité "funèbre" (le terme apparaît en quatrième de couverture), radicale, voire réactionnaire ou défaitiste. Jean Clair sonne le glas d’un terme qui, pour lui, a basculé dans un autre monde, organisant par là même, la "fin" d’un autre (p. 67) : la "culture".

 

"Culture" parfois qualifiée de "cache-misère" dans les banlieues (p. 12), "musée explosé" (p. 23), "idôlatrie" (p. 37), regards sur un "ennui sans fin de ces [nouveaux] musées" bétonnés qui n’inspirent plus que "morosité" selon l’auteur (p. 52), évocation d’un "poison" (p. 69) incarné par l’esthétique du kitsch, "perte de la puissance créatrice" innervant l’"abattoir culturel" (terme emprunté à Georges-Henri Rivière, p. 59), "illusion du Musée imaginaire" et "offensive" (p.41), créations "immondes" (p. 64), "crise des valeurs" (p. 95), "hystérisation du statut de l’artiste" (p. 117), "perversion" (p. 124), "chute excrémentielle" (p. 118)… C’est le champ lexical de l’abject, du négatif, de l’abandon et du désespoir qui abreuve l’ouvrage, comme si, à l’instar des foules de visiteurs qui peuplent les musées, il n’y avait plus "rien à attendre" (p. 53) ni de vaines aspirations à cultiver.

 

Sans espoir, cependant, pas de salut possible. S’en tenir à la critique à outrance consisterait alors à reproduire les symptômes de ce qu’il critique. Dès lors, où chercher l’once d’une réanimation possible de l’art ? Peut-être dans "l’immortalité" de ses objets à condition que ceux-ci soient "sortis du circuit commercial" (p. 106) (ce qui n’est pas si évident) ? Ou alors dans "la danse [qui, dit-il,] n’a jamais peut-être été aussi belle, fascinante, aérienne : cette qualité tient d’une perfection physique que peu d’époques auront connue à ce point, depuis la Grèce : corps élégants, musclés, déliés, façonnés par le sport, le régime, l’entraînement" (p. 81) ? Pourtant, difficile de saisir cette évolution morphologique dont parle l’auteur si l’on pense à certaines créations chorégraphiques volontairement éloignées d’un Beau "académique".

 

Cependant, le mouvement imprimé à l’art contemporain et source des reproches de J. Clair ne se répandrait-il pas lui aussi parfois dans la danse moderne et contemporaine ? Face aux œuvres qui finiraient "par se mourir une fois exposées, [… car soumises aux] miasmes mortels de l’indifférence, de l’ennui et du sarcasme" (p. 122), jaillissent cependant des hypothèses :

"Et si l’authentique, si ce cri spontané du génie, qui a permis qu’on accepte n’importe quoi, n’était qu’une imposture ? L’excuse suprême pour ne rien faire ? Et si la beauté se tenait au contraire dans la répétition ? Et si le chef-d’œuvre tenait sa fascination non pas de son impossibilité d’être reproduit mais au contraire de sa capacité d’être reproductible, à l’image de l’icône, ou à l’image des Noces de Véronèse ? Plutôt la réplique que la relique." (p. 125-126) "Fermer les musées ?" Ultime provocation. Abdication ?

 

Un beau chapitre clôt néanmoins l’ouvrage : "[…] combien d’artistes, dans le siècle qui s’est achevé et dans celui qui commence, incomparablement plus maltraités que leurs compagnons de la fin de l’autre siècle qu’on avait appelés des artistes "maudits", ont-ils disparu, en effet sacrifiés, dans l’indifférence des pouvoirs supposés les aider, morts sans avoir été reconnus, désespérés trop souvent de cette ignorance ? C’est pour eux que ce petit livre aura été écrit".

 

L’espoir apparaît alors dans la possible redéfinition des critères associés au jugement de goût. L’ouvrage reprend peut-être sens à l’aune de ces quelques dernières lignes, dans l’aigreur d’une possible injustice associée à la reconnaissance de certains artistes au détriment d’autres. Etait-ce alors une prière pour réconcilier finalement le sensible avec l’intelligible ? Cultiver plus que de raison la critique conduirait à nous détourner de son objet salutaire en dissimulant parfois certaines propositions intéressantes et porteuses d’avenir

 

* Cet article a été publié initialement sur le site Culture Visuelle.

 

A lire aussi dans notre dossier sur la politique culturelle : 

 

 

- Une brève histoire de la notion de culture pour chacun, par Pierre Testard.

 

- Le point de vue de la Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France sur la politique culturelle de Frédéric Mitterrand. 

 

- Une interview d'Antoine de Baecque, historien, sur la démocratisation de la culture, par Pierre Testard. 

 

- Un bilan du Conseil de la Création Artistique, par Pierre Testard. 

 

- Une synthèse du rapport sur les pratiques culturelles des Français, par Charlotte Arce. 

 

- Un compte rendu des affaires de la Maison de l'Histoire de France et de l'Hôtel de la Marine, par Charlotte Arce. 

 

- Une critique des actes de colloque Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, par Christian Ruby. 

 

- Une interview de Françoise Benhamou, sociologue de la culture, sur la politique culturelle à l'heure de la mondialisation, par Lilia Blaise. 

 

- Une analyse des raisons de l'accablement nostalgique devant la culture contemporaine, par Christian Ruby. 

 

- Une réflexion sur une politique culturelle de l'émancipation, par Chistian Ruby. 

 

- Une proposition philosophique d'émancipation par la "culture de soi", par Christian Ruby.

 

- Un tour d'horizon des dossiers sensibles du ministre de la Culture, par Quentin Molinier