Deux ouvrages, d'inégales qualités, qui tentent de mettre le doigt sur ce qui fait notre humanité.
Le livre de Francis Wolff ne se laisse pas facilement résumer. La tâche est cependant facilitée par sa structure conceptuelle, mais me contraint à ne pas rendre justice à sa finesse. Je suivrai le cours de l’ouvrage. Le collectif Qu’est-ce que l’humain ? condense en une centaine de pages, un naturalisme un peu mystique, une naturalisation stricte de la culture et une théorie du détachement évolutionniste du temps humain par rapport à l’évolution. Entre sciences naturelles et humaines, il offre à Notre humanité un écho intéressant.
I - Configurer l’histoire de l’homme
La thèse est à la fois simple et audacieuse. Il s’agit de montrer comment depuis Aristote jusqu’aux neurosciences contemporaines, s’est constituée en parallèle de l’idée de science un concept d’humanité, de sorte que les grandes épistémologies philosophiques qui se sont succédé permettent de déduire et sont fondées sur un certain concept de l’homme. Plus précisément, il trace quatre figures de l’homme : l’homme rationnel (Aristote), la substance pensante (Descartes), le « sujet assujetti » (homme structural des sciences humaines) et "l’animal comme les autres" (homme naturalisé, neuronal). Dans les deux première figures, l’épistémologie des auteurs s’appuierait implicitement sur le concept d’homme (à la fois comme sujet et objet de science) qu’ils dégagent. Dans les deux autres, c’est à l’inverse la conception que l’on se fait des sciences pratiquées prenant l’homme pour objet (tout en étant son sujet en un sens problématique) qui a pour conséquence une certaine conception — méthodologique ou réelle — de l’homme. Mais en réalité, que le concept d’homme fonde celui de science ou que celui-ci suppose celui-là, l’hypothèse centrale est la même, à savoir que l’humanité comme concept est à chaque fois impliquée (comme supposition ou conséquence) par l’idée d’une science en général puis d’une science de l’homme. Seulement, alors que chez Aristote et Descartes, le concept d’homme fonde la possibilité même de toute science, dans les sciences humaines d’une part, sociales naturalisées d’autre part, c’est plutôt l’idée de ce qu’est une science de l’homme qui conduit à concevoir l’homme de telle ou telle façon. Ainsi, l’idée que toute science, y compris sociale, doit pouvoir répondre aux critères de scientificité d’une science naturelle, entraîne une conception de l’homme comme réductible, au moins en droit, à un objet de science comme les autres. Dans ce "paradigme", l’homme, quoiqu’il soit sujet de la science, est certes étudié par des sciences particulières et le plus souvent sous son aspect, pourrait-on dire, le plus excellent (l’esprit), mais il ne jouit pas d’un statut privilégié. Ses propriétés sont, au même titre que celles de n’importe quel objet du monde, des propriétés naturelles. A l’inverse, les sciences humaines, du XIXe siècle au structuralisme, considèrent l’homme comme objet non naturel, quoique non essentiel, et leur propre discours comme celui de sciences non naturelles. Elles prétendent ainsi être à la fois des sciences véritables et des sciences proprement humaines.
Ces figures s’organisent selon des connexions systématiques, des "configurations" (2e partie) : un système de propriétés formelles (synchronique) et un récit (diachronique) des épistémologies. Mais ces rapports formels (identité/opposition) et le choix des figures visent à souligner qu’ils ne sont pas des accidents historiques mais sont au contraire déterminés par des concepts transversaux. Chaque figure entretient avec toutes les autres un certain nombre de relations déterminées et symétriques que je résumerai en deux tableaux. Chacune répond (identité/opposition), sous un aspect ou l’autre, aux trois autres. Cette systématicité remarquable repose sur le choix de quatre figures (ni plus ni moins) et l’attribution à chacune d’un nombre égal de caractères (exprimés comme des contradictoires : essence ou non, simple ou double) qui sont comme autant de paramètres de classement des figures. L’histoire des sciences et de l’homme, sous ces points cardinaux, apparaît ainsi formellement animée par une logique (de type hégélien, si l’on peut dire). Les détails de l’histoire sont discutables mais la force de l’argument est précisément dans l’abstraction dégagée de la pluralité des discours qui sont répartis autour des (ou entre) pôles comme un champ (synchronique) ou selon un continuum (diachronique). Mais l’essentiel est que, ces paramètres étant admis, leurs rapports logiques définis (ce qui n’est pas peu supposer), et les portraits philosophiques reconnus, les tableaux se déduisent immédiatement et ainsi quatre manières de concevoir l’homme et ses rapports (d’objet et de sujet) aux sciences.
Comme ces tableaux apparaissent complets, ne peut-il y avoir de cinquième figure ? Ce n’est pas clair. Après tout Aristote et Descartes n’appelaient pas les deux figures suivantes, pas plus qu’Aristote n’appelait Descartes et l’homme structural l’homme naturalisé. Mais rétrospectivement, comme chaque figure répond à celles qui la précèdent, une histoire systématique s’est constituée. Elle pourrait, je suppose, être reconfigurée par une nouvelle figure, à condition toutefois d’introduire un nouveau paramètre général qui déterminerait de nouveaux rapports.
II - L’homme comme problème pratique
Le deuxième volet (3e partie) du livre discute les liens entre savoir et pratique : comment d’une certaine conception de l’humanité dérivent un ensemble de prescriptions (déduites en droit) et des pratiques idéologiques (se légitimant, en fait mais à tort, en son nom). Autant "d’attraits" et de "dangers" de chaque vision de l’homme. F. Wolff entend montrer comment ce qu’on affirme de l’homme implique ce qu’il a le droit ou le devoir de faire (à l’homme et/ou la nature). Justifiant ainsi une connexion entre la science (et une épistémologie) et les normes et valeurs, il conçoit les figures comme des concepts à la fois scientifiques et normatifs, en prétendant pour autant ne pas violer la dite loi de Hume. A partir de ce qu’est l’homme on devrait donc pouvoir savoir ce qu’il faut faire, « tantôt pour le meilleur, tantôt pour le pire ». La distinction cartésienne des deux substances autorise un certain usage des corps (non humains sans condition, humains sous conditions), en même temps qu’elle fonde par la connaissance de ses causes une maîtrise de la nature (le résultat privilégié est la médecine), mais on risque d’en faire découler un droit absolu de domination d’une nature indifférenciée, pour le louer (cartésiens caricaturant le modèle de l’animal-machine en réalité ontologique) ou le déplorer (plaidoyer contre la « Technique » chez Heidegger). Un partage similaire entre bonnes déductions et légitimations malheureuses peut être appliqué à chaque figure. Aristote : nature unique de l’homme mais légitimation naturelle des inégalités et donc de l’esclavage pouvant conduire à croire en un partage — faux — entre hommes et sous-hommes). Structuralisme : humanisme d’une part, anti-libéralisme et totalitarisme d’autre part. Naturalisme contemporain : disculpation d’une part (relations mère-enfant), biologisation du social d’autre part (criminalité). Evidemment, F. Wolff souligne qu’il n’est pas toujours légitime de passer des attraits aux dangers comme si chaque figure impliquait nécessairement les interprétations malheureuses qu’on en fait. Seulement, il reconnaît que ces figures risquent d’autoriser malgré elles des pratiques inacceptables qui, si elles ne se déduisent pas du concept de l’homme en question, sont néanmoins disponibles une fois renoncé à ce que les autres figures impliquaient (du monisme (1) au dualisme (2), de l’essentialisme (1, 2) à l’anti-essentialisme (3, 4), de l’anti-naturalisme (3) au naturalisme moniste mais non essentialiste (4)) . La critique d’inférences illégitimes d’épistémologies à des conclusions pratiques est un bon point mais qui a effectivement procédé à ces inférences ? On s’interroge notamment sur certains anachronismes dans l’identification des coupables (structuralisme/totalitarisme), même si on comprend le lien entre relativisme et impossibilité de la critique.
III - L’animal humain trop peu humain ?
Le dernier chapitre occupe une place privilégiée. F. Wolff s’y livre à une attaque en règle contre les éthiques animales qui, parce qu’elle est souvent contestable, mériterait une discussion à part entière. La particularité de la définition naturaliste de l’homme est, selon lui, contrairement aux autres, de prendre une figure méthodologique pour une définition réelle. D’où les dangers qu’il repère, par-delà les avantages concédés (la naturalisation de certaines pathologies, autrefois chasse de garde des psychanalystes, comme l’autisme) : du biologisme et de l’évolutionnisme, on passe au racialisme et à l’historicisme, du naturalisme antihiérarchique au post-humanisme (inquiétant mais somme toute moins dangereux) et à l’animalisme (paré des attraits de la moralité mais en réalité plus dangereux), cible la plus sérieuse dans sa version dite faible (il faut traiter les animaux comme les hommes — et non l’homme comme les animaux). F. Wolff entend la réfuter sur deux fronts : conséquences contre-intuitives (sorte de reductio ad absurdum) et auto-réfutation (contradiction pragmatique analogue à celle du relativisme dans la troisième figure : impossibilité d’affirmer à la fois que l’homme est un animal comme les autres et de fonder des prescriptions morales de l’homme à l’égard des autres animaux). Mais ni l’un ni l’autre ne fonctionnent, faute d’une identification suffisamment juste des thèses critiquées : conception (fort discutable) des droits comme impliquant, chez leurs titulaires, des devoirs, et absence de prise au sérieux, par exemple, la distinction de Peter Singer entre égalités de considération et de traitement ou le pluralisme de théories comme celle de Martha Nussbaum. F. Wolff semble en effet parfois considérer que toute éthique animale est antispéciste (ce qui est faux) et, par une critique de l’antispécisme pense réfuter toute théorie qui n’accorde pas un statut (très) privilégié à l’homme. Néanmoins, il propose une esquisse de "division morale tripartite" : animaux de compagnie (relations affectives individuelles ; raisons qu’on dira agent-centered) ; "de rente" (contrats implicites de domestication ; rapports individualisables) ; et sauvages (préservation des écosystèmes et des espèces ; non individuel). En somme, nous ne sommes redevables aux autres animaux qu’à mesure des liens significatifs que nous entretenons avec eux et de notre intérêt proprement humain, ce qui implique (et se défend), sinon de concevoir l’homme comme un animal pas comme les autres (naturellement parlant), au moins une conception anthropocentrée (par ailleurs défendable) de la morale.
La conclusion aborde deux questions subsidiaires : la nature de la conscience d’une part (monisme ou dualisme), et la justification d’une définition contemporaine de l’homme comme animal rationnel et d’un universalisme moral qui s’en déduit. L’humanité est définie comme une série de replis de la rationalité selon une sorte d’ordre itératif de l'intentionnalité (croyance de croyance, etc., désir de désir, etc.). Seulement, comme l’itération est en même temps un passage à ordre supérieur de généralisation, il n’y a pas d’équivalence possible entre croyances (ou désirs) d’un niveau et de l’autre. Il n’y a que quatre degrés d’intentionnalité, dont trois de rationalité ("replis"), culminant dans l’idée de science universelle d’une part et un universalisme des valeurs d’autre part. Cette structure bipartite (mais unifiée) de la rationalité laisse toutefois perplexe et suppose d’avoir préalablement renoncé aux figures précédentes, pour faire retour à Aristote. La rationalité consiste en une série de facultés qui assurent à l’homme son propre, dont l’auteur semble tant regretter l’effacement par la quatrième figure, fondé non empiriquement. La vie (théorique et pratique) de l’homme suppose ces vertus (intellectuelles et morales) propres, jusqu’à leur degré idéal d’universalité. Cela suppose bien sûr qu’être humain, c’est soit par nature ou essence avoir ces facultés au moins en puissance. Mais cela implique-t-il qu’elles soient propres ? Même pour Kant le concept de rationalité n’a pas la même extension que celui d’humanité. Etre rationnel, ce n’est pas nécessairement être humain même si être humain, c’est, au moins en puissance, être rationnel. Bref, qu’il soit souhaitable de sauver l’humanité d’un réductionnisme autoréfutant d’un certain naturalisme peut être concédé. Mais il est plus délicat de voir en quoi la tentative, ou tentation, de lui préserver un domaine propre (plus métaphysique qu’empirique) est encore pertinent.
Notre humanité est limpide et d’une grande cohérence interne. On y apprend en outre beaucoup. Il aurait pu être plus concis (répétitions dues aux effets de symétrie et d’opposition), mais également plus précis sur certains points (éthiques animales, diversité naturalismes). La lecture en est stimulante et recommandée, même si, malgré un argument général convaincant (lien entre les conceptions épistémologiques, anthropologiques et pratiques), des arguments particuliers manquent parfois leur cible.
IV - Sciences naturelles et humaines de l’humain
Qu’est-ce que l’humain ? est en réalité une nouvelle édition du « best-seller », nous dit-on, de la collection Le Collège. Fruit de trois conférences prononcées à la Cité des sciences et de l’industrie en septembre 2002, ce petit livre réunit les discours de Jean-Didier Vincent, neurobiologiste, Pascal Picq, paléo-anthropologue et Michel Serres, philosophe. Chacun apporte une réponse distincte et complémentaire à la question qui fait le titre de l’ouvrage, de trois points de vue distincts, tous articulés autour d’une temporalité propre (histoire du vivant, histoire du genre homo, histoire du rapport de l’homme au temps). L’intérêt de ce petit ouvrage de vulgarisation est, au regard de Notre humanité, de présenter deux exemples de la quatrième figure (Vincent, Picq) et un exemple de la troisième figure (Serres). Ce dernier fait, comme il a toujours tenté de le faire, le pont entre sciences et philosophie, le second est un représentant emblématique de l’effacement des propres de l’homme par une science qui a ceci de spécial, pour F. Wolff, qu’elle est une science humaine naturalisée. Devenue biologique et évolutionniste, l’anthropologie n’est pas, sous la plume de P. Picq, la science de notre humanité (non essentielle mais proprement humaine) et de la pluralité de ses manifestations culturelles, mais au contraire la science de son évolution à travers diverses formes spécifiques, au sein de l’ordre des primates.
J.-D. Vincent quant à lui apparaît comme représentant des neurosciences, mais on relèvera avec quelque désarroi un appel à l’âme . L’homme est certes un "sexe pourvu d’un gros cerveau" , il est incontestablement un animal, mais doté d’une âme, de "quelque chose qui est de l’ordre du mystère" . Elle aura beau ne pas être immortelle, cette "psyché" n’en persiste pas moins dans la "mémoire des autres". Le lecteur jugera de la pertinence d’un tel recours à une entité mystérieuse dans un texte de 16 pages, ce qui ne plaide ni en faveur de l’animalité de l’homme, ni en faveur de son propre humain. C’est peut-être l’indice d’une difficulté à accepter les implications d’une naturalisation de l’esprit humain, mais ça n’est aucunement un argument contre sa réduction à un système de neurones (Notre humanité offrait au moins un argument, même critiquable, contre le réductionnisme).
Le texte de P. Picq éclaire de façon concise et stimulante la place de l’homme dans l’arbre de l’évolution et énumère les différents propres supposés de l’homme qui en réalité s’avèrent partagés par d’autres primates (bipédie, outil, guerre, interdit sexuel, vie sociale, chasse et partage de la nourriture, sexualité, morale, mensonge, communication symbolique, conscience de soi, rires et pleurs). Cette continuité des facultés de l’homme et de ses cousins primates est admise par F. Wolff, mais la culture animale est autant l’objet d’une légère dérision (effacement de toute frontière) que la naturalité de la culture humaine celui de son soupçon (risque de contradiction interne). Dès que cette naturalité n’est plus seulement un modèle d’intelligibilité mais implique une disparition effective de tous les propres de l’homme, animal comme les autres, c’est la possibilité même d’une science et de la pratique (la dignité ?) humaines qui disparaît. Mais ce que F. Wolff n’aperçoit pas dans la démarche d’un paléo-anthropologue comme P. Picq, c’est que les facultés humaines (fussent-elles, empiriquement, propres) sont le résultat d’une évolution plurielle : il y a eu plusieurs hommes et la possibilité de développer ces facultés n’a pas été offerte qu’à l’homme. La contingence de ce fait n’interdit pas de concevoir l’homme comme un être rationnel (ce que la relativité de la distinction nature/culture n’implique pas), mais de concevoir celle-ci comme un accident, une chance, plutôt qu’un trait propre et essentiel. L’auteur signale une confusion des anthropologues entre l’homme et l’humain, « juxtaposant un concept naturaliste — celui d’espèce et de genre —, et un concept philosophique ». Or, contre un usage trop proprement humain des sciences humaines, P. Picq entend l’humain dans son sens d’animal comme les autres, réservant l’homme animal pas comme les autres à la réflexion philosophique sur l’homme, non pas en tant qu’il est naturel, mais en tant qu’il est rationnel. Mais cette dernière position ne saurait définir ce qu’est l’humain. Quand elle le fait, elle s’interdit de ne considérer l’homme que comme un primate. C’est peut-être faute d’une solide et constante distinction entre l’animal qu’est l’humain et l’homme comme concept (philosophiquement utile) que F. Wolff pense pouvoir reprocher aux naturalismes et aux anti-naturalismes leur tendance à l’auto-réfutation (réductionnisme, relativisme). Il aurait suffi de noter que l’origine naturelle de l’esprit n’entraîne pas forcément la perte d’autonomie du savoir, pas plus que les mathématiques ou la morale ne sont inévitablement invalidées par leur naturalisation.
M. Serres, analysant le temps (court) des sciences humaines, définit le propre de l’homme comme faculté (évolutive) de maîtriser le temps (y compris évolutif). Ce repli du temps humain (biologique) sur lui-même, ce court-circuit du temps, par la technique (de la matière, du vivant, de l’information), permet de le maîtriser sans avoir à attendre que l’évolution elle-même sélectionne ces facultés de transformation. Le texte, peut-être comme mon résumé, est particulièrement abscons, verbeux et peu argumenté. Comme une série de grandes affirmations embrouillées, quoique intrigantes, M. Serres prétend montrer comment l’homme est passé « de l’évolution créatrice [au statut de] créateur d’évolution » et offre ici un parfait exemple de bonnes idées gâchées censées apparaître au profane, on suppose, d’autant plus philosophiques qu’elles sont incompréhensibles. Qu’il y ait dans cette prouesse quelque chose de proprement humain, c’est peut-être une lueur d’espoir pour certains, certainement une source d’inquiétude pour d’autres