"Waving Goodbye to Hegemony", par Parag Khanna, New York Times Magazine, ce dimanche.



Une carte des États-Unis en miniature, rouge sang : la superpuissance réduite, rapetissée, que l'on tient entre deux doigts. Telle est la couverture du New York Times Magazine cette semaine, et le pitch d'un article qui peu après sa parution a déjà fait beaucoup parler de lui.

Cette longue analyse, signée par Parag Khanna, chercheur émérite à la New America Foundation (bien qu'encore très jeune et qualifié d'espoir montant des relations internationales), marquerait la fin de la superpuissance américaine. Et le fait qu'elle soit mise en avant à la "une" du plus célèbre magazine américain en dit long sur l'état des esprits outre-atlantique, et de leur confusion.

Car pour être brillant et original, l'article est d'abord confus et discutable sur bien des points. Il n'en reste pas moins intéressant, compte tenu de son écho et de son contenu. Que nous dit Parag Khanna? En gros, que la superpuissance américaine a vécu et qu'elle ne compte plus que pour une puissance parmi trois autres (avec l'Europe et la Chine). Ces trois puissances sont en compétition pour la suite de l'histoire, et notamment vis à vis des "swing states", les États qu'il qualifie de "second-world countries" (par exemple la Russie, le Brésil, le Vietnam, le Venezuela, le Maroc, la Turquie etc.). Entre les trois nouveaux super-puissants et les pays du tiers monde, il y a donc une quarantaine de pays qui cherchent à s'allier, poursuivent des ambitions politiques, militaires et économiques, et peuvent s'associer avec l'un des trois grands, selon de nouveaux principes, en fonction de leurs intérêts, et de stratégies complexes. Même les alliés traditionnels des États-Unis, comme la Turquie, le Brésil, ou l'Arabie Saoudite, sont désormais libres de poursuivre des politiques diplomatiques plus subtiles et de trouver de nouveaux alliés. Parag Khanna ironise sur la formule de Condoleezza Rice, secrétaire d'État américaine, qui affirmait que les États-Unis n'ont plus d'"ennemis permanents" : "mais nous n'avons plus non plus d'amis permanents", explique-t-il. "Ce que nous avons désormais, pour la première fois dans l'histoire, c'est une bataille globale, multi-civilisationnelle et multipolaire".


Ombre chinoise et européenne

Il y a donc d'abord la Chine, ombre chinoise de cet article ; l'auteur est impressionné et inquiet par la montée en puissance de la Chine. Ce n'est pas très original. Ce qui l'est davantage, c'est son analyse : la capacité de la Chine à dialoguer avec des pays ennemis, et de maintenir des liens simultanés avec à la fois le Venezuela et le Brésil, à la fois l'Iran et l'Arabie Saoudite, à la fois l'Inde et le Pakistan, voire même le Kazakhstan et l'Ouzbekistan. Hormis quelques passages banals, on s'étonne que cet article qui semble accorder tant d'importance à la Chine en parle si peu.

Ce que la Chine fait pour son développement vers le Sud et l'Ouest, l'Europe le fait vers le Sud et l'Est. Et elle le fait autrement. Si l'Amérique cherche à construire des "coalitions", et si la Chine cherche à affirmer un "style consultatif", l'Europe recherche, elle, un "consensus". Ces oppositions, pour simplistes qu'elles soient, sont assez bien vues, et rappellent cette belle phrase de Jean Monnet dans ses mémoires : "En Chine, il faut savoir attendre ; aux États-Unis, il faut savoir revenir".

Sur l'Europe, l'article marque une position rarement lue outre-atlantique. "Cela peut conforter les conservateurs américains de souligner que l'Europe manque d'une armée commune ; le seul problème, c'est qu'elle n'en a pas vraiment besoin". Parag Khanna semble prendre au sérieux le succès de l'Europe, redoutant que l'euro ne devienne la monnaie de référence, y compris un jour pour le marché pétrolier. Il souligne surtout l'attrait de l'"European dream", pour reprendre une formule de J. Rifkin, bien plus populaire, écrit-il, que l'"American dream" désormais. "Quel est l'autre grande puissance qui gagne un pays chaque année en moyenne, avec d'autres membres qui font la queue pour être intégrés ?" se demande-t-il à propos de l'Europe. L'auteur en déduit que l'influence de l'Europe augmente à mesure que celle des États-Unis diminue. Et cela ne semble pas le rassurer.

Les passages sur la Turquie, pays charnière, sont intéressants, car l'auteur analyse la montée d'un anti-américanisme nouveau dans ce pays, allié traditionnel des États-Unis, mais qui a refusé en 2003 que l'armée américaine utilise ses bases, installées sur son territoire, pour conduire la guerre en Irak – un choix stratégique inédit de la part des Turcs, et un camouflet sans précédent pour l'administration Bush. Du coup, Parag Khanna montre que le rapprochement avec l'Europe est possible, même sans que la Turquie ne fasse partie de l'Union européenne : "Chaque année, les investissements européens en Turquie augmentent, liant toujours un peu plus la Turquie à l'Europe, même si elle ne devient jamais un membre de l'Union". Sans doute sous-estime-t-il ici l'islamisme nouvelle manière que tente de promouvoir le parti au pouvoir, peu analysé, tout comme il minore la vraie tension avec l'Europe qui fera, ou non, que l'Union européenne ait des frontières communes avec la Syrie, l'Iraq et l'Iran.

Sur la Russie, l'article nous laisse sur notre faim. Sans doute l'auteur passe-t-il un peu vite la Russie par pertes et profits, ne lui laissant qu'un rôle périphérique dans l'histoire à venir du monde. Il pointe l'oligarchie du "Kremlin-Gazprom" d'un continent qui a, écrit-il, le PNB de la France, et ne laisse en fin de compte à cette ex-superpuissance qu'une alternative : "exister pacifiquement comme une ressource pour l'Europe ou devenir le vassal pétrolier de la Chine".


La mondialisation n'est plus synonyme d'américanisation

Enfin, de nombreuses analyses sur la mondialisation sont intéressantes, et rares outre-atlantique. La mondialisation, longtemps synonyme d'américanisation, risque désormais de se retourner contre les États-Unis. C'est l'effet boomerang de la globalisation, ici particulièrement bien commenté. Vis-à-vis de l'Amérique latine d'abord, l'échec est important. Hier, l'Amérique de la doctrine Monroe pouvait croire faire la pluie et le beau temps sur son continent sud, quand maintenant elle est en compétition avec deux nouveaux venus : "la Chine et Chavez". Grâce à Chavez, l'Amérique latine sait qu'elle peut participer à la mondialisation avec ses propres règles, écrit Parag Khanna. C'est à dire en s'émancipant des États-Unis. Au-delà du Venezuela, c'est surtout le Brésil qui a pris son indépendance, explique-t-il, et a imaginé une "alliance stratégique" avec la Chine.

Plus globalement, la mondialisation, selon l'auteur, est responsable de l'érosion du pouvoir économique des États-Unis : l'objectif de la plupart des pays moyens n'est pas de devenir américain, mais de réussir économiquement, par n'importe quel moyen. "La montée en puissance de la Chine à l'Est, et de l'Union Européenne à l'intérieur de l'Occident, a fondamentalement altéré un monde qui, encore récemment, semblait n'avoir que les États-Unis comme centre de gravité". Les États-Unis seraient donc un "empire accidentel".

"Ni la Chine, ni l'Europe ne vont remplacer les États-Unis comme superpuissance et comme leader mondial unique, précise l'auteur. Tous trois vont, au contraire, être en compétition permanente pour gagner de l'influence et contribuer à un équilibre entre les trois. L'Europe va promouvoir son modèle d'intégration supranational comme moyen pour résoudre les conflits du Moyen-Orient et organiser l'Afrique. Pendant ce temps, la Chine va avancer son idée d'un "Beijing consensus" construit sur le respect de la souveraineté et des bénéfices économiques réciproques. (Entre les deux,) "l'Amérique doit se rendre irrésistible pour rester dans le jeu".

Par bien des points, l'article du New York Times Magazine est faible, comme lorsque son auteur se lance dans la politique fiction en imaginant ce que sera le monde en 2016. On peut aussi douter d'un certain nombre de ses données statistiques, notamment sur les étudiants étrangers, parcellaires et incomplètes, qui sont sans doute trop pessimistes pour les États-Unis, et trop optimistes pour l'Europe. Quant aux oublis, ils sont de taille : l'auteur sous-estime les dépenses militaires américaines et la puissance qui en découle ; il minimise la part des États-Unis dans l'économie mondiale et les raisons structurelles profondes de sa richesse ; il passe presque entièrement sous silence Israël, pourtant sujet aussi complexe qu'essentiel ; surtout, l'auteur oublie la capacité des Etats-Unis à corriger ses défauts, ce qui reste sans doute sa plus grande force, et ce qui n'est pas forcément le cas des deux autres nouvelles puissances (on pourrait voir cette autocritique devenir réalité si Hillary Clinton ou Barack Obama était élu cette année à la Maison Blanche). "Mais il y a les statistiques, et il y a les tendances", écrit Parag Khanna, pour justifier ces lacunes. C'est un peu court.

Reste que cette enquête, qui sera publiée dans un livre plus large sous le titre The Second world : Empires and Influence in the New Global Order chez Random House en mars prochain, est salutaire. L'auteur rompt d'abord avec les élucubrations de penseurs ex-néo-conservateurs, comme Robert Kagan, dont les analyses lunaires se limitaient à opposer les Américains qui viendraient de Mars et les Européens de Vénus. Il propose ensuite des axes pour une nouvelle politique diplomatique américaine qui, pour être en fort repli, devraient faire débats chez les conseillers diplomatiques de tous les candidats des primaires actuelles. À ce titre, l'article donne une idée du vide théorique qui s'est emparé des Kissinger de notre époque. Y compris chez les démocrates.
 

Sa conclusion qui milite pour une "diplomacy of the deed" (une diplomatie d'action, une diplomatie des actes) est une critique salutaire contre l'administration Bush, comme c'est d'ailleurs le ton de la quasi-totalité de cet article qui aspire à "réparer la réputation" des États-Unis. "Nous devons rester à la tête de la mondialisation, écrit Parag Khanna en conclusion, ou devenir sa victime".


À lire également :

* Sur les relations Occident / Islam :

- La critique du livre de Gilles Kepel, Terreur et Martyre (Flammarion), par Frédéric Martel.
(Malgré un air de 'déjà vu', Gilles Kepel dévoile et démêle avec brio les fils de l'"Orient compliqué").

- La critique du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Seuil), par Youssef Aït Akdim.
(Dans Le rendez-vous des civilisations, le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd rament à contre-courant du discours majoritaire sur le "choc des civilisations". Louable, mais peu convaincant).

- Un débat entre Régis Debray et Élie Barnavi sur les rapports interreligieux au Proche-Orient, par Bastien Engelbach.


* sur le Proche et Moyen-Orient :


- La critique du livre dirigé par Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l'Iran (Karthala), par Thomas Fourquet.
(Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui).

- La critique du livre de François Hesbourg, Iran, le choix des armes ? (Stock), par Thomas Richard.
(Un petit livre d’actualité. Avec toutes les qualités et les défauts inhérents à ce type d’ouvrage. C’est la formule par laquelle on peut résumer ce Choix des armes).

- La critique du livre d'Henri Laurens, Orientales (CNRS), par Nejmeddine Khalfallah.
(Une réédition en un volume de l’œuvre phare d’Henry Laurens, plus que jamais d’actualité, à propos des rapports entre l'Europe et l'islam).

- La critique du livre de Gilbert Achcar et Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (Fayard), par Thomas Fourquet.
(La poudrière du Moyen-Orient retranscrit un dialogue tenu en janvier 2006 au MIT entre Noam Chomsky et Gilbert Achcar, où ont été évoqués les problèmes de cette région. Un livre qui fournit matière à débat).

- La critique du livre d'Olivier Roy, Le croissant et le chaos (Hachette Littératures), par Laure Jouteau.
(Olivier Roy signe un ouvrage pédagogique qui reprend ses principales thèses et propose une lecture critique de l'actualité du Moyen-Orient. Une excellente entrée en matière).

- La revue de presse à propos de Kanan Makiya, par Laure Jouteau.


* Sur les néo-conservateurs américains et la politique étrangère américaine :

- La critique du livre de Marc Weitzmann, Notes sur la terreur (Flammarion), par Éric l'Helgoualc'h.
(Un romancier parcourt le monde de l'après 11 septembre et s'interroge sur son soutien à la guerre en Irak).

- La critique du livre de Susan George, La pensée enchaînée. Comment les droites laïques et religieuses se sont emparées de l'Amérique (Fayard), par Romain Huret.
(Susan George explore les raisons de l'hégémonie conservatrice aux Etats-Unis. Si le constat est juste, l'explication reste partielle).

- L'article à propos du décès de William F. Buckley Jr., intellectuel conservateur américain et fondateur du magazine National Review, par Vassily A. Klimentov.

- L'article à propos de Joseph Nye : "Un 'smart power' encore à définir", par Michael Benhamou.


* Sans oublier :

- La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Le Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.
(Un bon livre sur la discrimination, les minorités et la crise des banlieues qui recadre un débat souvent marqué par des digressions stériles).


- "Les primaires américaines en continu"

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Crédit photo : Kevin Van Aelst/The New York Times