Dans cet entretien, Emilien Ruiz, historien et professeur assistant à Sciences Po, évoque ses recherches portant sur le poids de la fonction publique en France depuis la fin du XIXe siècle.

Nonfiction : Votre ouvrage propose une mise en perspective historique d'une « obsession française » (selon vos termes), celle du trop grand nombre de fonctionnaires, thème classique des campagnes présidentielles mais qui fait assez rarement l'objet de mesures drastiques malgré des annonces parfois tonitruantes des candidats. En quoi cette rengaine du « trop de fonctionnaires » constitue-t-il une spécificité française ?

Emilien Ruiz : La dénonciation récurrente du nombre des fonctionnaires n'est pas propre à la France, loin de là. J'entame d'ailleurs un nouveau chantier comparatif avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Ce projet a récemment donné lieu à la publication d'un article programmatique et j'espère qu'il permettra de mieux saisir les circulations, spécificités et rapprochements possibles d'un pays à l'autre.

Utiliser l'expression « obsession française » dans le titre visait avant tout à spécifier le cadre d'analyse. Mais ce choix permet aussi de prendre, dès la couverture, le contrepied d'une idée reçue : la dénonciation du poids de l'État, celle du nombre de ses agents et la remise en cause des services publics seraient la résultante d'un tournant néolibéral qui trouverait ses origines dans l'Angleterre de Margaret Thatcher et les États-Unis de Ronald Reagan. Ce que la mise en perspective de longue durée que je propose permet de constater, c'est que les racines de l'antifonctionnarisme en France sont bien plus anciennes. Des « 20 mille sots » de Saint-Just en 1793 à la multiplication des promesses de réductions pour l'élection présidentielle de 2017, en passant par le « million de petits suzerains » de Charles Maurras en 1941 ou par « la mauvaise graisse » et le « Mammouth » d'Alain Juppé et Claude Allègre dans les années 1990, le nombre des agents publics a toujours trouvé ses accusateurs en France. Le livre montre d'ailleurs qu'ils ne se sont pas toujours trouvés à la droite de l'échiquier politique.

Une citation souvent attribuée à Clemenceau rencontre encore aujourd'hui un certain succès : elle fait de la France un pays fertile où planter des fonctionnaires ferait pousser des impôts. Une autre, moins connue, émane d'un haut fonctionnaire, économiste et statisticien libéral, Alfred de Foville. En 1908, il écrivit que « la France produit en abondance le blé, la vigne et les fonctionnaires ». Avec ce type de petites phrases, on voit que ce sont souvent les dénonciateurs qui naturalisent le cas français en faisant de l'augmentation du nombre d'agents publics une spécificité nationale.

Au-delà de la croissance réelle des effectifs de fonctionnaires sur plus de deux siècles (notamment sous l'effet des guerres), sur laquelle vous revenez largement, vous concluez que ce poids des effectifs publics est intimement lié au rôle éminent que la France a assigné à l'Etat et au pouvoir exécutif dans sa construction nationale. De ce point de vue, les politiques de réduction du nombre de fonctionnaires se sont souvent heurtées à des difficultés structurelles de la part de gouvernements qui dépendent bien entendu de leurs administrations pour mettre en œuvre leurs décisions. Comment expliquez-vous ces échecs récurrents des politiques de baisse des effectifs publics en France ?

Dans le livre, je propose de distinguer trois périodes. La première correspond aux décennies qui précédèrent la Grande Guerre et qui virent la thématique du « fonctionnarisme » s'imposer, notamment, dans les discours parlementaires et les campagnes législatives. Cette période est remarquable car il ne se trouva aucun des élus les plus virulents en matière de dénonciation du nombre des fonctionnaires pour concevoir ou proposer une réelle politique de réduction des effectifs. Certes, des propositions de lois furent déposées à la Chambre, mais elles ne furent jamais votées… De même, le gouvernement avait mis en place des comités de réformes administratives qui, non seulement n'eurent pas réellement de résultats probants mais qui, de surcroît, ne furent pas chargées de la question du nombre des agents.

Le moment suivant mène des lendemains de la Première Guerre mondiale à ceux de la Libération. Il s'agit de deux décennies au cours desquelles, de comités de la hache en commission de la guillotine, de réelles mesures de compressions furent mises en œuvre. Gouvernements et parlements de toutes les couleurs politiques s'entendirent pour réduire le nombre des fonctionnaires. L'efficacité de ces mesures est toutefois discutable. L'application de réductions forfaitaires, que ce soit par licenciements ou mise à la retraite d'office, et plus encore par des prélèvements sur les rémunérations, conduisit surtout à une désorganisation des services et contribua à une longue crise de recrutement. À la fin des années 1940, le directeur du Budget, pourtant favorable aux économies, considérait qu'à périmètre constant des missions de l'État, de telles politiques étaient vouées à l'échec.

La troisième période correspond à l'application, ici encore bien réelle, d'une politique de non-remplacement des départs en retraite pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Ce moment se solda par des dizaines de milliers de suppressions de postes sous l'égide de la révision générale des politiques publiques (RGPP). En dépit des entraves au bon fonctionnement des services de l'État que cela occasionna, les objectifs annoncés ne furent jamais atteints. En 2012, un rapport conjoint de trois grandes inspections de l'État, dont celle des Finances qui est peu connue pour ses positions dispendieuses, insistait sur l'absence d'économies significatives à attendre d'une telle politique sans remise en cause du périmètre des interventions de l'État.

Qu'y a-t-il de commun à ces trois moments ? À mon sens ce n'est pas le fait que des administrations auraient résisté aux décisions politiques. Ces échecs récurrents sont bien plus le fait d'une absence de vision de l'État et, plus globalement, des services publics. Pour le dire autrement : cela fait plusieurs décennies que des décideurs politiques et administratifs affirment leur capacité à réaliser des coupes massives dans les dépenses publiques sans jamais expliciter ce que seront les conséquences de telles mesures. De ce point de vue, la pré-campagne de 2016-2017 avait atteint un niveau assez inédit. Pour s'épargner le coût politique d'une approche plus explicite, on fait comme s'il était possible de diminuer de façon drastique le nombre des agents sans affecter les missions de l'État et des collectivités territoriales ; comme si disposer de services publics qui fonctionnent mieux à moindre coût relèverait d'une décision purement comptable alors qu'il s'agit d'une question éminemment politique.

Dans votre livre, vous insistez sur les différentes acceptions du terme de fonctionnaire et sur les ambiguïtés des discours sur « l'emploi à vie » dans une fonction publique de carrière qui distingue précisément le grade et l'emploi des agents publics. Au fond, de même que celui portant sur la haute fonction publique, ce sempiternel débat sur le nombre de fonctionnaires n'a-t-il pas toujours été biaisé ?

C'est tout à fait cela ; l'apparent unanimisme autour de la nécessité de réduire le nombre des fonctionnaires trouve une explication centrale dans le flou qui entoure ce terme. Il n'y a jamais vraiment eu d'accord sur ce que l'on entend par « fonctionnaire ». Cela s'est longtemps expliqué par l'absence de statut de la fonction publique puisqu'il n'existait pas de texte juridique unique sur lequel s'appuyer. Mais même depuis l'adoption du statut général en 1946 ou sa refondation/extension entre 1983 et 1986, les emplois du terme peuvent varier considérablement d'un locuteur à un autre.

Du XIXe jusqu'au milieu du XXe siècle, la définition comme le nombre réel des agents n'importaient pas toujours. En réalité, en dénonçant le nombre des fonctionnaires, on visait souvent autre chose : le régime républicain pour les nostalgiques de la monarchie par exemple. Cela fonctionne aussi, et souvent simultanément, dans l'autre sens. À la Libération, l'unanimité autour des compressions de personnels reposait principalement sur l'idée que les économies permettraient de se débarrasser d'agents compromis dans les actions de l'État français et de l'occupant. C'est aussi une autre explication de l'échec des politiques de réduction d'effectifs : une fois exclus les agents considérés comme indésirables, la question budgétaire est d'autant moins centrale que l'on en recrute d'autres pour exercer leurs missions. C'est ainsi que le régime de Vichy, tout en se présentant comme très attaché aux réductions d'effectifs, augmenta comme jamais avant lui le nombre des agents de l'État.

La focalisation sur le statut brouille encore plus le débat. Pour beaucoup, « trop de fonctionnaires » signifie « trop d'emplois publics », parce que trop d'agents bénéficiant du privilège d'un « emploi à vie ». Or, une telle argumentation est doublement fallacieuse. D'abord parce que tous les agents publics ne sont pas fonctionnaires. En 2018 par exemple, les titulaires du statut représentent un peu moins de 62 % de la fonction publique de l'État. Les autres agents sont des contractuels de droit public, des emplois aidés de droit privé, etc. Ces dernières années, le nombre des titulaires a même diminué. La focalisation sur le « trop » fait ainsi perdre de vue un mouvement de fond – pourtant bien documenté – d'érosion du statut de la fonction publique depuis plus d'une décennie. Mais l'argumentation est aussi biaisée concernant le privilège d'une « garantie de l'emploi à vie ». Dans l'imaginaire collectif, elle renvoie à une sorte de totem d'immunité permettant toutes les fautes et les incompétences. Mais c'est faux. La garantie de l'emploi des titulaires repose sur la séparation du grade et de l'emploi. Certes les fonctionnaires sont protégés par le statut, contre l'arbitraire de leur hiérarchie par exemple, mais pas en cas d'insuffisance professionnelle ou de faute grave. La réelle différence avec le secteur privé, c'est que le maintien dans l'emploi n'est pas soumis aux aléas du marché. Ce n'est pas rien mais cette protection est assortie d'obligations qui, parce que les agents ne sont pas titulaires de leur emploi, permettent par exemple d'imposer plus facilement un changement de poste. En outre, on retrouve ici une question qui est loin d'être technique ou purement juridique. Le statut assure une stabilité qui participe de la continuité de l'État. Cela contribue aussi à l'égalité d'accès à certains services publics sur l'ensemble du territoire. Ici encore, les remises en cause devraient explicitement aborder ces enjeux au lieu de faire comme si le statut n'était qu'un carcan juridique obsolète.

Pensez-vous que le sujet de votre enquête historique sera encore un élément saillant des propositions des candidats à l'élection présidentielle de 2022 ?

À ce stade je pense que l'on peut distinguer trois positions explicites qui, selon les rapports de force à venir, pourraient voir se rejouer les débats de 2017 comme faire émerger des propositions réellement nouvelles.

La première pourrait être résumée par la formule « on prend les mêmes et on recommence ». Elle émane de la droite et des candidats à la primaire du parti Les Républicains (LR). Ils ont d'ailleurs commencé à préparer le terrain assez tôt puisque Bruno Retailleau considérait par exemple, dès le printemps 2020, que l'un des principaux enseignements à tirer de la crise sanitaire concernait l'obésité de l'État. Sur une ligne similaire, David Lisnard appelait plus récemment à supprimer les « tâches d'administration interne » aux services de l'État, sous entendant que cela permettrait de supprimer 450.000 postes. Il faisait ainsi écho aux propositions de Valérie Pécresse qui entend supprimer 150.000 à 200.000 emplois dans ce qu'elle appelle « l'administration administrante ». Bien que pour le moment la surenchère n'atteigne pas celle de 2016, l'un de ses concurrents aux primaires, Éric Ciotti, promet une diminution plus importante avec 250.000 suppressions de postes.

La deuxième position est celle du gouvernement et de ses soutiens qui, à l'approche de la campagne présidentielle, ont changé leur fusil d'épaule. La promesse de 120 000 suppressions de postes ayant été mal engagée dès le début du quinquennat, elle fut finalement balayée par les conséquences d'une double crise sociale (Gilets Jaunes) et sanitaire (Covid-19). En 2019, Édouard Philippe affirmait déjà que la réduction du nombre des fonctionnaires n'était pas un objectif en soi mais la conséquence attendue de réformes sur le long terme. Les ministres en charge de ces questions (Gérald Darmanin et Olivier Dussopt) ont toutefois longtemps soutenu que l'objectif serait atteint. À l'été 2020, Bruno Le Maire parlait pourtant de « stabilisation des créations d'emplois publics », suivi par la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques (Amélie de Montchalin) qui insiste plus volontiers sur l'acquis incontestable du quinquennat : la remise en cause du statut. Très récemment, c'est l'Institut Montaigne, proche du Président de la République, qui reprend cette orientation à travers une note et des entretiens qui se présentent comme une évaluation du quinquennat qui s'achève.

C'est la troisième position qui me semble constituer la véritable nouveauté de cette campagne par rapport à la précédente. Du collectif « Nos services publics » au récent « Sens du service public » en passant par « Vive les services publics ! », plateforme accompagnant la publication d'un ouvrage, des collectifs semblent bien décidés à prendre le contrepied des discours qui, depuis plusieurs décennies, ne voient dans les services publics qu'une trop longue ligne budgétaire. L'avenir nous dira si cela contribue à équilibrer la discussion démocratique en vue des élections présidentielle puis législatives de 2022.