Dans Le rendez-vous des civilisations, le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd rament à contre-courant du discours majoritaire sur le "choc des civilisations". Louable, mais peu convaincant.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Incontournable. Le Choc des civilisations  de Samuel Huntington, s’est imposé depuis sa parution il y a dix ans comme un must-read. Sa thèse simplifiée, vilipendée, applaudie, a le mérité d’être connue d’un large public. Les antagonismes entre aires culturelles prendront le pas sur les conflits politiques hérités de la guerre froide. A terme, deux grandes civilisations devraient s’opposer : l’islam et l’occident. Les attentats du 11 septembre sont passés par là, et les journalistes avides d’explication ont trouvé leur bonheur a posteriori dans la thèse du conflit. Et depuis, quelques années, l’actualité internationale semble donner raison à ces Cassandre des temps modernes. La guerre d’Irak a bien eu lieu. Les auteurs opposent aux lectures essentialistes du monde musulman, les résultats de leur analyse des donnés de terrain, car « l’unanimisme musulman, l’islam immuable, l’essence musulmane ne sont que des vues de l’esprit ».

Emmanuel Todd est historien. En 1976, dans La Chute finale, il prédisait la « décomposition de la sphère soviétique » en se basant sur les statistiques démographiques non officielles. Derrière les mensonges sur le taux de mortalité infantile, il entrevoyait déjà  l’échec du modèle URSS. Dans Après l’Empire, un essai « sur la décomposition du système américain » aux éditions Gallimard, il distillait une des idées fortes de son dernier ouvrage coécrit avec Youssef Courbage. Les évolutions qui, depuis quelques décennies, touchent la structure de la famille en terre d’islam expliquent en partie la montée de l’islamisme. Mais, paradoxe, cette période d’instabilité est aussi annonciatrice d’une intégration des sociétés musulmanes. Youssef Courbage connaît bien le Moyen-Orient. Originaire du Liban, il a publié, en 1992, avec Philippe Fargues, le très remarqué Juifs et chrétiens dans l’islam arabe et turc (Fayard). Plus récemment, il a participé à un ouvrage collectif, La Syrie au présent (Actes Sud).

Avec son compère Youssef Courbage, également démographe de formation (INED), Emmanuel Todd ambitionne de frapper un grand coup. De la collaboration des deux chercheurs est né un libelle mordant, au succès commercial assuré par la thèse choc : loin de se déchirer, les civilisation humaines convergent vers une société moderne, nécessairement apaisée. Dans Le rendez-vous des civilisations, les deux auteurs s’appuient sur une analyse de la dynamique de la transition démographique au niveau mondial pour prédire cette convergence heureuse des aires de civilisation. Convaincus que les sociétés musulmanes n’échappent pas au cours de l’histoire et que « le monde musulman est entré dans la révolution démographique, culturelle et mentale qui permit autrefois le développement des régions aujourd'hui les plus avancées ».


Inanité de l' « exception musulmane ».

Le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd veulent en finir avec un vieux fantasme, revenu en force en Europe, celui de la vigueur – forcément inquiétante – de la natalité dans les pays musulmans. Chiffres à l’appui, les chercheurs montrent que les disparités demeurent fortes entre le Maghreb et le Golfe, ou entre le Pakistan et l’Afghanistan d’un côté, et la Turquie ou l’Iran de l’autre. Dans ce dernier pays, comme en Tunisie, le taux de fécondité est équivalent à celui de la France. À défaut d’hétérogénéité, on ne peut donc parler d’ « exception musulmane ». Au contraire, l’évolution plaide pour la thése défendue par les essayistes : le monde musulman est « en route vers la modernité », en route pour un « rendez-vous » avec l’Occident.

Au Maghreb par exemple, le poids de l’immigration, qui véhicule un modèle de modernité démographique, et les progrès de l’alphabétisation expliquent en grande partie la baisse de la natalité. Dans le cas du Maroc, la transition est tardive, suivant en cela les retards de l’alphabétisation. Mais il y aurait bien une logique mimétique, renforcée par la proximité culturelle hérité de la colonisation et les échanges. « Ironiquement, au moment même où l'on s'inquiète de la pénétration en Europe d'un islam irréductible, insoluble dans les cultures d'origine chrétienne, nous devons constater que le véritable choc culturel a été subi par le Maghreb ».


Argumentation hasardeuse.

La lecture du fascicule peut laisser un goût d’inachevé. L’effort démonstratif est méritoire. Pour autant, tirer des conclusions à partir de grandes données démographiques et surtout de généralisations historiques paraît parfois abrupt. Comme lorsque les auteurs anticipent une laïcisation des sociétés musulmanes au nom d’une « loi historique » (laquelle ?) qui associe transition démographique et sortie de la religion. La baisse de la fécondité et les progrès de l’alphabétisation sont bien une donnée universelle. En terre d’islam, la dynamique est d’autant plus impressionnante que le retard pris reste considérable. Il n’y aurait donc pas de « contradiction à ce que le monde musulman connaisse simultanément un mouvement de sécularisation, avec un espace laïc (…) et une importante résurgence des pratiques religieuses ».

Tout à leur projet de contredire Huntington, les auteurs font fi des réalités diffusées en boucle par les chaînes satellitaires arabes. Ainsi, de la recrudescence de la violence politique dans la région. Prenons seulement l’exemple irakien, la montée en puissance des terroristes sponsorisés par Al-Qaïda ne serait-il qu’un nuage de fumée ? Non, mais ce sont là des « symptômes classiques d'une désorientation propre aux périodes de transition ». Péremptoires, pareilles affirmations émaillent l’ouvrage à mesure que les auteurs s’écartent de l’analyse brute des données démographiques pour élaborer leur thèse. Et puis, pour les plus sceptiques, on sort des arguments historiques : « La guerre libanaise intervient au moment décisif de la transition démographique du pays », c’est à ce moment-là que les communautés sunnite et chiite entament leur mouvement de convergence vers la modernité démographique atteinte par les chrétiens maronites.

Sur quoi se basent Youssef Courbage et Emmanuel Todd pour affirmer que « l'intégrisme n'est qu'un aspect transitoire de l'ébranlement de la croyance religieuse dont la fragilité nouvelle induit des comportements de réaffirmation » ? En refusant de voir dans les troubles que vit le Moyen-Orient contemporain, autre chose que des épiphénomènes négligeables à l’échelle de l’histoire, les auteurs du Rendez-vous fleurent bon le déterminisme positiviste. A équidistance des théoriciens du matérialisme historique et des néo-hégéliens qui ont connu leur heure de gloire au début des années 1990, leur thèse reste aérienne.


À lire également :

* Sur les relations Occident / Islam :

- La critique du livre de Gilles Kepel, Terreur et Martyre (Flammarion), par Frédéric Martel.
(Malgré un air de 'déjà vu', Gilles Kepel dévoile et démêle avec brio les fils de l'"Orient compliqué").

- Un débat entre Régis Debray et Élie Barnavi sur les rapports interreligieux au Proche-Orient, par Bastien Engelbach.


* sur le Proche et Moyen-Orient :


- La critique du livre dirigé par Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l'Iran (Karthala), par Thomas Fourquet.
(Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui).

- La critique du livre de François Hesbourg, Iran, le choix des armes ? (Stock), par Thomas Richard.
(Un petit livre d’actualité. Avec toutes les qualités et les défauts inhérents à ce type d’ouvrage. C’est la formule par laquelle on peut résumer ce Choix des armes).

- La critique du livre d'Henri Laurens, Orientales (CNRS), par Nejmeddine Khalfallah.
(Une réédition en un volume de l’œuvre phare d’Henry Laurens, plus que jamais d’actualité, à propos des rapports entre l'Europe et l'islam).

- La critique du livre de Gilbert Achcar et Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (Fayard), par Thomas Fourquet.
(La poudrière du Moyen-Orient retranscrit un dialogue tenu en janvier 2006 au MIT entre Noam Chomsky et Gilbert Achcar, où ont été évoqués les problèmes de cette région. Un livre qui fournit matière à débat).

- La critique du livre d'Olivier Roy, Le croissant et le chaos (Hachette Littératures), par Laure Jouteau.
(Olivier Roy signe un ouvrage pédagogique qui reprend ses principales thèses et propose une lecture critique de l'actualité du Moyen-Orient. Une excellente entrée en matière).

- La revue de presse à propos de Kanan Makiya, par Laure Jouteau.


* Sur les néo-conservateurs américains et la politique étrangère américaine :

- La critique du livre de Marc Weitzmann, Notes sur la terreur (Flammarion), par Éric l'Helgoualc'h.
(Un romancier parcourt le monde de l'après 11 septembre et s'interroge sur son soutien à la guerre en Irak).

- La critique du livre de Susan George, La pensée enchaînée. Comment les droites laïques et religieuses se sont emparées de l'Amérique (Fayard), par Romain Huret.
(Susan George explore les raisons de l'hégémonie conservatrice aux Etats-Unis. Si le constat est juste, l'explication reste partielle).

- La revue de presse à propos de l'article de Parag Khanna paru dans le New York Times "Waving goodbye to hegemony", par Frédéric Martel.

- L'article à propos du décès de William F. Buckley Jr., intellectuel conservateur américain et fondateur du magazine National Review, par Vassily A. Klimentov.

- L'article à propos de Joseph Nye : "Un 'smart power' encore à définir", par Michael Benhamou.


* Sans oublier :

- La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Le Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.
(Un bon livre sur la discrimination, les minorités et la crise des banlieues qui recadre un débat souvent marqué par des digressions stériles).


- "Les primaires américaines en continu"