Regroupant trois essais de Rem Koolhaas, cet ouvrage permet de saisir globalement sa pensée sur l’espace urbain contemporain. Loin d’une conceptualisation passéiste, l’apport théorique de l’auteur nous force à déformer nos cadres de réflexion sur la ville et à nous extraire de certains carcans idéologiques.  

Architecte star et provocateur, Rem Koolhaas a le don de diviser les critiques entre fervents admirateurs et détracteurs acharnés. Pour autant, quelque soit la position que l’on entretienne à son égard, force est de reconnaître que ses écrits ont le mérite de questionner radicalement l’espace urbain et d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Réunissant trois courts essais, Bigness (1995), La ville générique (1995) et Junkspace (2001), cet ouvrage illustre globalement la pensée de l’architecte sur l’urbain contemporain et nous invite à théoriser ce nouvel espace mondialisé. 

 

La Ville Générique

Considérant la ville comme morte, Koolhaas estime néanmoins que ses restes constituent le terreau sur lequel se développe une post-ville ; la  Ville Générique. Sous l’influence de la globalisation et de la métropolisation, nous assisterions à la convergence mondiale des villes vers une forme urbaine unique, libérée de l’emprise du centre, de son histoire et du 'carcan de l’identité'. Pour autant, si l’histoire de la ville s’efface au profit d’un générique mondialisé, elle continue de subsister à travers une patrimonialisation survalorisée et un excès de pastiche au point que l’histoire constitue malgré tout la 'principale industrie' de la ville générique. Il en est de même pour la dimension locale. Bien que la Ville Générique soit une ville déterritorialisée, le local apparaît dans son iconographie, souvent dans la surenchère ; 'si elle est au bord de l’eau, des symboles fondés sur l’eau seront répandus sur l’ensemble de son territoire. Si c’est un port, on verra apparaître des bateaux et des grues jusque loin dans les terres (…). S’il y a une montagne, chaque brochure, menu, ticket, panneau mettra l’accent sur le sommet'. De peur de voir son histoire et sa dimension locale disparaitre, la Ville Générique en reproduit constamment les symboles dans la vie quotidienne, 'comme si une tautologie ininterrompue allait convaincre à elle seule'. 

La Ville Générique a éliminé le caractère des lieux ainsi que la substance de l’urbanité traditionnelle en réduisant l’ espace public et la rue à de simples illusions de ville, elle devient ainsi un 'lieu de sensations faibles et distendues, d’émotions rares et espacées'. La ville générique est donc 'ce qui reste une fois que de vastes pans de la vie urbaine se sont transférés dans le cyberespace' et dans les espaces de mobilité. Déterritorialisation, ubiquité, patrimonialisation, consumérisme, postmodernisme seraient les attributs de cette post-ville, générant ses éléments clés et partout similaires ; fronts d’eau, quartiers muséifiés, aéroports, hôtels, etc. Ces derniers seraient par ailleurs devenus les bâtiments les plus 'communs de la ville générique, représentant ce qu’il y a de plus proche de l’existence urbaine, façon XXIème siècle'.

 

De l’urbain sans planification ?

Face à ces mutations extrêmement rapides, la planification traditionnelle perdrait de son sens. La ville Générique a été 'planifiée, non pas au sens ordinaire où quelque organisation bureaucratique contrôlerait son développement, mais comme si (…) des spores, des tropes, des graines étaient tombées au hasard sur le sol, comme dans la nature, avaient pris racine – en exploitant la fertilité du terrain - et formaient à présent un ensemble : un échantillon génétique arbitraire, qui produit parfois des résultats saisissants'. Les résidus géométriques de la planification antérieure deviendraient alors des obstacles à l’accomplissement du nouvel espace urbain en gestation. Ainsi, selon Rem Koolhaas, la Ville Générique s’adapterait, se produirait et se reproduirait par elle même, sans souci de cohésion urbaine. C’est notamment dans ce désordre que se déploie la Bigness, cette architecture de la grandeur. Par leur taille, 'les bâtiments de ce genre entrent dans un domaine amoral, par-delà bien et mal'. En réduisant la transparence et le lien au territoire, la Bigness s’abstrait totalement du contexte. Elle n’est plus capable d’établir des relations avec la ville classique, 'au mieux, elle coexiste - mais, par la quantité et la complexité des services qu’elle propose, elle est elle-même urbaine' et devient 'sa propre raison d’être'.

De ces mutations urbaines, la post modernisme tire son succès et devient un atour de la Ville Générique, il 'crée une enveloppe 'furtive' autour de l’architecture, qui le rend irrésistible, comme le cadeau de Noel d’une institution de bienfaisance'. Selon l’auteur, il ne constituerait simplement qu’une 'méthode, une mutation dans l’architecture professionnelle, qui produit ses résultats assez rapidement pour tenir le rythme du développement de la Ville Générique'. 

 

L’espace de la continuité 

Mais l’intérêt de l’apport théorique de Koolhaas est d’aller au delà d’une simple description de la Ville Générique et de révéler la structure de l’espace dominant qui en découle, qu’il nomme le Junkspace. Si 'les space-junk sont les débris humains qui encombrent l’univers, le junk-space est le résidu que l’humanité laisse sur la planète'. Tel que le conçoit l’auteur, le Junkspace constitue l’ossature spatiale de la Ville Générique, il s’agit du nouvel espace produit et entretenu par le règne de l’image, du consumérisme, de la mobilité et du post-modernisme. Ce sont donc autant des centres commerciaux et des aéroports que des parcs d’attractions ou des hôpitaux. Il s’agit finalement des 'non-lieux' dont parle Marc Augé, au sein desquels l’identité et le sentiment d’appartenance ont disparu. Ce sont des lieux au sein desquels la prolifération se substitue à la création, où 'la régurgitation est la nouvelle créativité'. Sous la tutelle autoritaire de la marchandise, règnent l’illusion et les ambiances rassurantes ; 'les modules du junkspace sont dimensionnés pour afficher des marques (…) elles remplissent le même rôle que les trous noirs dans l’univers : des substances dans lesquelles la signification disparaît'. 

Dans ce contexte, la continuité constitue 'l’essence du junkspace ; il exploite n’importe quelle invention qui peut favoriser l’expansion, et déploie l’infrastructure de l’ininterruption'. Pour cela, sont privilégiées des technologies comme l’escalator, la climatisation, l’ascenseur, etc. L’auteur décrit alors avec pessimisme des espaces sans fin dans lesquels les gens se déplacent sans buts ni objectifs. Dans le Junkspace, les couloirs de flux ne sont plus seulement des liaisons mais sont devenus des 'destinations', invitant ou forçant à la dérive consumériste, 'depuis l’impasse soudaine où vous avez été conduit par un escalier monumental en granit, un escalator vous emmène vers une destination invisible, faisant face à un panorama provisoire en plâtre'. De fait, le Junkspace est post-existentiel, 'il vous fait douter du lieu où vous êtes, obscurcit le lieu où vous allez, efface le lieu où vous étiez'. Pour Koolhaas, ce Junkspace dont beaucoup d’architectes moquaient la simplicité, a finalement infesté l’architecture, qui serait 'devenue tout aussi lisse, englobante, continue, pervertie, agitée'. 

À travers une lecture originale de l’espace, l’auteur parvient dans ces textes à décrire les anxiétés de la société contemporaine et l’universalisation de l’expérience urbaine. Mais il est toutefois regrettable que l’urbain contemporain soit réduit à l’espace des seuls hommes d’affaires mobiles et des consommateurs. L’interprétation de Koolhaas tend en effet à négliger l’impact des pratiques ordinaires et le rôle des habitants dans la production de leurs espaces de vie. Pour autant, cet ouvrage porté par une écriture percutante, illustre de manière radicale la nécessité de repenser l’urbain. L’auteur nous invite ainsi à nous détacher de nos cadres idéologiques traditionnels et à porter notre regard sur cette nouvelle urbanité en marche, à en découvrir l’essence, l’esthétique et la raison d’être

  * Pour approfondir la réflexion sur la politique de la ville et ses enjeux, nonfiction.fr publie aujourd’hui  un dossier qui comprend :

 

 

-    Un décryptage du New Deal urbain du PS, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Nathalie Perrin-Gilbert, secrétaire nationale du Parti socialiste au Logement, par Lilia Blaise et Pierre Testard. 


-    Une analyse des rapports entre politique de la ville et politique d'intégration, par Quentin Molinier.


-    Un bilan du Plan Espoir Banlieues, par Charlotte Arce.

 

 

-    Une interview de Luc Bronner, journaliste au Monde, par Charlotte Arce. 

 

-    Un point de vue de David Alcaud pour en finir avec le mythe de la politique de la ville.

 

 

-    Une interview de Grégory Busquet, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Jacques Donzelot, directeur de la collection "La ville en débat" (aux PUF), par Xavier Desjardins.


-    Un entretien avec Didier Lapeyronnie, sociologue, par Xavier Desjardins.

 

Des critiques des livres de :



-    Christophe Guilluy, Fractures françaises, par Violette Ozoux.


-    Hugues Lagrange, Le déni des cultures, par Sophie Burdet.


-    Julien Damon, Villes à vivre, par Xavier Desjardins


-    Joy Sorman et Eric Lapierre, L’inhabitable, par Tony Côme.


-    Jean-Luc Nancy, La ville au loin, par Quentin Molinier.


-    Hacène Belmessous, Opération banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les banlieues, par Antonin Margier.


-    Michel Agier, Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, par Antonin Margier.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

Le vieillissement de la population est-il un obstacle à l'alternance politique en 2012 ?, par Matthieu Jeanne.