La poudrière du Moyen-Orient retranscrit un dialogue tenu en janvier 2006 au MIT entre Noam Chomsky et Gilbert Achcar, où ont été évoqués les problèmes de cette région. Un livre qui fournit matière à débat.

Le Moyen-Orient se présente aujourd’hui comme un paysage dévasté. Deux pays, l’Irak et l’Afghanistan, sont actuellement occupés par les Etats-Unis et leurs alliés, confrontés à une guérilla qui ne donne pas de signes de faiblesse. Aucune perspective de règlement du conflit israélo-palestinien à court terme n’est à espérer. Le décompte des attentats en Irak n’a été éclipsé que par la question du nucléaire iranien. Enfin, tous les pays alliés des Etats-Unis dans la région, monarchies, oligarchies ou autocraties vieillissantes, sont confrontés à une contestation interne grandissante dont bénéficient les mouvements intégristes islamiques.
C’est aux causes de cette situation que s’attaquent Gilbert Achcar, chercheur spécialiste en relations internationales, auteur de plusieurs ouvrages sur la région, et Noam Chomsky, aujourd’hui plus connu pour son infatigable activisme que pour sa contribution fondamentale à la linguistique moderne, dans ce dialogue tenu en janvier 2006 au Massachussett’s Institute of Technology.


Etats-Unis terroristes.

Dans un premier chapitre consacré à la notion de terrorisme et à la théorie du complot, Chomsky confronte les Etats-Unis à leur propre définition du terrorisme, formulée dans le Code officiel des lois et reprise dans les manuels militaires. On y trouve trois principaux points : « L'usage délibéré de la violence ou de la menace de la violence pour atteindre des objectifs qui sont de nature politique, religieuse ou idéologique [...] par le recours à l'intimidation ou à la coercition ou en inspirant la peur ». Il souligne ainsi que bien des entreprises militaires américaines, à commencer par l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, entrent dans cette définition. Chomsky réfute également les diverses théories du complot avancées à propos des attentats du 11 septembre 2001, tout en relevant, avec Gilbert Achcar, que les services de renseignement américains n’ont pas fait le nécessaire pour empêcher les frappes. Ainsi, si les attentats n’ont pas été voulus, ils ont permis de mettre en œuvre une offensive politico-militaire de grande ampleur au Moyen-Orient. Le « Grand Moyen-Orient », et la mise en avant d’un projet démocratique pour la région, ne sont à leurs yeux que les paravents d’une entreprise stratégique de prise de contrôle des ressources pétrolières, dans le droit fil de la politique de guerre froide des Etats-Unis. En effet, si l’approvisionnement pétrolier des Etats-Unis ne dépend que marginalement du Moyen-Orient, il n’en va pas de même pour l’Union européenne, le Japon et la Chine. Le pétrole saoudien, irakien, iranien doit être compris comme un levier de domination stratégique.
La réponse des peuples à l’entreprise guerrière prend donc la forme d’un mouvement de fond favorable à l’intégrisme islamique, dans le vide laissé par l’échec du nationalisme laïque. Simultanément, les gouvernements alliés des Etats-Unis souffrent d’une crise de légitimité sans précédent.

S’attardant plus longuement sur la situation catastrophique de l’Irak, Gilbert Achcar affirme qu’elle trouve son origine dans la répression aveugle qui frappe indistinctement civils et combattants armés. Il remarque aussi que le maintien de l’instabilité n’est pas contraire aux intérêts des Etats-Unis, puisqu’il légitime la présence militaire des occupants.


Palestine occupée.

Le dialogue se conclut sur la situation de la Palestine. Noam Chomsky, comme Gilbert Achcar, soulignent que la politique israélienne n’a jamais véritablement dévié du plan Allon, formulé en 1967. Ce plan consistait à créer des poches coloniales et militaires en Cisjordanie, afin d’assurer que la population de l’Etat (incluant donc les territoires occupés à partir de 1967) demeure en majorité juive. La colonisation s’est poursuivie sous les gouvernements travaillistes, y compris après les accords d’Oslo. Les Etats-Unis ont apporté un soutien sans réserve à cette politique, rejetant systématiquement la faute de l’échec des négociations sur la partie palestinienne et prônant la démocratie tout en punissant les Palestiniens pour avoir porté le Hamas au pouvoir en 2006, lors des premières législatives véritablement démocratiques de l’histoire palestinienne. Achcar et Chomsky sont néanmoins en désaccord quant à un futur, et hypothétique, règlement négocié du conflit. Pour Noam Chomsky, en vertu d’un principe de réalisme, il faut soutenir un accord approuvé par les Palestiniens des territoires occupés. Pour Gilbert Achcar en revanche, en raison de l’unité du peuple palestinien, aucun n’accord n’est valide sans consultation de l’ensemble des Palestiniens, qu’ils vivent dans les territoires occupés ou dans les pays voisins (Liban, Jordanie, Syrie, Egypte, etc.).

L’un comme l’autre expriment donc leur pessimisme au sujet de l’avenir de la région, dans la mesure où seul un retrait des Etats-Unis, et une reprise en main de leur destin par les peuples, mettrait fin aux maux qui affligent le Moyen-Orient. Le chemin passerait également par une mobilisation des opinions publiques en Occident.

Il est difficile de résumer fidèlement ce livre touffu, où la conversation saute parfois d’un sujet à l’autre, ou revient sur des points déjà abordés. Néanmoins, la forme dialoguée permet également de suivre les retouches et repentirs de deux pensées en mouvement. 
La discussion aborde également des épisodes méconnus, comme la période précédant la première guerre du Golfe (où Saddam Hussein semble avoir interprété les propos de l’ambassadrice des Etats-Unis comme un assentiment à l’invasion du Koweït). Signalons que les affirmations des deux chercheurs ont été, autant que possible, étayées et précisées par des références en note.


Prisme déformant.

Les positions de Noam Chomsky sont largement connues : se disant proche de l’anarcho-syndicalisme, il considère toute forme de pouvoir centralisé comme illégitime. A l’échelle mondiale, les Etats-Unis incarnent à ses yeux la forme la plus odieuse de ce pouvoir. De là une véritable obsession de l’« hyperpuissance » : toute l’histoire récente du Moyen-Orient est vue à travers ce prisme. On pourrait présenter ainsi cet unilatéralisme : les Etats-Unis semblent tenus pour responsables non seulement de leurs actes criminels, mais aussi de ceux qu’ils ont inspirés (à travers les régimes qu’ils soutiennent), de ceux qu’ils n’ont pas empêchés, et de ceux qu’ils ont subis comme conséquences de leurs actes passés.
Le corollaire en est une certaine indifférence à l’égard des facteurs proprement sociaux et culturels qui informent l’histoire politique de la région.

L’intégrisme islamique (terme préféré à « islamisme », qui semblerait pourtant plus précis) est ainsi analysé exclusivement comme une conséquence de la politique américaine dite de la « ceinture verte »,   conçue durant la Guerre froide afin de contrer l’influence communiste au Moyen-Orient et en Asie centrale. C’est bien sûr une dimension à prendre en compte, qui ne doit pas pour autant occulter l’histoire intellectuelle et politique de ce mouvement, dont les racines plongent au début du XXème siècle, voire avant. Parallèlement, les différents régimes arabes, « progressistes » comme « réactionnaires », possèdent bien des traits communs dans leurs structures de pouvoir.   Le parti pris entraîne donc un appauvrissement de l’analyse.

Noam Chomsky plaide pour un règlement réaliste, bien qu’injuste à ses yeux, du conflit israélo-palestinien – notamment une solution à deux Etats, sur la base des accords de Genève. Le principe de réalisme s’efface pourtant, à propos de l’Irak, devant un idéalisme incantatoire et, nous semble-t-il, stérile (Achcar, p.317-318 : « seule l’annonce immédiate d’un retrait total et inconditionnel des troupes états-uniennes pourrait contribuer de manière décisive à éteindre ce cercle de feu. […] Cela apaiserait également les tensions sectaires, car les Irakiens seraient carrément confrontés à leur avenir et se sentiraient contraints de trouver un moyen de coexister pacifiquement. » Une présence étrangère temporaire, éventuellement décidée par les Irakiens, ne serait envisageable qu’« en tant que source d’aide amicale et désintéressée »).

En raison de ces réserves sérieuses, cet ouvrage très informé et polémique, dont certaines thèses laissent pantois,   mérite d’être lu. Peu de publications récentes donnent à ce point matière à débat.


À lire également :


* Sur les relations Occident / Islam :

- La critique du livre de Gilles Kepel, Terreur et Martyre (Flammarion), par Frédéric Martel.
(Malgré un air de 'déjà vu', Gilles Kepel dévoile et démêle avec brio les fils de l'"Orient compliqué").

- La critique du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Seuil), par Youssef Aït Akdim.
(Dans Le rendez-vous des civilisations, le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd rament à contre-courant du discours majoritaire sur le "choc des civilisations". Louable, mais peu convaincant).

- Un débat entre Régis Debray et Élie Barnavi sur les rapports interreligieux au Proche-Orient, par Bastien Engelbach.


* sur le Proche et Moyen-Orient :

- Le dossier ''Persistant conflit israélo-palestinien".

- La critique du livre dirigé par Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l'Iran (Karthala), par Thomas Fourquet.
(Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui).

- La critique du livre de François Hesbourg, Iran, le choix des armes ? (Stock), par Thomas Richard.
(Un petit livre d’actualité. Avec toutes les qualités et les défauts inhérents à ce type d’ouvrage. C’est la formule par laquelle on peut résumer ce Choix des armes).

- La critique du livre d'Henri Laurens, Orientales (CNRS), par Nejmeddine Khalfallah.
(Une réédition en un volume de l’œuvre phare d’Henry Laurens, plus que jamais d’actualité, à propos des rapports entre l'Europe et l'islam).

- La critique du livre d'Olivier Roy, Le croissant et le chaos (Hachette Littératures), par Laure Jouteau.
(Olivier Roy signe un ouvrage pédagogique qui reprend ses principales thèses et propose une lecture critique de l'actualité du Moyen-Orient. Une excellente entrée en matière).

- La revue de presse à propos de Kanan Makiya, par Laure Jouteau.


* Sur les néo-conservateurs américains et la politique étrangère américaine :

- La critique du livre de Marc Weitzmann, Notes sur la terreur (Flammarion), par Éric l'Helgoualc'h.
(Un romancier parcourt le monde de l'après 11 septembre et s'interroge sur son soutien à la guerre en Irak).

- La critique du livre de Susan George, La pensée enchaînée. Comment les droites laïques et religieuses se sont emparées de l'Amérique (Fayard), par Romain Huret.
(Susan George explore les raisons de l'hégémonie conservatrice aux Etats-Unis. Si le constat est juste, l'explication reste partielle).

- La revue de presse à propos de l'article de Parag Khanna paru dans le New York Times "Waving goodbye to hegemony", par Frédéric Martel.

- L'article à propos du décès de William F. Buckley Jr., intellectuel conservateur américain et fondateur du magazine National Review, par Vassily A. Klimentov.

- L'article à propos de Joseph Nye : "Un 'smart power' encore à définir", par Michael Benhamou.


* Sans oublier :

- La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Le Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.
(Un bon livre sur la discrimination, les minorités et la crise des banlieues qui recadre un débat souvent marqué par des digressions stériles).


- "Les primaires américaines en continu"