La Torture et l’armée pendant la guerre d'Algérie fait partie de ces thèses qui rencontrèrent un écho singulier dans l’espace public   , alors que l’opinion recevait  les confessions pour le moins ambiguës des généraux Massu et Aussaresses, acteurs de premier plan de la violence de guerre pratiquée par l’armée française en Algérie. Spécialiste incontournable d’une guerre longtemps restée innommée, son auteure, Raphaëlle Branche, revient pour nonfiction.fr sur les traces d’un conflit dont les mémoires conservent les cicatrices, cinquante ans après les accords qui scellèrent la fin des combats. Cette dernière partie de l'entretien présente les enjeux actuels de la mémoire et de l'historiographie autour de l'histoire franco-algérienne. 

 

Nonfiction.fr – Avez-vous observé des évolutions significatives dans la production de témoignages ?

Raphaëlle Branche- Oui, depuis 2000, de très nombreux témoignages sont publiés en Algérie, principalement par d’anciens maquisards. C’est très impressionnant de voir combien de gens qui sont entrés dans la dernière période de leur vie écrivent leur vision de l’histoire. En France aussi, les éditeurs considèrent maintenant qu’il y a suffisamment de lecteurs pour publier des correspondances d’appelés. Je pense notamment au témoignage extraordinaire d’un lieutenant-colonel de l’armée française, Pierre-Alban Thomas, ancien FTP ayant ensuite combattu en Indochine puis en Algérie et qui avait écrit un très beau livre intitulé Combat intérieur, publié par un très petit éditeur tourangeau dans les années 1990   et qui n’avait rencontré aucun écho. Au début des années 2000, Patrick Rotman l’a republié au Seuil sous un titre nettement moins fort, Les désarrois d’un officier en Algérie   , il a interviewé son auteur pour un documentaire   , et Pierre-Alban Thomas est devenu un personnage souvent sollicité par les médias. Tout cela est tout-à-fait symptomatique de l’intérêt de la société française pour la question, bien perçu par les éditeurs. Il y a donc une stimulation de la mémoire des appelés, mais aussi toutes sortes de gens qui tiennent à exposer leur vision de la guerre, en France comme en Algérie. Bien évidemment, la dimension commémorative de ces textes explique aussi cette tendance.

Nonfiction.fr – Vous situez donc plutôt la raison de cette inflation de témoignages dans une demande de la société globale plutôt que dans une aspiration des acteurs à témoigner…

Raphaëlle Branche- C’est toujours difficile de savoir lequel de la poule ou de l’œuf, etc., mais il faut être conscient de l’existence d’une logique marchande. L’actualité éditoriale ne dit pas grand chose de ce qui se passe dans les familles, en revanche elle suppose un marché. Je ne peux donc pas m’empêcher de rattacher cette multiplication des témoignages au développement de ce marché, même s’il faut bien sûr qu’il y ait les deux. Est-ce que les enfants de combattants ou de militants du FLN ont toujours voulu parler quand personne ne voulait les écouter ? C’est difficile de savoir, mais le fait que certains n’aient pas trouvé d’éditeur est quand même significatif. Aujourd’hui, on assiste sans doute à quelque chose de l’ordre d’une rencontre entre deux envies : l’envie de parler, de faire entendre sa voix, qui est une envie discontinue avec de nombreux allers-retours, et puis un intérêt pour la guerre nouveau par son caractère soutenu, en France comme en Algérie, où se multiplient les publications. On n’a malheureusement trop rarement accès aux livres algériens en France et ni aux livres français en Algérie ; sans doute parce que les éditeurs algériens n’ont pas de relais en France, et parce que les livres français sont beaucoup trop chers pour les Algériens. Certains éditeurs français cèdent leurs droits à des éditeurs algériens qui republient les livres sous jaquette algérienne pour des tarifs bien inférieurs, mais c’est à condition de considérer qu’il n’y a pas de concurrence des marchés, ce que tous ne pensent pas.

Nonfiction.fr – À ce sujet, quel est l’état des relations entre les communautés historiennes française et algérienne ?

Raphaëlle Branche- Bonnes, à ma connaissance ! On se connaît, on se lit, on travaille parfois ensemble. Les colloques sur la guerre d’Algérie réunissent souvent des spécialistes des deux pays.

Nonfiction.fr – Un des thèmes récurrents dans les conversations sur la guerre d’Algérie est celui du conflit des mémoires, compliqué dans ce cas par la multiplicité des lignes de fracture au sein même des mémoires françaises et algériennes : vous semble-t-il, de ce point de vue, qu’on assiste à un apaisement voire à une convergence des mémoires entre les deux pays, et au sein des pays, entre les différents groupes qui ont pris part à la guerre ?

Raphaëlle Branche- Vous avez raison d’insister sur cette complexité, et c’est pour cela que je trouve que l’expression "guerre des mémoires" est une facilité de langage d’autant plus dangereuse qu’elle joue avec une idée de "guerre" qu’on ne manipule pas sans prendre de risques. Il y a des mémoires évidemment divergentes, éparses, parce qu’elles sont individuelles. Quant aux mémoires collectives portées par des groupes dont l’identité repose sur une revendication pensée dans l’opposition, elles sont loin de résumer les enjeux de mémoire qui se nouent autour de la guerre d’Algérie. Il y a évidemment des groupes qui ont des postures revendicatives, et parfois agressives, mais qui ne se rencontrent pas nécessairement : les anciens combattants peuvent revendiquer la reconnaissance du titre de combattants sans être "contre" quoi que ce soit ou qui que ce soit. L’idée de "guerre des mémoires" ne me convainc donc pas du tout, je n’en ai pas la preuve. Un Lionel Luca qui critique un film, ça ne fait pas une guerre des mémoires.

Nonfiction.fr – En France, on observe malgré tout des frictions autour de la date à retenir pour la commémoration de la guerre…

Raphaëlle Branche- Oui, sur la question du 19 mars, il y a des positions irréconciliables, au sein même du milieu des anciens combattants. Pour cette raison, je ne pense pas non plus que l’expression "guerre des mémoires" soit adaptée à cette situation. Mais pour en revenir à votre question, je pense qu’il y a une pluralité des expressions, ce qui est très appréciable, je pense, parce que cela va dans le sens d’une meilleure compréhension. Aujourd’hui, un très grand nombre de positions sont exprimées, y compris chez les grands éditeurs, ce qui donne une visibilité accrue à des points de vue différents. Les voix sortent des milieux d’où elles partent. C’est bon signe, parce qu’à côté des porteurs de mémoires, il y a aussi une quantité de gens qui ne sont porteurs de rien du tout et c’est vers eux qu’il faut que tout cela déborde. Je trouve donc très appréciable qu’on ait des documentaires à des heures de grande écoute, qu’on ait des débats, des livres et des journaux qui en rendent compte.
Par ailleurs, on a vu sortir très récemment un livre de mémoires écrit à deux mains par une fille de soldat français et un fils de combattant indépendantiste   . Là il y a quelque-chose de nouveau : dans les années 1990, un film à deux voix avait déjà été écrit par le commandant Azzedine et Jean-Claude Carrière qui avait été appelé   ; mais aujourd’hui, c’est à une échelle bien plus vaste qu’on mesure cette envie d’aller vers l’autre et d’écrire côte-à-côte. Je ne pense pas vraiment qu’on puisse écrire à deux la même histoire, une histoire commune ; mais là, on remarque au moins un net désir d’écrire ensemble, en s’écoutant et en donnant à voir en même temps ce qu’on a à montrer, comme cela avait déjà été le cas, après les accords d’Oslo, entre des enseignants du secondaire israéliens et palestiniens qui avaient publié un très beau livre intitulé Histoire de l’autre    : sur chaque double page, le texte confrontait les deux récits d’une série d’événements, que chacun racontait à sa manière.

Nonfiction.fr – Pensez-vous que le travail des historiens ait eu un impact sur la ou les mémoire(s) de la guerre d’Algérie ?

Raphaëlle Branche-  Je ne sais pas. Le travail des historiens percole surtout par le biais des manuels scolaires : c’est le principal endroit où nos travaux sont utilisés. Les manuels prennent assez rapidement en charge les évolutions de l’historiographie pour toucher les plus jeunes, mais il y a sans doute un fossé générationnel : sauf exception, leurs parents ne lisent pas les historiens, d’où l’intérêt d’avoir des hors-série dans les grands journaux pour que les renouvellements historiographiques soient aussi diffusés à un autre niveau que celui de l’école. J’imagine qu’on ne prêche pas entièrement dans le désert, mais à vrai dire je n’en sais rien. Pour ce qui concerne la question de la torture, que je connais bien, je dis dans mon livre qu’elle n’a été l’apanage ni de sadiques, ni d’une minorité d’hommes, ni surtout des militaires de carrière, mais la plupart des gens pensent encore que les appelés du contingent ont été épargnés par la pratique de la torture. Ce que je dis n’a donc pas encore été bien lu, et d’ailleurs ce n’est pas très agréable à entendre. Mais aujourd’hui, on a l’occasion de beaucoup parler de la guerre, et on peut espérer que ce que nous dirons à l’occasion du cinquantenaire de la fin de la guerre donnera plus de publicité aux avancées de nos connaissances. Sur la Guerre d’Algérie, globalement, nous sommes lus ; bien plus que sur d’autres périodes en tout cas.

Nonfiction.fr– Pour finir, avez-vous constaté un renouvellement significatif de l’historiographie ou des questionnaires appliqués à la guerre d’Algérie ?

Raphaëlle Branche- Dans la mesure où l’histoire est d’abord une question de sources, c’est évident que l’historiographie a été profondément marquée par l’ouverture des archives militaires en 1992. Avant, on a assez peu de travaux sur la guerre elle-même ; et depuis, le nombre de thèses sur le sujet a explosé. Ces sources ont d’abord permis d’éclairer considérablement la guerre militaire, puis, dans un second temps, la guerre en métropole : l’action du FLN, celle de la police parisienne, les expériences métropolitaines de la guerre que nous avons étudiées avec Sylvie Thénault et une quarantaine de personnes   . Ça a alors été l’occasion de rappeler qu’il ne s’était pas agi que d’un "ailleurs". Plus récemment encore, il y a eu des travaux sur l’été 1962, c’est-à-dire sur le départ des Français d’Algérie et la prise de pouvoir par le FLN. Ce que je vois très nettement, c’est surtout la diminution des travaux sur la guerre et un intérêt véritablement nouveau pour la période coloniale. Tous les historiens français de ma génération qui s’intéressaient à l’Algérie travaillaient sur la guerre : aujourd’hui, les doctorants s’intéressent à ce qui l’a précédée, et qui avait été complètement délaissé par leurs prédécesseurs. Ceux qui ont commencé à travailler sur l’Algérie dans les années 1990 ont été happés par l’ouverture des archives, par le bonheur d’ouvrir des cartons pour la première fois, et il faut aussi rappeler que c’était à nouveau la guerre en Algérie pendant ces années-là. À l’inverse, les nouvelles générations préfèrent s’éloigner de la guerre et ne pas tout lire en fonction d’elle

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* Propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz et Pierre Testard.