"Le public a la science qu'il mérite... comme les savants ont le public qu'ils méritent."

Depuis l'Antiquité grecque, les images respectives de l'opinion et de la science sont fondamentalement ambiguës : chacune de ces deux notions se trouve définie "à la fois comme une autorité souveraine et comme une puissance de critique ou de rébellion contre l'autorité"   ; dans tous les cas, elles sont présentées comme clairement séparées, voire opposées l'une à l'autre   . Selon la philosophe Bernadette Bensaude-Vincent ce fossé ne va pas de soi, et c'est l'objet de cet ouvrage récemment réédité   : le scientifique est un citoyen comme un autre, qui a des goûts et des opinions et dont le savoir est limité ; en outre, les non-scientifiques sont eux aussi doués de raison. La séparation intellectuelle, sociale ou politique entre les savants et les autres peut dès lors être contestée : l'analyse développée entend montrer qu'elle est une conquête de certains groupes, et non une condition préalable, ni même nécessaire, au développement de la pensée scientifique. Les deux premiers chapitres sont dès lors consacrés à une étude historique de la construction des rapports entre science et public, tandis que le troisième entend explorer les alternatives à l'opposition dont nous héritons aujourd'hui.
 

Les XVIIIe et XIXe siècles : la science entre dogme et critique

B. Bensaude-Vincent entend éclairer tout d'abord, à partir d'une sélection de tableaux historiques, les conditions dans lesquelles des communautés scientifiques ont pu conquérir une certaine autonomie. Le premier correspond à l'année 1784, synecdoque des Lumières, autour de deux événements présentés comme fondateurs : la publication de Qu'est-ce que les Lumières ? par le philosophe Emmanuel Kant et l'enquête menée par l'Académie royale des sciences condamnant le mesmérisme   . L'auteur montre ainsi l’ambiguïté fondamentale des Lumières vis-à-vis de la science : d'une part, pour exercer un esprit critique, donc pour faire œuvre de science, un espace de débats est requis, et donc la présence d'une "sphère publique" au sens de Jürgen Habermas   ; d'autre part les savants participent à la constitution et à la régulation de cet espace, au travers de la république des lettres et des sociétés savantes – qui finissent par produire un discours dogmatique, comme l'Académie s'instituant en médecin et tribunal de l'opinion –, et en s'intégrant aux sociabilités des élites – en particulier par les liens très forts entretenus avec un "public de marquises"   . À la veille de la Révolution, la structuration du champ scientifique par les académies, combinée à l'attachement à la raison manifesté par les acteurs qui y sont impliqués, a pour conséquence la structuration d'une rhétorique du fossé, analysée chez Condorcet : pour lui, c'est parce que la science est la quintessence de l'esprit critique des Lumières, l'expression la plus pure de l'idéal d'opinion publique éclairée, qu'elle peut parler en souveraine et s'ériger en dogme.

Le second tableau reprend le même principe en se concentrant sur l'année 1835, date de création des Comptes rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences, sur l'impulsion de François Arago, et de la publication du deuxième volume du Cours de philosophie positive d'Auguste Comte : si 1784 a permis de montrer que les Lumières ne favorisent en fait pas l'aspect libéral de la science par rapport à sa face autoritaire, l'auteur avance que l'apogée du positivisme ne voit pas le recul de la fonction critique que l'on pourrait attendre. Arago initie ainsi une politique libérale dans les relations avec l'opinion, s'appuyant sur elle pour s'affranchir en partie de la tutelle gouvernementale, tandis que Comte développe une conception dans laquelle l'opinion publique est voué à disparaître, remplacée par la "raison publique" – qui à son tour devra soumettre les scientifiques. Sur ce point, il n'est ni isolé ni excentrique, et B. Bensaude-Vincent souligne sa proximité avec Camille Flammarion ou François-Vincent Raspail : en substituant la raison publique à l'opinion publique, ceux-ci transforment l'idée kantienne d'un devoir individuel de connaissance en un droit de tous au savoir, et ce faisant "enterrent l'esprit critique"   . La confrontation de la situation en 1784 et 1835 permet ainsi à l'auteur de souligner que les milieux scientifiques jouent tantôt la carte du rapprochement avec le pouvoir pour se rendre indépendants de l'opinion publique (Condorcet), tantôt la carte de l'alliance avec l'opinion publique pour s'affranchir un peu de la tutelle gouvernementale, pour tenter de conquérir une autonomie (Arago) : rien n'est gravé dans le marbre.

Du point de vue de l'historien, si l'entreprise de remise en contexte de la formation du champ scientifique dans le cadre d'une synthèse efficace   est salutaire, on pourra regretter que la réédition n'ait pas été l'occasion d'une mise à jour de la bibliographie   : pour l'année 1784 par exemple, une lecture des travaux d'Antoine Lilti   , de Stéphane Van Damme   ou de Jean-Luc Chappey   , entre autres, aurait sans doute permis d'affiner très grandement le propos sur de nombreux points, et d'éviter certaines approximations   ... avant même la Révolution française, et difficile de soutenir sans anachronisme que l'objectif donné par Condorcet aux académies "non pas d'éclairer le peuple mais d'éclairer le Prince"   ait quoi que ce soit de "bien étrange"   au vu des représentations de l'époque. Avancer que la centralité interventionniste de l'Académie des sciences permet de décréter que "le cas français est unique"   est trop rapide : l'Académie royale des sciences de Prusse, par exemple, joue un rôle semblable, de même que l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg ; dès lors l'idée d'un Sonderweg français semble assez difficile à tenir sur ce point. L'opposition entre académies et Encyclopédie développé de la page 52 à la page 56 paraît elle aussi bien artificielle, puisque d'Alembert lui-même était membre de l'Académie des sciences et Diderot des académies de Berlin, Stockholm et Saint-Pétersbourg : l'auteur semble oublier que l'Encyclopédie est aussi une entreprise commerciale, et nécessite donc l'adoption d'une posture critique susceptible d'attirer les lecteurs – ce qui invite à ne pas prendre toutes les proclamations de Diderot au pied de la lettre.)). Plus profondément sans doute, l'auteur tend à se pencher avant tout sur le fonctionnement théorique de la communauté des savants, tel que proclamé par Kant ou Condorcet, et néglige largement ses normes concrètes : la république des lettres n'est pas l'utopie égalitariste et universaliste que certains de ses membres ont décrit, ne serait-ce que parce que le capital social ou économique acquis à l'extérieur peut y avoir des répercussions majeures – ce dont témoigne le déroulement des querelles qui peuvent y apparaître, par exemple entre Euler et Voltaire, ou Hume et Rousseau. Dans l'étude des débuts du XIXe siècle, les mêmes travers persistent : par exemple, l'opposition tracée entre une France centralisée autour de l'Académie et une Angleterre qui laisserait bien plus de place à l'initiative individuelle tient largement du topos, puisqu'elle néglige entre autres la position de force des Philosophical Transactions of the Royal Society tout autant que l'implication des amateurs de science français dans les sociétés savantes, les académies et même les facultés provinciales   .
 

Les XIXe et XXe siècles : la construction sociale d'un fossé

La seconde partie de l'ouvrage est consacrée à la période contemporaine, en analysant le concept de la "vulgarisation"   , distinguée de la "science populaire" d'Arago et de Comte en ce qu'elle relève d'une activité de transformation, de translation ou de traduction du savoir académique, et non plus de la construction d'une autre science pour le peuple ; c'est cet angle d'analyse qui fait sans doute l'originalité de l'ouvrage, tant sont rarement menées de front l'étude de la science et celle de sa vulgarisation. Or il faut souligner, comme le fait B. Bensaude-Vincent, que le terme même implique le postulat d'un fossé entre science et opinion, fossé qu'il faudrait combler sur un modèle diffusionniste – les scientifiques exposant unilatéralement la Vérité au grand public. Aux yeux d'hommes comme Paul Langevin ou René Sudre, la science contemporaine, caractérisée par la formalisation, ne peut en effet que tendre à s'éloigner de l'opinion sous l'effet d'un progrès pensé comme permanent et irrésistible.
La vulgarisation postule cependant chez l'opinion un désir de savoir, nécessaire à sa survie économique ; mais d'où ce désir peut-il venir si la science est de plus en plus technique, ésotérique, spécialisée ? Aux yeux de B. Bensaude-Vincent pour le médiateur scientifique "c'est [dès lors] moins l'intérêt qu'il s'agit de créer que le public lui-même"   : autour du slogan "la science est à la portée de tous" s'est développée depuis le XIXe siècle une offensive de diffusion en direction de secteurs de plus en plus larges de la société, donnant naissance à un secteur commercial important. Cela a pour corollaire une distinction de plus en plus forte entre producteurs et consommateurs de science, entre "savoir en action" et "savoir en passion"   : un lecteur assidu de vulgarisation peut accumuler du savoir, devenir savant, sans pour autant être un scientifique – en un sens, il y a ainsi une dimension performative au fossé entre science et opinion proclamé par la vulgarisation.

Partant de ce constat, et visant à l'expliquer, l'auteur dégage trois fonctions de la vulgarisation :

- une fonction miroir : un réseau de journalistes spécialisés se constitue avec ses propres normes et entre dans un jeu de dépendances mutuelles et de révélations réciproques avec le réseau des académies, des universités, etc.
- une fonction de soutien politique : la vulgarisation est souvent utilisée par les savants pour mobiliser le public en faveur de la science – le cas de Louis Pasteur est sur ce point révélateur.
- une fonction épistémologique d'objectivation : la vulgarisation détache en effet les résultats de leurs conditions de production, les insère dans de multiples perspectives, et construit ainsi une réalité indépendante de tout observateur. Le public de masse garantit ainsi l'universalité d'une science d'élite, sous réserve d'accepter d'être spectateur.

Partant de ce rôle majeur de la médiation, l'auteur développe une analyse du regard porté par la science sur l'opinion au XXe siècle, qui prend à ses yeux trois aspects :

- L'opinion disqualifiée : dans la lignée de Gaston Bachelard   , elle n'est considérée que comme du préjugé, toujours obstacle de la démarche scientifique : il faudrait dès lors construire activement le fossé, gage de rupture épistémologique. Cette position est en partie le fruit des stratégies de vulgarisation développées par les physiciens eux-mêmes, comme Paul Langevin, mais aussi des vulgarisateurs, qui en tendant à sacraliser la science se placent en position de juge, ou d'arbitre, voire de prêtre.
- L'opinion embrigadée : les gaz de combat, puis la bombe atomique, ont eu des effets très ambivalents : les guerres renforcent l'image de savants utiles à la patrie et à l'État, mais il faut ensuite tout faire pour effacer l'image de la science mortifère, inféodée au pouvoir, à grand renfort de communication   . L'utilisation de la vulgarisation comme outil politique jette dès lors pour l'auteur un doute sur les plaintes réintérées des milieux scientifiques à l'égard des médias : "on est en droit de considérer les situations de conflit comme des querelles de ménage dans un vieux couple"   .
- L'opinion malade : l'argument fréquemment brandi du regain d'irrationalisme dans la société constitue un mécanisme de régulation essentiel pour la définition d'une identité scientifique : il a une fonction de traçage des lignes de démarcation entre science et non-science. Ce n'est pas le degré de savoir dont disposent les populations qui alarme en réalité les scientifiques, selon l'auteur, mais leur méfiance à l'égard des avis prononcés par les experts. Pour B. Bensaude-Vincent l'idée d'un fossé grandissant entre science et public contribue donc à promouvoir une nouvelle figure de l'opinion, dépouillée de tous les caractères positifs que les âges antérieurs avaient pu lui prêter.

L'analyse développée par l'auteur parait très convaincante à plus d'un titre, mais il nous semble regrettable que la vulgarisation soit la seule interface entre science et opinion étudiée, ce qui tend à limiter la portée de l'analyse : on pourrait ainsi mettre en avant l'importance, aux XIXe et XXe siècles, du développement de l'enseignement des sciences, qui finit par toucher l'ensemble de la population, permettant l'apparition d'un groupe social, celui des enseignants, autrement plus nombreux que celui des journalistes, et prenant une place majeure dans les processus de hiérarchisation sociale – avec le succès des mathématiques comme instrument de sélection scolaire, par exemple. La question des rythmes et des temporalités reste posée : si B. Bensaude-Vincent défend l'idée d'une extension continue de la vulgarisation, celle-ci peut paraître parfois plus postulée que décrite, aucune donnée n'étant par exemple fournie sur le chiffre d'affaire du secteur, ou le nombre de livres vendus. On pourrait sans doute aussi reprocher à l'auteur sa persistance à parler de la science au singulier – visiblement sur le modèle des sciences physiques –, alors que le champ scientifique se structure de plus en plus pendant cette période en champs disciplinaires indépendants, entretenant des rapports spécifiques avec le reste de la société.
 

Propositions pour un comblement

La troisième partie de l'ouvrage entend, sous le titre "Alternatives", tracer les lignes directrices d'un programme de réhabilitation de l'opinion : l'autorité scientifique des experts est pensée comme une limite au droit des citoyens à juger et à décider de leur pensée ou de leur avenir. Ce faisant, l'ouvrage quitte l'analyse historique pour se faire essai philosophique : le matériau empirique devient second dans l'argumentation, face aux développements théoriques   .

B. Bensaude-Vincent dégage une première tendance générale, affirmée depuis le début des années 1960 : celle qui consiste à retourner sur la science elle-même un regard médical, à diagnostiquer ce qui ne va pas dans les politiques et les pratiques scientifiques   . L'autre manière de lutter passe par la réhabilitation de la figure de l'opinion publique : c'est le programme tracé par Jürgen Habermas   , autour de l'idée de "modèle pragmatique", dans lequel les experts seraient chargés de conseiller les instances de décision, et l'opinion publique de discuter dans les forums ou dans les médias – d'autant plus que les usagers et les consommateurs ont de plus en plus la conviction que la science n'est ni neutre, ni objective.

Salutaires, voire nécessaires, ces efforts de démocratisation ne sont cependant pas suffisants selon l'auteur, car "on ne peut éviter que resurgisse l'abîme entre l'opinion fondée sur une apparence et un avis fondé sur un savoir, entre une connaissance par ouï-dire et une connaissance rationnelle, bref entre croyance et raison."   Pour éviter cet enlisement, il faudrait opérer un retour aux sources, à la "figure archaïque de la doxa"   , à sa complexité qu'illustre la tension entre l'anecdote de Thalès et de la servante de Thrace et celle de Démocrite et des Abdéritains, connue par le traité du pseudo-Hippocrate, Sur le rire et la folie   . Contrairement à l'opinion vue par les modernes, et en particulier par Bachelard, la doxa des Grecs n'est pas intrinsèquement dans l'erreur : le Ménon de Platon voit Socrate insister sur l'importance de l'opinion vraie, à la fois sur le plan heuristique et éducatif, mais aussi sur le plan politique, supérieur à l'épistémê parce qu'elle est un savoir transmissible. Pour B. Bensaude-Vincent, "il faut donc, en plus des prérogatives de l'opinion publique, rappeler les vertus de l'opinion doxique."   , et pour ce faire "il est temps de développer une doxologie, complémentaire de l'épistémologie"   .

Cette doxologie entend tracer une délimitation entre ignorance et opinion, en pensant cette dernière comme une autre façon de savoir, alternative à la science et en relation avec elle – l'objectif étant de regarder la science comme une activité normative plutôt que normalisatrice de l'opinion et de la société. La spécificité de l'opinion serait à trouver avant tout dans la nature de ses questionnements, et d'une théorie de la connaissance propre, que l'auteur entend déduire de l'exemple de la servante de Thrace : le savoir de l'opinion est local et non général, il est relatif aux conditions de temps et de lieu où il est élaboré, orienté par les objectifs des habitants du lieu ; comme le savoir scientifique, il est hérité d'une tradition, il est jugé, sanctionné en fonction de son propre système d'évaluation. Par effet de miroir, la doxologie permettrait une étude plus profonde de la science elle-même, puisque celle-ci se constitue en relation directe avec un état de l'opinion   .

En outre, pour répondre aux questions des pouvoirs publics ou aux préoccupations de l'opinion, les scientifiques ont donc de plus en plus à sortir du cocon de leur discipline, et à se confronter à des intérêts hérétogènes. L'acte d'expertise devient ainsi un acte proprement politique en lui-même, et non seulement au service du politique. Réhabiliter le régime de l'opinion comme vertu propre au citoyen paraît ainsi à l'auteur être un impératif lié à la différence entre les registres du savoir et de l'action : la pratique politique ou morale exige d'autres qualités que la recherche de la vérité.

La réédition de 2013 de l'ouvrage comprend une postface de l'auteur, qui lui permet de mettre en avant les multiples efforts visant à réconcilier science et opinion : "Le siècle commençant semble ainsi voué à réconcilier les partenaires – science et opinion – que le siècle précédent a dressé l'un contre l'autre."   . B. Bensaude-Vincent souligne que ce rapprochement s'est avant tout fait "au nom de la démocratie", et non plus "au nom de la science", en lien avec les incursions de citoyens dans le champ de la recherche – malades du sida, faucheurs d'OGM, etc. Le souci d'inclure la société se manifeste ainsi jusqu'aux plus hautes instances, par exemple à Bruxelles ; la recherche et l'innovation sont de moins en moins des buts en soi, mais doivent répondre à une "demande sociale". Les controverses sur les organismes génétiquement modifiés ou le changement climatique par exemple ont en outre montré que les experts ne parlent pas d'une seule voix et que les vérités scientifiques ne sont pas incontestables : l'autorité de la parole scientifique a été sérieusement ébranlée. Le concept de "démocratie technique"   prend ainsi une pertinence de plus en plus large, même si les figures les plus "archaïques" de la science et de l'opinion perdurent.

L'engagement du public, tout comme l'organisation de la recherche sur projets, sont cependant souvent conçus selon des logiques de gestion : la plupart des termes en vogue pour engager le public viennent du monde de l'entreprise – en témoigne par exemple le terme de "gouvernance". La normativité gestionnaire impose dans la recherche une obligation de résultats, et entretient le culte des évaluations et de la performance compétitive, tout en ensserrant l'engagement du public dans le schème gestionnaire de l'évaluation bénéfices/risques. En conséquence, la requalification de l'opinion est limitée par sa soumission à une rationalité économique, elle-même légitimée en partie par l'intermédiaire des sciences de l'économie et de la gestion : l'amélioration de la situation que pense discerner l'auteur, si elle est avérée, n'est peut être qu'un passage de Charybde en Scylla