Un romancier parcourt le monde de l'après 11 septembre et s'interroge sur son soutien à la guerre en Irak.

Dans le taxi qui le conduit à Manhattan un jour de novembre 2006, le journaliste et romancier Marc Weitzmann apprend que les égouts new-yorkais viennent de rejeter des fragments de victimes des attentats du Word Trade Center. Cette ouverture gore place d'emblée son livre dans l'ombre du 11 septembre 2001, événement fondateur du XXIe siècle, à l'origine des deux questions auxquelles Weitzmann est venu chercher des bribes de réponses : comment le monde est-il passé de l'optimisme post-Guerre froide des années 90 à l'état d'insécurité et de terreur latente qui domine aujourd'hui les esprits ? Et comment lui-même, ancien journaliste aux Inrockuptibles, "culturellement de gauche", en est-il arrivé à soutenir l'intervention américaine en Irak, au point de passer aujourd'hui pour une caricature de néoconservateur à la française ?

Pour comprendre ce double basculement, intime et global, Marc Weitzmann s'est rendu aux Etats-Unis, en Israël, en Serbie, où il a rencontré quelques-uns des acteurs et témoins du drame mondial inauguré par la chute des Twin Towers. Il s'est notamment entretenu avec les principales figures du courant néoconservateur, qui s'est construit au cours des années 50 autour de la RAND Corporation, avant de dicter à Reagan son durcissement diplomatique à l'égard de l'URSS, et de conduire les troupes américaines aux portes de Bagdad. Parmi eux, Andrew Marshall, "futurologue" du Pentagone, père du programme star wars et ami d'Herman Kahn – le théoricien de la guerre thermonucléaire qui a inspiré à Kubrick son Docteur Folamour. Ou encore Norman Podhoertz, partisan du bombardement de l'Iran, qui voulait "donner au peuple américain quelque chose de plus noble que le simple réalisme". 

Visiblement fasciné par cette galerie de personnages inquiétants, Weitzmann succombe parfois à leur goût pour la spéculation, jusqu'à perdre le lecteur dans des dérives absconses sur le temps et la technologie – à l'image de son écrivain fétiche Don DeLillo. D'un autre côté, à mesure que progresse son enquête, l'auteur semble prendre ses distances avec ces intellectuels dont il s'était fait le défenseur au début de leur croisade pour la démocratie au Moyen Orient. Sous sa plume, ceux-ci apparaissent désormais comme des idéalistes inconscients des conséquences de leurs actes, à l'image du pauvre George Bush, aperçu lors d'une conférence à Prague et dépeint dans un costume trop grand pour lui, comme dépassé par les forces qu'il a mises en mouvement.

La sensation de terreur latente qu'il cherche à exprimer à travers ces notes, Marc Weitzmann l'approche de plus près chez les "gens ordinaires" rencontrés au cours de ses pérégrinations, comme cette amie serbe qui a subi les bombardements de l'OTAN sur Novi Sad, ou cette romancière israélienne grièvement blessée dans un attentat-suicide à Jérusalem. En Israël, il prend également conscience du fatalisme identitaire – cette "appartenance forcée" – qui l'a poussé à choisir son camp au moment de la guerre en Irak, du fait notamment de la recrudescence des actes antisémites en France à cette époque.

De cette confrontation entre ceux qui font l'Histoire et ceux qui la subissent, Marc Weitzmann offre une lecture allégorique tirée de l'Iliade. Le poème d'Homère oppose selon lui la figure d'Achille, guerrier implacable qui entraîne le monde dans sa fureur destructrice, à celle d'Hector, "ce paradoxe essentiel de l'âge moderne : le héros ordinaire, l'homme déplacé", obligé de composer avec une violence qu'il n'a pas choisie. On se dit qu'avec un tel argument, le romancier Weitzmann aurait certainement rêvé d'écrire une épopée sur les destinées individuelles prises dans le tourment de l'Histoire à l'ère de la mondialisation, une sorte de Guerre et Paix contemporain.

Au lieu de cela, mû par un sentiment d'urgence, une irrépressible volonté de comprendre, il s'est contenté de coucher sur le papier cette succession de notes aux motifs récurrents, dont la structure éclatée reflète aussi bien les désordres du monde que la perte de repères de leur auteur.


À lire également :

* Sur les relations Occident / Islam :

- La critique du livre de Gilles Kepel, Terreur et Martyre (Flammarion), par Frédéric Martel.
(Malgré un air de 'déjà vu', Gilles Kepel dévoile et démêle avec brio les fils de l'"Orient compliqué").

- La critique du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Seuil), par Youssef Aït Akdim.
(Dans Le rendez-vous des civilisations, le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd rament à contre-courant du discours majoritaire sur le "choc des civilisations". Louable, mais peu convaincant).

- Un débat entre Régis Debray et Élie Barnavi sur les rapports interreligieux au Proche-Orient, par Bastien Engelbach.


* sur le Proche et Moyen-Orient :


- La critique du livre dirigé par Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l'Iran (Karthala), par Thomas Fourquet.
(Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui).

- La critique du livre de François Hesbourg, Iran, le choix des armes ? (Stock), par Thomas Richard.
(Un petit livre d’actualité. Avec toutes les qualités et les défauts inhérents à ce type d’ouvrage. C’est la formule par laquelle on peut résumer ce Choix des armes).

- La critique du livre d'Henri Laurens, Orientales (CNRS), par Nejmeddine Khalfallah.
(Une réédition en un volume de l’œuvre phare d’Henry Laurens, plus que jamais d’actualité, à propos des rapports entre l'Europe et l'islam).

- La critique du livre de Gilbert Achcar et Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (Fayard), par Thomas Fourquet.
(La poudrière du Moyen-Orient retranscrit un dialogue tenu en janvier 2006 au MIT entre Noam Chomsky et Gilbert Achcar, où ont été évoqués les problèmes de cette région. Un livre qui fournit matière à débat).

- La critique du livre d'Olivier Roy, Le croissant et le chaos (Hachette Littératures), par Laure Jouteau.
(Olivier Roy signe un ouvrage pédagogique qui reprend ses principales thèses et propose une lecture critique de l'actualité du Moyen-Orient. Une excellente entrée en matière).

- La revue de presse à propos de Kanan Makiya, par Laure Jouteau.


* Sur les néo-conservateurs américains et la politique étrangère américaine :


- La critique du livre de Susan George, La pensée enchaînée. Comment les droites laïques et religieuses se sont emparées de l'Amérique (Fayard), par Romain Huret.
(Susan George explore les raisons de l'hégémonie conservatrice aux Etats-Unis. Si le constat est juste, l'explication reste partielle).

- La revue de presse à propos de l'article de Parag Khanna paru dans le New York Times "Waving goodbye to hegemony", par Frédéric Martel.

- L'article à propos du décès de William F. Buckley Jr., intellectuel conservateur américain et fondateur du magazine National Review, par Vassily A. Klimentov.

- L'article à propos de Joseph Nye : "Un 'smart power' encore à définir", par Michael Benhamou.


* Sans oublier :

- La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Le Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.
(Un bon livre sur la discrimination, les minorités et la crise des banlieues qui recadre un débat souvent marqué par des digressions stériles).


- "Les primaires américaines en continu"


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