Comment appréhender aujourd'hui un objet aussi sensible que la guerre d'Algérie ? Une vision nuancée de l'écriture d'une histoire des deux rives et de son enseignement en France.

Intimement liée à la naissance de la Ve République, la guerre d’Algérie constitue un objet d’histoire qui, près de soixante ans après les accords d’Evian (1962) marquant officiellement la fin des « événements » ( le terme de guerre n’étant retenu par le législateur français qu’en… 1999), reste, sur les deux rives de la Méditerranée, une blessure mémorielle encore à vif, charriant des enjeux toujours passionnels, qu’ils soient politiques, diplomatiques, sociaux, juridiques (législatifs et judiciaires) ou historiographiques. Benjamin Stora avait démontré en 1991 avec son célèbre ouvrage La gangrène et l’oubli à quel point cette mémoire, longtemps refoulée – il s’inspirait alors du schéma appliqué par Henry Rousso dans Le syndrome de Vichy – en France, avait ressurgi de manière (post)traumatique, s’exprimant notamment par une revendication d’un « devoir de mémoire » autant qu’un « devoir de justice », notamment de la part des Français d’origine algérienne de deuxième puis de troisième génération qui ne se reconnaissent pas dans l’histoire que la France enseigne au sujet de cette guerre d’indépendance d’une nation réclamant sa décolonisation. Or, c’est à un devoir d’histoire que l’on peut légitimement prétendre aujourd’hui, même si les affrontements mémoriels rendent encore difficile, à la fois en France et en Algérie – quoiqu’il existe des ponts entre historiens des deux rives (Benjamin Stora et Mohammed Harbi ont co-dirigé en 2004 une histoire franco-algérienne de la guerre et de sa mémoire   ) – l’écriture d’une histoire « apaisée » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Raphaëlle Branche au sujet de l’historiographie de la guerre d’Algérie   .

Les approches de cette histoire et de cette mémoire par les trois ouvrages ici recensés sont diverses et complémentaires. Guy Pervillé, professeur émérite à l’Université de Toulouse, opte pour une Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire et propose une voie médiane, pour ne pas dire « centriste », entre « les récits militants et les récits sélectifs » auxquels il ne veut « rien céder », considérant depuis ses premières recherches sur le sujet qu’il est « possible de ne pas choisir son camp quand on écrit l’histoire » et que la recherche de la vérité historique commande de prendre ses distances avec les représentations passionnées d’un objet encore chaud – sinon brûlant – de la mémoire politique et sociale. De manière plus engagée mais non sans une même recherche d’objectivité, l’historien Alain Ruscio, déjà auteur de plusieurs références sur les colonies françaises et, en particulier, d’une monographie importante sur l’OAS, s’attache avec sa somme Les communistes et l’Algérie à décrypter de l’intérieur, à partir d’archives inédites, le rapport ambigu du PCF (mais aussi du parti communiste algérien) avec la « question coloniale » (comme on disait alors) puis la guerre d’indépendance en Algérie, de son origine (le congrès de Tours de 1920) jusqu’aux accords d’Evian de 1962. Enfin, prolongeant la dimension mémorielle post-coloniale au-delà de la guerre d’Algérie (même si cet objet y reste central également) l’enseignante Laurence de Cock restitue avec Dans la classe de l’homme blanc (issu de sa thèse en sciences de l’éducation) les étapes de l’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, s’attardant notamment sur le ressenti des élèves issus de l’immigration dans leur rapport à la mémoire, placée au miroir des programmes scolaires d’histoire, largement analysés dans leur confection et dans leur application – comme l’indique le (beau) titre du livre, inspiré ironiquement de Kipling.

Un témoignage érudit de l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie au prisme de ses mémoires antagonistes

« Il faut donc se rendre à l’évidence : la guerre d’Algérie n’est pas un sujet historique comme les autres. Au lieu d’être considérée comme un fait passé qui s’éloignait inexorablement dans le temps elle est redevenue un sujet d’une éternelle actualité, comme si le sens de l’écoulement du temps s’était soudainement inversé. Optimiste par excès de naïveté, j’ai trop longtemps voulu croire que les relations amicales et fructueuses qui existaient entre historiens français et algériens permettraient une libéralisation progressive de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne »   . Toute la démarche de l’ Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire de Guy Pervillé est contenue dans ces phrases : comprendre, grâce au recul d’un historien émérite qui y a consacré toutes ses recherches et ses interventions publiques, comment (et pourquoi) la guerre d’Algérie, malgré l’ouverture des archives – depuis 1992 – puis quelques (timides) rapprochements diplomatiques, continue d’être un terrain d’affrontements et de polémiques à la fois politiques et historiographiques, mêlant en définitive un triple devoir de mémoire, de justice et d’histoire.

C’est ce dernier devoir qui a donc poussé Guy Pervillé, après de nombreuses publications de recherche (Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre), ou de synthèse (son « Que sais-je » et son Atlas de la guerre d’Algérie, ainsi que sa fresque coloniale La France en Algérie, 1830-1954), à écrire cet essai en forme de bilan historiographique et mémoriel, au ton très personnel, pour tenter de tracer une voie possible pour « faire prévaloir la recherche de la vérité » au-delà des récits partiels et partiaux. Mais après tant d’années consacrées à son sujet, il n’est pas sans savoir que les historiens eux-mêmes (et lui compris) ont, souvent contre leur gré, été pris à partie dans une forme de « guerre des mémoires » « qui prolonge dans le présent la vraie guerre des années 1954 à 1962 », « transformant une quasi-victoire militaire [de la France gaullienne] en défaite politique et morale »   . Et c’est bien sur le plan moral que la mémoire – « qui s’est presque substituée à l’histoire »   – cherche à juger (sinon comprendre, selon Pervillé) les exactions des deux camps, la question de la torture pratiquée par l’armée française ayant fait l’objet d’un point de fixation dans le débat public au tournant de l’an 2000.

L’ouvrage, volumineux et très documenté, se construit ainsi autant en une (brève) histoire de l’Algérie coloniale puis (de manière plus fouillée) de la guerre d’indépendance – dans une perspective large, du 8 mai 1945 (massacres de Sétif et du Constantinois) aux accords d’Evian – que dans une forme plus originale de confrontation des mémoires antagonistes (anciens combattants de tous bords, pieds-noirs, harkis, immigrés post-coloniaux…   ), avant de se terminer par un témoignage personnel sur les liens entre histoire, politique et mémoire de la guerre. La partie portant sur la réécriture des événements-phares de la guerre (Toussaint 1954, « bataille d’Alger » en 1956-1957, crise du 13 mai 1958, 17 octobre 1961, drame du métro de Charonne le 8 février 1952, accords d’Evian du 19 mars 1962) par les mémoires des deux rives apporte une dimension nouvelle à la manière de comprendre les divergences fondamentales quant à leurs interprétations. Puis, revenant de façon détaillée et méthodique sur les différentes péripéties mémorielles des trente dernières années, ce qui reprend le schéma devenu classique de Benjamin Stora, Guy Pervillé tente de prendre de la hauteur en considérant, dans le sillage de son maître Charles-Robert Ageron, que l’histoire « objective » doit dépasser les querelles et ne pas confondre engagement politique et engagement historique. C’est en vérité la plus grande faiblesse de l’ouvrage que de finir par confondre histoire dépassionnée et histoire non engagée, conduisant d’une manière peut-être naïve (bien qu’il se défende de ne plus l’être) au constat suivant, le situant davantage en historien « centriste » qu’apolitique : « j’estime que les historiens n’ont pas besoin d’être de gauche, ni de droite (et encore moins à leurs extrêmes) : il leur suffit d’être au centre [sic], puisque cette position est celle qui leur permet la vision la plus large suivant les lois de perspective. Et c’est aussi pourquoi je crois que la fidélité à leur rôle doit primer sur leurs relations avec tel ou tel groupe mémoriel »   (donnant ainsi l’impression de renvoyer dos à dos la mémoire des victimes et celle de l’OAS…).

Histoire et mémoires communistes des deux rives, entre résistances et malentendus

Tel n’est pas le cas d’Alain Ruscio, historien engagé – mais, semble-t-il, parfois las des controverses caricaturales, comme il s’en explique dans son introduction au sujet du malaise qu’il ressent à propos des incompréhensions concernant le rôle des résistances communistes à la guerre d’Algérie – qui propose une somme non moins impressionnante que celle de Guy Pervillé sur une thématique plus circonscrite : Les communistes et l’Algérie, des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962. Ecrit dans un style accessible tout en étant extrêmement fouillé, cet ouvrage – indispensable aux spécialistes de la période – répond à un besoin (sinon à un devoir) d’histoire au sujet des positions et des actions des communistes (à la fois français et algériens, et pas seulement de la part des dirigeants de partis, mais aussi du côté des militants, des journalistes   , des intellectuels   et des « organisations de masse » périphériques) face à la « question coloniale » en Algérie.

S’appuyant sur une quantité remarquable de documents – souvent inédits (issus des archives du PCF, notamment) –, Alain Ruscio nous fait découvrir, au fil des pages et selon un plan très dense, une vision nuancée voire kaléidoscopique des lignes politiques (en métropole comme en Algérie), souvent contradictoires, faisant cohabiter de manière plus ou moins volontaire logiques militantes et pratiques clandestines s’affranchissant parfois d’une doctrine de parti(s) mal comprise ou inaudible. Avant d’aborder la majeure partie du livre portant sur la période de la guerre d’indépendance, il faut mentionner ses premiers chapitres très instructifs, traitant des années 1920 – dans le contexte de la guerre du Rif au Maroc puis de la revendication de l’indépendance de l’Algérie par Messali Hadj (ancien adhérent du PCF) à Bruxelles dès 1927 – , de la décennie 1930 – pages très éclairantes sur la politique algérienne du Front populaire (échec du projet Blum-Viollette, qui ne proposait d’ailleurs pas de revenir sur la règle de l’indigénat), au moment où se crée le Parti communiste algérien (PCA) – puis du sort (bien connu et décisif pour la France libre) de l’Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d’aborder les événements charnière que furent les massacres de 1945 dans le Constantinois.

Avec un ton aussi personnel que dans le livre de Guy Pervillé (mais dans une veine bien plus anticoloniale), Alain Ruscio offre une vision sereine, critique et très illustrée des malaises et malentendus qui ont caractérisé la relation des communistes français (mais des chapitres sont également consacrés au PCA) avec la cause algérienne. L’un des objectifs de l’historien est en particulier de sortir d’une vision trop monolithique, et parfois aussi trop manichéenne, en considérant que « la résistance à la guerre d’Algérie » (pour reprendre le sous-titre du célèbre ouvrage de Hervé Hamon et Patrick Rotman Les porteurs de valises en 1979, qui s’était presque uniquement consacré aux intellectuels du « réseau Jeanson ») s’est davantage conjuguée au pluriel. Et, dans ce cadre, même si le PCF est loin d’avoir été irréprochable – en soutenant notamment (vote favorable aux « pouvoirs spéciaux ») la calamiteuse politique algérienne de Guy Mollet (SFIO), alors chef du gouvernement en 1956 –, ses militants et sympathisants ont participé à ces réseaux de résistance clandestins, de manière d’abord timide avec leurs homologues algériens, puis de façon plus active, les liens avec le FLN et les nationalistes algériens se montrant complexes et empreints de méfiance.

On retiendra notamment les passages apportant un regard nouveau sur l’histoire « par en bas » (celle des gens « ordinaires » plus que des élites partisanes) de la guerre d’Algérie, les membres français et algériens du parti défiant souvent la censure et/ou participant à des grèves et manifestations, pas toujours très connues ni décisives, mais exprimant un incontestable refus du joug colonial. En particulier , le livre n’oublie pas de signaler justement l’action « anti-impérialiste » des communistes lors du moment clé des manifestations de 1955-1956 contre l’envoi des « rappelés » du contingent et celui, non moins emblématique, de « l’affaire Maurice Audin » – militant communiste de l’indépendance algérienne torturé et assassiné par l’armée française en 1957 (ce qui sera dénoncé notamment par Pierre Vidal-Naquet dans son livre L’Affaire Audin) –, sans oublier le cas, moins connu, de Fernand Iveton – assassiné également en 1957 –, témoignant d’un engagement de ces militants au péril de leur vie. Mais, sur le plan plus « officiel », celui des lignes et disciplines de parti(s), Alain Ruscio ne cache rien des atermoiements et vicissitudes de la fin de la guerre, alors que le slogan « Paix en Algérie » du PCF pouvait être compris de manière ambiguë puisque, dénonçant le péril « fasciste » du retour de De Gaulle après la crise de mai 1958, les dirigeants communistes ont été embarrassés de suivre le premier président de la Ve République dans sa politique prônant « l’autodétermination » du peuple algérien.

Quel enseignement de l’histoire pour répondre aux débats sur l’immigration et la mémoire (post)coloniales ?

Historienne d’une nouvelle génération (née après la guerre d’Algérie) mais non moins engagée – très présente dans le débat public sur l'enseignement de l'histoire et les identités culturelles, notamment sur les réseaux sociaux –, Laurence de Cock a tiré de sa thèse en sciences de l’éducation et de sa propre expérience personnelle d’enseignante dans le secondaire en banlieue populaire, un livre (Dans la classe de l’homme blanc), passionnant et justement remarqué, au sujet de l’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, laissant en particulier une place importante à la mémoire et à l’enseignement de la guerre d’Algérie.

Ne négligeant pas le « bruit de fond » des débats sur l’immigration en France, de 1989 (première « affaire » dite du foulard de trois collégiennes à Creil) jusqu’aux années 2000 – loi Mekachera de mars 2005 sur l’injonction d’enseigner le « rôle positif » de la colonisation (dont l'article sera assez rapidement censuré par le Conseil constitutionnel), révoltes des quartiers populaires en novembre 2005, parution de l’ouvrage collectif La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial sous la direction Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire… –, le travail de Laurence de Cock s’applique à analyser la confection des programmes (et manuels) d’histoire des trois ou quatre dernières décennies pour comprendre si ces débats ont eu une influence sur leur écriture. Plus largement, elle interroge de manière stimulante le rapport des programmes scolaires – plus que l’enseignement produit dans la salle de classe, qui s’en détache parfois plus ou moins volontairement – à la mémoire (post)coloniale, prolongeant cette réflexion par la question de l’intégration sociale par l’école des enfants et petits-enfants d’immigrés des anciennes colonies françaises, dont certains portent des demandes de reconnaissance qui peuvent reconfigurer la manière d’enseigner ce passé colonial et, singulièrement, les guerres d’indépendance.

Précisément, la guerre d’Algérie fait l’objet de deux chapitres centraux de l’ouvrage car, avec les polémiques suscitées – bien malgré lui – par l’ouvrage Les traites négrières de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau (rapidement attaqué en justice par un collectif antillais, avant qu’il ne retire sa plainte) et plus généralement par les lois dites « mémorielles », les « événements d'Algérie », pour utiliser un langage heureusement daté, occupent une place importante dans la thématique de la transmission d’un passé douloureux et à tout le moins méconnu de beaucoup. A ce sujet, Laurence de Cock note d’ailleurs que, contrairement à une idée reçue, la guerre d’Algérie est intégrée depuis plusieurs décennies dans les programmes scolaires d’histoire (classes de 3e et de terminale) mais que son enseignement a souvent été reçu de manière partielle car abordé à la fois sous l’angle de l’histoire de France (de la IVe à la Ve République) et de l’histoire de la décolonisation, ce qui a longtemps empêché de l’appréhender dans une complexité plus globale. Et, de fait, en lien avec les débats publics autour du souvenir très présent de la guerre d’Algérie, son importance dans les programmes scolaires « est désormais admis comme problème public auquel il faut remédier » et « l’inflation mémorielle autour [de cet objet] a donc problématisé et politisé progressivement ce contenu d’enseignement, au point de le mettre sous vigilance académique, médiatique et ministérielle »   .

Comme pour les deux ouvrages précédents, il faut remarquer, au-delà d’un travail de fond à partir de sources ministérielles, des programmes et manuels scolaires, ains que du dépouillement systématique de la presse, l’importance de l’expérience personnelle dans la prise en compte du sujet. Dans son introduction méthodologique sous forme d’auto-analyse, Laurence De Cock évoque en effet comment ses postes d’enseignante en collège puis en lycée à Nanterre a pesé dans le choix de son sujet de thèse et combien son engagement professionnel – et la passion de son métier – a été décisif pour appréhender la question de la « fracture coloniale » et, en particulier, de l’importance de l’intégration par l’école des enfants issus de l’immigration postcoloniale.

Trois ouvrages au ton très personnel, aussi différents que complémentaires… et à lire sans modération.