Economiste et spécialiste de l’économie de la culture, Françoise Benhamou a travaillé sur les effets de la mondialisation sur la culture ainsi que sur la politique culturelle française dans ses ouvrages comme L’Economie du Star-System (2002) et Le dérèglement de l’exception culturelle. Plaidoyer pour une perspective européenne (2006). Face à la mondialisation, elle décrit l’avènement possible d’une nouvelle politique culturelle impulsée par une politique européenne globale dans laquelle la France aurait sa place.
Nonfiction.fr- Quelle est la place aujourd’hui selon vous, de la culture française au sein de la culture mondialisée ? Le constat que vous faîtes dans votre livre d’une " exception culturelle » déréglée et qui n’a plus lieu d’être depuis les années 90 est très frappant. Pourquoi s’attache-t-on encore à cette notion ?
Françoise Benhamou- Il y a un recul visible qui est difficile à évaluer, et à mesurer surtout avec les fantasmes que l’on brandit autour de cette notion. D’autre part, je pense que ce recul est normal. Il ne faut pas simplement imputer cela à des faiblesses de la France car le monde est bien plus pluriel qu’avant et la France y occupe toujours une place à son échelle. Il faut donc objectiver ce recul face à l’évolution du monde. Pour ce qui est de l’attachement à cette " exception culturelle », il est en effet très présent, il est historique et élitiste mais il ne faut pas le dénier. Ce dont il s’agit aujourd’hui c’est de le faire exister autrement et non pas de le renier.
Nonfiction.fr- Quel bilan pouvez-vous faire de la politique culturelle de Frédéric Mitterrand et notamment de l’usage de l’expression " culture pour chacun, culture pour tous » ?
Françoise Benhamou- Je ne suis pas d’accord avec cette expression car je pense que c’est plus un " slogan » et la question n’a pas de sens pour moi. Pour ce qui est du bilan de la politique de Frédéric Mitterrand, il est difficile à analyser car on peut voir aujourd’hui que le ministère est devenu plus technique et Frédéric Mitterrand est une personnalité un peu à part dans ce cadre. Il n’est ni technique ni gestionnaire. Pour ce qui est de la gestion des dossiers, elle est inégale mais je ne crois pas que ce soit un mauvais ministre. Il n’est juste pas vraiment dans les meilleures conditions pour donner un nouveau souffle à la politique culturelle. Finalement, nous ne sommes pas actuellement dans un programme global mais dans la gestion de dossiers assez disjoints qui empêche de penser vraiment une nouvelle politique culturelle.
Nonfiction.fr- Pensez-vous qu’il faille se recentrer sur quelques missions clefs de l’Etat comme service public pour sa politique de la culture au lieu de promouvoir " l’ère du tout culturel" ?
Françoise Benhamou- La politique culturelle aujourd’hui est ailleurs qu’au ministère. Les établissements culturels sont voués à être plus autonomes. Donc se recentrer sur quelques missions clefs me semble important. La politique culturelle, selon moi, appartient aux régions, aux villes et aux départements et le ministère après avoir été donneur de sens est beaucoup plus gestionnaire. Le sens émerge plus aujourd’hui dans une logique " bottom up » et c’est ce qui rend la période actuelle intéressante.
Nonfiction.fr- On parle souvent d’impasse de la politique culturelle et du manque de marge de manœuvre du ministère de la Culture. A quoi sert le ministère de la Culture dans ce contexte que vous décrivez comme une " impasse de la démocratisation" ?
Françoise Benhamou- Ça n’a pas de sens de supprimer le ministère de la Culture aujourd’hui car il constitue un signal. Un signal qui manque peut-être de souffle, de moyens, de perspectives mais qui reste un signal fort et symbolique. Et une personnalité un peu flamboyante derrière, capable de parler de la culture, cela fait sens pour moi. Par contre l’illusion du ministère de la Culture, initiateur d’une nouvelle politique culturelle et la faisant évoluer, ça je n’y crois pas. La démocratisation a globalement échoué. D’ailleurs Nicolas Sarkozy en mettant le doigt là-dessus dans sa lettre à Christine Albanel n’avait pas totalement tort même si je n’étais pas d’accord avec ce qu’il en concluait. Cet " échec » relatif interroge non pas la légitimité de l’existence du ministère mais un certain mode de fonctionnement à la française hérité de Malraux. La politique culturelle y était disjointe de la politique éducative et nous souffrons encore de cela aujourd’hui.
Nonfiction.fr- Cette idée " d’échec du multiculturalisme" rejoint-elle aussi les problématiques autour de la notion de " diversité culturelle " reconnue par la déclaration universelle de l’UNESCO en 2001 ?
Françoise Benhamou- C’est un peu le même problème que dans le slogan " culture pour chacun ». Les mots sur les choses ne servent pas beaucoup. La diversité, il faut lui donner du contenu plutôt que d’élargir son sens car quand on rétrécit un peu, on sait de quoi l’on parle et on peut donc bâtir des politiques. Quand vous avez des mots-valises on se retrouve à dire que tout relève de la diversité et on ne la définit plus.
Nonfiction.fr- Comment la définiriez-vous, cette diversité ?
Françoise Benhamou- Elle est définie de manière variable justement, diversité des biens, diversité des personnes au sens sociologique, la diversité des structures industrielles. Une politique culturelle qui veut s’en inspirer, doit dire de quoi elle parle.
Nonfiction.fr- Angela Merkel et d’autres dirigeants dont Nicolas Sarkozy sont revenus récemment sur l’échec du "multiculturalisme", quel impact cette notion a-t-elle eu selon vous sur la politique culturelle en France?
Françoise Benhamou- Je ne pense pas qu’il y ait un échec du multiculturalisme car nous vivons dedans. Je pense que cette notion est juste contradictoire avec ce que l’on appelle "l’idéologie française". Les Etats-Unis ont commencé d’une certaine manière avec le multiculturalisme alors que nous, nous avons du nous y adapter même si la France et l’Europe sont historiquement des terres d’accueil. Si on vit dans ce multiculturalisme, l’enjeu est de savoir en valoriser les aspects vertueux et c’est dans cette direction qu’il faut travailler. Nous sommes dans une société multiculturelle, l’Europe est elle-même multiculturelle d’un pays à un autre, et à l’intérieur de chaque pays. En exploitant la manière dont ce multiculturalisme peut nourrir la vie culturelle de tous, on arrive à mener une nouvelle politique culturelle. Un programme de promotion des différences, me semble être intéressant par exemple.
Nonfiction.fr- Quelle serait alors la place aujourd’hui d’une politique culturelle " européenne" dont vous parlez à la fin de votre livre, face à la mondialisation et à l’hégémonie toujours actuelle des Etats- Unis et surtout à celle qui émerge de la Chine et de l’Amérique latine ?
Françoise Benhamou- Ce qui est vrai dans un contexte de mondialisation, c’est que la France, l’Angleterre ou l’Allemagne prises séparément en termes culturels, font pâle figure à l’échelle internationale. Il faut donc promouvoir une politique dite " européenne » à travers la diversité européenne, la difficulté restant celle de la diversité linguistique qui est un obstacle à la politique culturelle qui prend racine dans les langues. Je pense qu’une politique européenne a tout son sens, ainsi qu’en matière de diplomatie culturelle. Ce que je trouve dramatique, c’est ce qui s’est passé avec le refus de faire entrer la Turquie dans l’Union Européenne car cela aurait permis de faire émerger une Europe différemment multiculturelle.
Nonfiction.fr - Que pensez-vous de " ce sacre de l’amateur » dont parle Patrice Flichy qui met en valeur l’individualisation des pratiques culturelles via Internet, rendant peut-être obsolète la " médiation » d’une politique culturelle ?
Françoise Benhamou- L’individualisation des pratiques culturelles va de pair avec une nouvelle forme de socialisation. Les jeunes sortent plus, vont dans les spectacles, sont plus connectés et cette individualisation n’est pas du tout incompatible avec un accompagnement par les politiques culturelles là où on a besoin d’elles pour aider à la diversité et à la construction de nouveaux cheminements sur Internet. Elles sont aussi utiles pour contrer le format " star-system » assez dominant en proposant des voies diversifiées pour accéder à l’offre. On n’a plus tant une diversité de l’offre, qu’une diversité des cheminements vers cette offre. Il y a beaucoup de chantiers en la matière car la politique culturelle du numérique par exemple, reste encore à inventer. Et cela montre quelque chose d’intéressant, à savoir un ministère de la Culture qui est moins replié sur lui-même et qui doit s’allier avec d’autres ministères comme celui du ministère de l’Industrie. Il me semble que notre époque est assez innovante.
Nonfiction.fr- Pensez-vous que le développement du vedettariat, de la superstar à l’image des modèles importés des Etats-Unis nuisent à la création ? Y-a-il un déclin de la création face à une culture de masse mondialisée ?
Françoise Benhamou- Toute l’histoire de l’art nous montre qu’il y a des artistes marginaux qui sont reconnus des siècles plus tard et ceux à l’inverse, adulés et glorifiés à leur époque. Donc il me semble très gênant de juger de la qualité de la créativité d’une société dans le temps présent, c’est-à-dire au moment même où elle crée. Le " test » du temps est nécessaire. De plus l’Etat n’est pas là pour juger de la qualité des créateurs. Il est là pour donner éventuellement des moyens aux créateurs. Simplement, ce qui est intéressant, en ce moment, c’est que l’on s’ouvre dans une culture mondialisée, à des cultures dont la créativité n’avait pas été reconnue jusque là. Et la concurrence entre les créations est plus forte et plus sévère aujourd’hui qu’autrefois mais c’est aussi stimulant pour la créativité
* Propos recueillis par Lilia Blaise.
A lire aussi dans notre dossier sur la politique culturelle :
- Une brève histoire de la notion de culture pour chacun, par Pierre Testard.
- Le point de vue de la Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France sur la politique culturelle de Frédéric Mitterrand.
- Une interview d'Antoine de Baecque, historien, sur la démocratisation de la culture, par Pierre Testard.
- Un bilan du Conseil de la Création Artistique, par Pierre Testard.
- Une synthèse du rapport sur les pratiques culturelles des Français, par Charlotte Arce.
- Un compte rendu des affaires de la Maison de l'Histoire de France et de l'Hôtel de la Marine, par Charlotte Arce.
- Une critique des actes de colloque Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, par Christian Ruby.
- Une recension du livre de Jean Clair, L'hiver de la culture, par Muriel Berthou Crestey.
- Une analyse des raisons de l'accablement nostalgique devant la culture contemporaine, par Christian Ruby.
- Une réflexion sur une politique culturelle de l'émancipation, par Chistian Ruby.
- Une proposition philosophique d'émancipation par la "culture de soi", par Christian Ruby.