En s’attachant à définir l’amour, Francis Wolff esquisse une nouvelle définition de la philosophie.
« Lorsque j’étais enfant, j’apprenais la "théorie musicale" dans de petits manuels (je ne sais pas s’ils existent encore) partagés en deux : le livret vert des questions et celui rouge des réponses. » C’est ainsi que Francis Wolff, professeur émérite de philosophie à l’ENS Ulm, présentait l’an dernier son expérience de la musique dans Pourquoi la musique? (Fayard, 2015). Puis il ajoutait : « "La musique est l’art des sons". Quel ne fut pas mon éblouissement, à l’âge de huit ans, en découvrant cette définition. Je ne sais pas si ce fut mon entrée dans la "théorie musicale", mais je crois que ce fut mon entrée en philosophie. Il y avait dans cet énoncé tout le pouvoir magique des formules définitionnelles. Elle concentrait en quelques mots simples le mystère des choses impalpables. »
Il n’y a pas d’amour parfait fait suite à cet ouvrage. Il peut être lu comme un manuel pratique, ce que l’on tient à la main à la manière du Manuel d’Epictète, qui permet de s’orienter dans l’existence. Il présente en outre des « compositions » autour de la définition de l’amour, comme ces manuels d’apprentissage de la musique. L’amour est aussi une clé pour entrer en philosophie et pour résoudre l’aporie cartésienne de l’incompréhensible union de l’âme et du corps. Le pari de Francis Wolff, en somme, c’est que s’exercer à reconnaître ce qui appartient à l’amour et ce qui ne lui appartient pas, c’est résoudre dans le même temps des questions philosophiques laissées en suspens, en se réappropriant la langue de Descartes et le point de départ qu’il fixe à l’itinéraire philosophique : « Je pense. Tout ce que je peux en conclure c’est que j’ai un corps. En revanche, j’ai mal, moi et non lui : donc je suis mon corps, je ne fais qu’un avec lui » .
L’amour, terme utilisé dans de multiples champs – philosophie, littérature, sociologie, psychologie – semble être tellement évident dans sa signification que personne ne prend le temps de réellement le définir. Les raisons que donne Francis Wolff à ce propos dans son livre sont d’abord le repli sur une considération de l’amour comme un sentiment particulier, que réduirait nécessairement le passage au concept par sa généralité. Mais il y a aussi, au nom d’un certain culturalisme, le refus de l’universel que véhicule le concept. Ce refus de définir ce dont on parle conduit Francis Wolff à en appeler à une « hygiène du concept », métaphore pour le moins surprenante mais qui a sans doute d’autres ambitions que celle de jouer avec les mots. L’hygiène renvoie à la santé physique et morale, et rappelle la finalité de la philosophie dans son rapport à celle que lui assignait Descartes : le contentement.
Un nouveau Discours de la méthode
Comment parvenir à saisir ce qui se donne dans la fluidité de son apparition et qui semble échapper aux tracés des limites de la définition ? Avant de parler de l’amour, explique Francis Wolff, il faut en construire la définition : le propos rejoint ici celui de Socrate lorsque, dans le Ménon de Platon, il demande à son interlocuteur de ressaisir derrière la pluralité des formulations l’unité du concept, de passer de l’essaim d’abeilles, à l’abeille. Ménon définit en effet la vertu par une énumération de cas particuliers sans chercher ce qui leur est commun. Il en va de même pour l’amour. On en reste la plupart du temps à des formulations admises, des affirmations péremptoires qu’on égraine sans qu’elles parviennent à cristalliser.
Préserver, dans ce travail de l’universel, la singularité des expériences que la littérature donne si bien à voir (elle qui est le meilleur gardien de l’amour, comme l’écrit Francis Wolff) : telle est la difficulté centrale de tout préalable aux discours sur l’amour.
Après avoir procédé au rejet des méthodes classiques, dont celle du « genre » d’Aristote, comme à celui des méthodes plus contemporaines, comme « l’air de famille» de Wittgenstein qui consiste en la construction d’un « prototype », Francis Wolff part des mots proches – amitié, désir et passion – et procède à ce que l’on pourrait nommer une combinatoire géométrique.
Ce livre va ainsi consacrer plus de la moitié de ses réflexions à la question de la méthode, rejoignant Descartes, aussi bien à propos du chemin à suivre pour définir l’amour, qu’au sujet de ce qui pourrait également s’appeler un Traité des Passions de l’âme dans cette quête du contentement.
La réponse est dans le titre : il n’y a pas d’amour parfait. Là encore, on entend un écho à la morale par provision de Descartes. Dans les affaires humaines, rien n’est achevé. Tout est en mouvement. On ne peut donc donner une solution définitive à la question de l’amour, parce que c’est dans cet inachèvement que l’homme réalisera sa liberté.
Penser avec Descartes
Il y a des effets de mode, ou encore des certitudes bien établies, auxquelles n’échappe pas la philosophie – du moins une certaine philosophie – et qui consistent à croire que plus un mot est flou, plus il approche de la vérité. Si Descartes cherchait un point fixe pour sauver la vérité, inaugurant sa démarche par un doute méthodique qui deviendra hyperbolique, le ton de l’ouvrage de Francis Wolff est de même sans compromis et sans compromission. « Penser bien, c’est penser avec des concepts clairs et nets. C’est d’abord penser propre ! L’hygiène avant tout ! La diététique et l’éthique suivront. » Au-delà de la polémique, et du ton parodique qui rejoint les slogans publicitaires, cette phrase renvoie explicitement à la définition que Descartes donnait de la philosophie dans les Principes de la philosophie : « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales : à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. »
Tout le plan de l’ouvrage de Francis Wolff est là. Le premier moment fondamental et fondateur de la réflexion, les « racines de l’arbre », c’est le travail de définition, la mise en place de la méthode. Le second moment sera celui des ramifications, de la morale dans son rapport à l’amour par exemple. Si Francis Wolff donne ainsi à saisir l’importance du fondement de nos certitudes, par la métaphore de l’arbre, il donne aussi à réfléchir le nécessaire usage des images pour se faire comprendre – nécessité qui contient paradoxalement en elle-même le risque de ne pas l’être, l’image véhiculant une certaine équivoque.
C’est cette équivoque difficilement réductible qu’interroge ici Francis Wolff. Pour le dire autrement, son « petit ouvrage » – comme il le dit –, en entreprenant de définir conceptuellement l’amour, réfléchit le sens de la construction du concept, et particulièrement le recours à des images pour expliquer cette tâche ardue. C’est ainsi qu’il renoue avec les schémas, et en particulier le triangle géométrique, à la manière de Socrate qui, pour résoudre un problème mathématique insoluble (la duplication du carré), s’adresse à un jeune esclave en traçant des lignes sur le sable. Il procède aussi selon l’algèbre : « L’amour complet (conceptuellement, non réellement, ce qui n’ a pas de sens), c’est la somme algébrique des trois tendances. »
La référence à Descartes ne cesse donc pas de circuler dans Il n’y a pas d’amour parfait. Un des sous-titres est « Règles pour la définition de l’amour ». Comment ne pas y voir un renvoi aux Règles pour la direction de l’esprit ? C’est toute la construction du livre qui suit l’ordre cartésien des raisons : modèle géométrique, réponses et objections, conséquences médicales et morales. Descartes est d’ailleurs explicitement cité, dans une lettre où il raconte son amour pour une jeune fille qui louchait .
« Car la philosophie au contraire de l’amour commence à froid... »
Il n’y a pas d’amour parfait, détournement du « il n’y a pas d’amour heureux » d’Aragon, entreprend en fait, par sa construction du concept d’amour, de construire dans le même temps le concept de philosophie, qui a pour racine « philein » c’est-à-dire « aimer ». Il y a plusieurs degrés dans l’amour. L’amour se révèle, au fur et à mesure de l’analyse, être une composition plus ou moins équilibrée de désir, d’amitié et de passion. Ces trois notions en sont « les composantes », au sens chimique du terme, mais aussi au sens de composition musicale, ce qui confère à l’ouvrage son statut de prolongement de Pourquoi la musique ?
« Notre définition autorise une variation infinie des amours singulières. » Certes, et on a alors envie de trouver dans ces singularités celle qui appartiendrait à la philosophie. Dans les dernières pages du livre de Francis Wolff point une réponse.
Pour faire de l’humain – répète-t-il tel un refrain donnant une unité à un ensemble –, il faut plus que l’instinct, il faut le désir, « lequel ne va pas sans fantasmes, sans représentations, sans lois, sans frustrations, sans violence parfois, sans beauté aussi...» Pour faire de l’humain, continue-t-il, il faut plus que des émotions. « Il faut des passions qui poussent les humains à se hisser au-dessus de leurs propres intérêts et à agir pour une idée fixe parfois contre eux-mêmes et contre toute raison. » Pour faire de l’humain, enfin, il faut plus qu’un instinct grégaire : « il faut une communauté d’échanges réciproques » . Désir du vrai et du beau, engagement passionné pour la vérité, et dialogue au sein d’une communauté rassemblée par l’amitié : on trouve ici la définition de la philosophie.
En tant que mélange hétérogène, l’amour – et en particulier l’amour philosophe – sera qualifié d’imparfait. Ce mélange n’est pas une recette de cuisine, écrit Francis Wolff : rappelons nous des propos de Diotime répondant à Socrate dans le Banquet : « Mais, Diotime, lui dis-je, quels sont donc les gens qui font de la philosophie, si ce ne sont ni les sages ni les ignorants ? — Il est tout simple, même pour un enfant, répondit-elle, que ce sont ceux qui tiennent le milieu entre les uns et les autres, et l'Amour est de ce nombre. »
L’amour est un peu moins et un peu plus… Il se nourrit du désir, des passions, de l’amitié. Il engendre des histoires… Des histoires d’amour qui finissent bien, ou mal.
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