Au programme des Rencontres Philosophiques d'Uriage cette année : « Peut-on encore être humaniste ? ». Dans l’attente du 12 octobre, Nonfiction fait retour sur l’histoire d’une notion en débat.
* Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat entre Nonfiction et les Rencontres philosophiques d’Uriage (12-14 octobre 2018). En fin d'article, nous proposons une liste de livres chroniqués sur Nonfiction, dont les auteurs seront présents à cette 9e édition.
La fin du XXe siècle semblait avoir mis l’humanisme du côté des concepts vides. Pour autant il reparaît depuis une décennie, sous diverses formes – humanités numériques, post-humanisme... – dont la diversité des emplois exprime tout à la fois une fascination pour le mot et une multiplicité de significations en contradiction.
L’humanisme évoque d’abord l'enseignement des « humanités », c'est-dire l'étude des langues et littératures latines et grecques, considérées comme particulièrement formatrices au service de l'humanisation de l'homme. Le mot lui-même est inventé au XVIIIe siècle, époque des Lumières, pour désigner un mouvement intellectuel qui se développe en Europe depuis la Renaissance et qui, renouant avec la civilisation gréco-latine, manifeste un vif appétit critique de savoir, visant l'épanouissement de l'homme par la culture et sa pensée, donc par des productions assumées comme proprement humaines. Si l’on suit l'histoire du mot, cette pensée d'une culture formatrice de l'humain correspondrait à la conception des philosophes des Lumières d'un progrès de l'humanité par le recours à la raison.
Cette notion d'« humanisation de l’homme » par les sciences et les arts a cependant été mise en question par Rousseau, qui ne voyait dans les développements de la culture que dépravation et dégradation : en cela, la culture apparaissait sous des traits semblables à la statue de Glaucus, tellement défigurée par les eaux qu'elle en était méconnaissable. Plus tôt, l’idée d’une humanité soutenue par le savoir accumulé au fil des siècles avait déjà été vivement critiquée par Descartes. Celui-ci se réclamait d'un autre humanisme, sans toutefois utiliser le terme : un humanisme qui se distinguait de l'érudition. Plutôt qu'humanisme, il parlait « d'honnête homme ». N'écrivit-il pas, non sans quelque ironie, que nous avions bien autre chose à faire dans la vie, que de lire tous les livres, ne voyant là qu'une attitude passive non réfléchie ? Et de conclure que notre plus grand malheur était d'être né enfant avant que d'être homme, toute la source de nos préjugés siégeant dans cette naïveté première, prise au piège de notre sensibilité ? L'enfant n'est pas l'enfant-roi, mais e se réduit pas à l'animalité du fait de la raison présente en lui. Lire ne suffira donc pas à nous libérer de cet état, car rien ne garantit que ce que l'auteur a lu soit juste. Contre l'humanisme érudit, Descartes s'en remettait à l'exercice du jugement, de la réflexion, précisément pour lutter contre les « préjugés », de quelque nature qu’ils soient. Son attitude critique ne revenait pas à rejeter le savoir, mais au contraire à exiger son examen par le tribunal de « la lumière naturelle », nommée raison. Capitaliser les connaissances, ce n'est pas penser.
L'humanisme : une valeur ?
Contre l'humanisme de la tradition érudite, ou encore contre la méthode cartésienne qui fait de la pensée un moyen théorique où prime le modèle de la théorie scientifique, un discours proprement antihumaniste s’est aussi dressé à tous les âges depuis celui des Lumières. Or ce discours « en réaction » présente tous les risques de l'irrationnel. C'est d'ailleurs le thème de La Lettre sur l'humanisme de Heidegger, qui rangeait lui-même l’attitude humanisme parmi les étiquettes en « -isme », tellement séduisantes que « le marché de l'opinion publique en réclame sans cesse de nouveaux. » .
Or la Lettre sur l'humanisme met à jour de façon éclairante – ce qui est assez rare chez Heidegger – que l'humanisme a des fondations instables. L’humanisme entendu comme pratique des humanités s’enracine dans une origine historique qui remonte au modèle de la formation humaniste : celui de l’éducation gréco-romain désignée par le terme de paideia. Le mot passe ainsi d'un usage particulier à une dimension universelle, sans vraiment que ce glissement soit jamais justifié, donc d’une manière qui renonce à prendre au sérieux sa propre historicité. On trouve ici une des origines de la représentation de l'universalisme conquérant de la raison mettant en question l'idée d'un humanisme véritablement universel.
Autre zone d'ombre : l'humanisme s'opposerait à la barbarie. Mais qui sont les barbares ? Au départ, affirme Heidegger, ce sont les scolastiques, qui proposent un autre cheminement intellectuel dont il s’agirait de s’affranchir. Rien à voir, donc, avec une question d'ordre anthropologique. En grec, le mot « barbare » renvoie à l'appartenance à une autre culture que la mienne. Montaigne le disait dans son célèbre essai consacré aux « Cannibales » : « Mais quoi, ils ne portent point de hauts de chausses ! » Sous cet angle, l'humanisme défend l'idée d'un universel de l'humain en-deçà des particularismes culturels : il est un horizon sous lequel et au-delà duquel il n’y a pas de « barbares » qu’il ne saurait embrasser et faire « soi ».
C'est le sens du questionnement de Descartes, et ceci jusqu'aux Lumières. La culture doit recouvrir ce fond d'animalité qui nous est propre, et ceci depuis l'enfance. L'enfant est à prendre au sens d'origine, ce commencement en quelque sorte manqué de l'homme du fait de la toute-puissance de sa sensibilité face à la raison. Opposer nature et culture suppose une conception clarifiée de ces deux notions d'animal et d'enfant, avant que de prétendre à un quelconque humanisme. Poser un humanisme libérant l'homme de l'animalité, suppose une origine animale à interroger. Pour Descartes la part d'ombre de l'homme, pris dans sa dimension corporelle, c'est sa constitution mécanique, proche en cela de l'animal, qui le ramène à agir selon des habitudes mécaniques. Le mécanisme ferme la porte à cette liberté « généreuse » qui est ouverture à un choix réfléchi. C'est en ce sens qu'il convient d'entendre la (trop) célèbre formule d'Heidegger : la technique ne pense pas.
Mais là encore, cette définition de l'humain a ses failles. Les travaux sur la classification des espèces de Buffon, puis les travaux sur l'origine des espèces de Darwin, vont approfondir ce goût pour la distinction entre les espèces et alimenter un discours différentialiste et classificatoire qui va éclater le concept d'humanité... La science, en posant la question de « l'origine de l'humain », perd finalement l'humanité. Pris entre l'universalisme et le particularisme, l'humanisme est un mot qui renvoie à ces questions sans fin, ce mauvais infini qui nous laisse penser que quelque chose fait obstacle dans sa définition.
Penser l'homme à partir de n'est pas le penser en vue de, écrit Heidegger, dissociant ainsi la question de l'origine de l'humain, des enjeux de ce qu'abrite cette notion. « La métaphysique pense l'homme à partir de l'animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas. » . L'humanisme a été fustigé car il représenta un idéal occidental et européen, dont l’universalisme posait question. Mais toujours selon Heidegger, montrer que l'humanisme n'est après tout qu’une valeur, ce n'est pas rejeter l'humain ; c'est, pourrions-nous dire, prendre nos distances avec un terme chargé d'ambiguïté.
Le retour de l'humanisme avec la Silicon Valley ?
En 2016, La silicolonisation du monde (L’Echappée) du philosophe Eric Sadin expliquait et montrait les enjeux de la résurgence de la thématique de l'humanisme dans les discours de la Silicon Valley : un humanisme qui se présentait comme la poursuite d’une « augmentation » de l’homme, pour reprendre les termes consacrés de notre époque. Il insistait sur la vision du monde, en d'autres termes l'idéologie, qui sous-tend ce nouveau discours des industriels, des chercheurs et des think tanks de Californie.
Ce projet s’écarte significativement de celui que promouvait Descartes, qui visait la maîtrise de la nature dans les limites de la raison humaine. Dans sa perspective, l’effort avait pour finalité de « nous rendre comme maître et possesseur de la nature » . Mais cet optimisme à l'égard des sciences et des techniques s’est désormais affranchi de la prudence cartésienne. La montée en puissance des neurosciences, de la cybernétique et les avancées de la biologie ont contribué à développer une conviction de la toute-puissance des techniques. C'est ainsi que sont apparues les notions de « transhumanisme » et de « posthumanisme » pour penser le devenir de l'homme. A propos de ces doctrines, Eric Sadin, plutôt que d'idéologies, parle de discours « millénariste » , au sens où ce discours semble se présenter comme une voie de salut ou un contournement de la mortalité qui constitue encore l’homme à ce jour.
Descartes avait la prudence de dissocier l'homme de son corps : seul ce dernier pouvait se ramener à des lois mécaniques, si bien que l'homme dans son entièreté ne se pouvait pas être réduit aux lois des sciences physiques. Celles-ci manquaient à envelopper son âme.
Au contraire, le monde de la Silicon Valley est porteur d’une croyance en un développement en réseau de la technique, à une allure exponentielle et non plus selon la ligne traditionnellement représentée du progrès. On est loin de Jacques Tati, chez qui la technique inquiète l'usager par un nombre considérable de gadgets, ou encore de la critique marxienne de la machine se substituant à l'ouvrier. Ce que prône le nouveau discours trans- ou posthumaniste, c'est une humanité qui fonde ses espoirs intimes dans la technique. La grande croyance qui se met en place, c'est que tout dans l'univers peut se régler et voir sa perfection augmenter par l'usage des algorithmes : « cette vision du monde s'accompagne d'un appareil rhétorique érigeant l' « augmentation comme un axiome technico-ontologique cardinal », écrit Eric Sadin .
Quelle est l'imperfection fondamentale du monde ? Dans cette perspective, c'est l'humain lui-même, avec ses doutes, ses erreurs, les limites de sa réflexion et ses indécisions. C'est cette trace de la liberté humaine face au choix et au risque de l'erreur que mettent en question et refusent les travaux de la cybernétique et de l'intelligence artificielle, niant par-là la place fondamentale de l'erreur dans la construction de la vérité. Toute théorie n'est-elle pas qu'une construction provisoire ? Cela explique l'importance des travaux qui se développent autour du « guidage de la décision humaine ». . Il s’agit en somme de réparer l’« humiliation infligée à la condition humaine » .
Deux présupposés de cette représentation du devenir humain mériteraient cependant d'être examinés : le premier réside dans le fait que ce que ce sont des humains qui développent une telle conception sur les humains ; le second réside dans l’interprétation de l'agir humain qui sous-tend de telles conceptions, et qui lui reconnaissent comme but de se rendre plus efficace et plus rentable. La destination de l'homme ne serait-elle que cette orientation vers un faire technique et économique? Dans cette perspective, l’évolution de l’homme mettrait en place non pas sa propre disparition – une telle vision apocalyptique n'a guère de sens – mais, comme l'écrit Eric Sadin, un effacement de « la figure de l'homme », telle qu'elle existe depuis plusieurs siècles.
Ce sera le souci de ces Rencontres d'Uriage que d'approfondir ce questionnement.
Ouvrages recensés sur Nonfiction.fr :
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La Découverte, 2013, par Pierre Verschueren
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Nota bene : afin d'éviter toute polémique inutile, cet article fait référence à un texte d'Heidegger et ne traite pas de l'engagement personnel de celui-ci auprès des nazis. L'auteure de cet article a donc lu ce texte dans le cadre d'une réflexion critique sur l'humanisme, à des fins argumentatives et non axiologiques.