Susan George explore les raisons de l'hégémonie conservatrice aux Etats-Unis. Si le constat est juste, l'explication reste partielle.

Il y a quelques années, l’historien des idées T.J. Lears expliquait le succès, aux Etats-Unis, du philosophe italien Antonio Gramsci par le fait que son marxisme culturel s’adaptait mieux à une terre où le socialisme n’a jamais trouvé un terreau favorable. Dans son essai, La pensé enchaînée, Susan George s’inscrit dans cette lignée en reprenant à son compte le concept gramscien d’hégémonie culturelle, à l’intention des jeunes générations.  La pensée conservatrice est désormais l’idée la mieux partagée dans le pays. Jadis jugée absurde et irrationnelle, elle relève désormais du bon sens commun. La gauche américaine et les démocrates doivent s’adapter à cette domination culturelle : de la prépondérance du marché à la question de l’avortement, les conservateurs fixent désormais les règles du jeu politique. Susan George montre l’étendue des conséquences d’une telle hégémonie, qui remet en cause l’héritage des Lumières. Comment interpréter autrement les efforts entrepris dans les écoles pour mettre un terme à l’enseignement du darwinisme ou encore la prégnance de plus en plus audible de la religion dans la sphère publique ? A l’intention du public français, Susan George enfonce le clou en expliquant que le mal est plus profond qu’il n’y paraît : ce conservatisme n’est pas né avec George W. Bush et ne disparaitra pas avec son départ l’an prochain, même si un candidat démocrate s’installe à nouveau à la Maison-Blanche. Cette victoire des idées conservatrices est le résultat d’une longue et ancienne mobilisation politique, particulièrement bien structurée et bénéficiant de mannes financières importantes.


Une hypothèse intéressante mais peu convaincante

Défendue avec son style si particulier et son sens habituel de la formule, la thèse de Susan George est incontestable : la victoire de Bush n’est pas un accident. Toutefois, même si nous adhérons pleinement à ce point de vue, l’explication qu’en donne l’auteur ne convainc qu’à moitié. Le livre nous pose problème. Il y a d’abord le ton d’essayiste, qui donne lieu à des jugements parfois rapides. Ainsi, l’utilisation des concepts de "fascisme" et "d’extrême-droite" mérite incontestablement une conceptualisation plus solide pour être pertinente. Si les termes ont un sens en Europe, leur application aux Etats-Unis ne va pas de soi.

Mais notre principale difficulté réside dans l’interprétation que Susan George propose des origines de cette domination : elle y voit la marque d’une "minorité d’extrême droite riche et militante"   . En France, comme aux États-Unis, cette hypothèse a souvent la faveur des scientifiques et des journalistes, trop occupés à mettre l’accent sur la manipulation orchestrée par des élites cyniques, utilisant des médias dociles pour tromper les masses. La dynastie Bush, et son conservatisme de cowboy (cowboy conservatism), a aidé à la diffusion d’une telle lecture de l’évolution de la vie politique américaine depuis trente ans. Le vote souvent déroutant des ouvriers américains pour George W. Bush en 2000 et 2004 a également facilité l’adhésion à cette thèse du contrôle social et de la manipulation. "Que se passe-t-il avec le Kansas ?", s’alarmait il y a quelques années le journaliste Thomas Frank : comment un État, théâtre de multiples scandales financiers, de délocalisations à la pelle, peut-il voter majoritairement pour George Bush Jr ? Susan George y voit la marque de l’action des think-tanks, des fondations philanthropiques, des médias et des milieux financiers et industriels qui manipulent la population. Cette idée d’un contrôle social contredit en partie l’hypothèse d’une durabilité de l’ordre conservateur : si une "clique d’extrême droite" tire les manettes en coulisses, il suffirait après tout de la remplacer ou de la destituer.


Une présence peu remarquée et continue

Selon nous, et c’est l’hypothèse défendue dans un ouvrage à paraître prochainement aux Editions Autrement intitulé, La contestation conservatrice, l’idée d’un contrôle social est insuffisante pour rendre compte du triomphe des idées conservatrices aux Etats-Unis. Pour prolonger la métaphore de Susan George, la pensée n’a pas été enchainée : elle s’est simplement libérée depuis les années 1960 dans les milieux conservateurs.

Cette prise de parole a commencé à l’échelle locale : d’abord mezza-voce, elle est devenue de plus en plus audible dans l’ensemble du pays. Le son de la chaine conservatrice Fox News fait désormais entendre dans tout le pays la vulgate conservatrice. Au Kansas, comme dans les autres Etats du pays, des centaines de milliers d’individus se sont mobilisés contre l’ordre mis en œuvre dans les années 1960. Puisant dans un terreau conservateur particulièrement fertile, les conservateurs ont adapté, réveillé et revigoré les vieilles antiennes conservatrices. Comme l’historienne Lisa McGirr l’a rappelé dans un bel ouvrage, Suburban Warriors, le comté de Cook (en Californie du Sud) a assisté à la mobilisation dans les années 1960 de membres de la classe moyenne, ingénieurs, cadres ou encore informaticiens, qui vivaient alors avec difficulté l’émancipation morale, sexuelle et politique prônée sur les campus. Cette mobilisation est bien souvent restée invisible car les journalistes et les historiens concentraient leurs regards sur les actions souvent spectaculaires des militants de la Nouvelle Gauche. Si le monde entier était supposé regarder les étudiants gauchistes, mobilisés sur les campus, comme l’a rappelé Todd Gitlin dans son ouvrage classique The Whole World is Watchin’, peu nombreux étaient ceux qui observaient les actions, bien moins spectaculaires, des militants conservateurs.

Toutefois, ceux-ci ont tiré leur force de l’accumulation de petites démonstrations de militantisme : ici une manifestation contre l’homosexualité dans l’Idaho, là une dénonciation des manuels scolaires dans le Texas, bref des milliers d’actes individuels qui s’unissent et colorent lentement dans le paysage politique américain. D’abord invisible, cette contestation est désormais omniprésente dans le pays. La contestation ressemble à une puissante soupape qui ne demande qu’à être actionnée. C’est selon nous la raison principale de la durée de ce conservatisme. Le stratège politique de George W. Bush, Karl Rove, a parfaitement compris cette dynamique politique : il suffit d’actionner un levier, le mariage homosexuel par exemple, pour mettre en branle la machine contestataire. Les éléctions présidentielles de 2008 ne devraient pas échapper à la règle. Quel que soit le candidat républicain, il saura parfaitement mettre en branle le système au moment opportun.

Cette stratégie démontre que Susan George a raison d’intégrer les élites politiques, même si celles-ci se contentent davantage d’instrumentaliser un mouvement qui les dépasse et dont ils ne sont pas à l’origine. Cette différence d’interprétation concernant l’origine même de la domination conservatrice n’enlève rien à la qualité du livre. Le bilan que dresse Susan George est en tout point valide. Nul ne peut contester les efforts entrepris pour enchainer la pensée des Lumières aux Etats-Unis, comme l’ont démontré les deux mandats de George W. Bush.


À lire également :

* Sur les relations Occident / Islam :

- La critique du livre de Gilles Kepel, Terreur et Martyre (Flammarion), par Frédéric Martel.
(Malgré un air de 'déjà vu', Gilles Kepel dévoile et démêle avec brio les fils de l'"Orient compliqué").

- La critique du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Seuil), par Youssef Aït Akdim.
(Dans Le rendez-vous des civilisations, le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd rament à contre-courant du discours majoritaire sur le "choc des civilisations". Louable, mais peu convaincant).

- Un débat entre Régis Debray et Élie Barnavi sur les rapports interreligieux au Proche-Orient, par Bastien Engelbach.


* sur le Proche et Moyen-Orient :


- La critique du livre dirigé par Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l'Iran (Karthala), par Thomas Fourquet.
(Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui).

- La critique du livre de François Hesbourg, Iran, le choix des armes ? (Stock), par Thomas Richard.
(Un petit livre d’actualité. Avec toutes les qualités et les défauts inhérents à ce type d’ouvrage. C’est la formule par laquelle on peut résumer ce Choix des armes).

- La critique du livre d'Henri Laurens, Orientales (CNRS), par Nejmeddine Khalfallah.
(Une réédition en un volume de l’œuvre phare d’Henry Laurens, plus que jamais d’actualité, à propos des rapports entre l'Europe et l'islam).

- La critique du livre de Gilbert Achcar et Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (Fayard), par Thomas Fourquet.
(La poudrière du Moyen-Orient retranscrit un dialogue tenu en janvier 2006 au MIT entre Noam Chomsky et Gilbert Achcar, où ont été évoqués les problèmes de cette région. Un livre qui fournit matière à débat).

- La critique du livre d'Olivier Roy, Le croissant et le chaos (Hachette Littératures), par Laure Jouteau.
(Olivier Roy signe un ouvrage pédagogique qui reprend ses principales thèses et propose une lecture critique de l'actualité du Moyen-Orient. Une excellente entrée en matière).

- La revue de presse à propos de Kanan Makiya, par Laure Jouteau.


* Sur les néo-conservateurs américains et la politique étrangère américaine :

- La critique du livre de Marc Weitzmann, Notes sur la terreur (Flammarion), par Éric l'Helgoualc'h.
(Un romancier parcourt le monde de l'après 11 septembre et s'interroge sur son soutien à la guerre en Irak).

- La revue de presse à propos de l'article de Parag Khanna paru dans le New York Times "Waving goodbye to hegemony", par Frédéric Martel.

- L'article à propos du décès de William F. Buckley Jr., intellectuel conservateur américain et fondateur du magazine National Review, par Vassily A. Klimentov.

- L'article à propos de Joseph Nye : "Un 'smart power' encore à définir", par Michael Benhamou.


* Sans oublier :

- La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Le Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.
(Un bon livre sur la discrimination, les minorités et la crise des banlieues qui recadre un débat souvent marqué par des digressions stériles).


- "Les primaires américaines en continu"