Poursuivant son travail de synthèse, Gilles Kepel dévoile et démêle les fils d'un "Orient compliqué".

"Terreur et martyre", "apprentis sorciers et Jihad armé", "néoconservateurs de Washington et néo-khomeynistes de Téhéran", "incantations millénaristes ou messianiques", "terre de mission et terre de guerre dar al harb"   : le nouveau livre de Gilles Kepel semble écrit en noir et blanc. La "terreur", c’est la "war on terror" décrétée par le président Bush contre l’"axe du mal" dans son célèbre discours sur l’état de l’Union du 29 janvier 2002. Le "martyre", c’est Al Qua’ida et les commandos pro-sunnites d’Irak. D’un côté, un président américain sûr de lui et arrogant pour avoir eu la naïveté folle de croire qu’il pourrait "accoucher au forceps la démocratie au Moyen-Orient" ; de l’autre, une nébuleuse de groupes et de réseaux terroristes qui prétendent agir au nom de l’Islam.

Ces deux discours, et ces deux guerres, opposés et intimement liés, extrêmes mais solidaires, constituent le sujet du livre. L’opposition est efficace, habile, pas toujours pertinente. Gilles Kepel se propose d’identifier et d’analyser ces deux "grands récits" - et leurs faillites. En apparence, il a donc choisi la caricature pour expliquer un sujet complexe, dont le cadre d’ensemble est cet "Orient compliqué" qu’il connaît mieux que beaucoup. Et souvent, dans son introduction, dans sa conclusion, Kepel cède ainsi à ces oppositions binaires et à la fatalité de deux forces extrêmes, donnant quelquefois l’impression qu’il se met à croire à sa propre schématisation. Du coup, il se drape dans une position entendue, et finalement confortable, celle du juste milieu qui renvoie dos à dos les deux extrêmes et prétend parler au nom de la sagesse. "Entre le marteau du Grand Récit néoconservateur et l’enclume de celui des islamistes" écrit-il pour se situer   . Et en gros, défendre le point de vue des Européens, c’est à dire des Français.

On peut dès le départ s’étonner de ce parti pris. En ce qui concerne les États-Unis (premier chapitre du livre), cet étonnement conduit quelquefois à une certaine déception. On a déjà lu cent fois ses pages sur les néo-conservateurs   , ses critiques sur Guantánamo   et l’échec calamiteux en Irak. Que la guerre contre l’"Axe du mal" s’inscrive dans la continuation de la lutte contre l’ "Empire du Mal" soviétique, peut-être, mais cela est-il si pertinent ? Quant à la stratégie de George W. Bush, elle fut, n’en déplaise aux Français, plus complexe que la seule politique de "terreur" pourrait le laisser croire (George W. Bush n’aurait par exemple jamais défendu aux États-Unis la loi française sur l’interdiction du port du voile, et sa position favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, pour stratégique qu’elle fut, n’en est que plus déroutante si on prétend l'expliquer avec une grille de lecture simpliste sur la "terreur").

Après tout, la stratégie des Républicains qui consistait à contrôler le pétrole irakien en le sortant de l’OPEP, à briser le front arabe anti-israélien ou à mettre en place de manière forcée une coalition chiite et kurde à Bagdad pour amener à résipiscence les pétro-monarchies sunnites   a certainement échouée, mais il s’agissait quand même d’une stratégie, qu’on ne doit peut-être pas mettre sur le même plan que les réactions archaïques des "martyres". Surtout, la politique de George Bush fut évolutive, au delà de l’"effet d’aubaine" que lui a donné le 11 septembre : Gilles Kepel le reconnaît, et l’analyse parfois minutieusement, mais il semble un peu trop convaincu par les discours de façade de Bush, oubliant ainsi les évolutions de son administration et, sous le poids des réalités, de son armée. En fin de compte, on peut (c’est notre cas) partager les hypothèses et conclusions de Kepel sur l’administration Bush, tout en ayant le sentiment qu’il force inutilement le trait pour asseoir sa thèse et donner du sens au titre de son livre.


Du martyre au Jihad

Fort heureusement, les nuances, les analyses circonstanciées, tout ce qui fait la force et le succès de Gilles Kepel depuis de nombreux livres, apparaît dans les second et troisième chapitres de son livre consacrés au "martyre". Tour à tour historien et journaliste, enquêteur et grand interprète, Kepel rédige des pages érudites et accessibles sur l’opposition entre les chiites et les sunnites, et déconstruit le discours du Jihad et du martyre. Le livre fourmille d’informations, de renseignements (et parfois même d’informations des services de renseignements), et on se passionne pour ses pages sur Al Jazeera   , sur les approvisionnements en hydrocarbures, sur la résurgence de l’Iran islamiste et sur l’émergence d’un jihadisme sunnite provoquée par l’occupation de l’Irak. On est fasciné par ses prédictions sur l’équilibre de la terreur et la spirale des surenchères à la violence, mais paralysé par son analyse sur le chantage nucléaire iranien. Kepel fait feu de tout bois ; sa méthode, il la construit en chemin, mobilisant une vidéo sur YouTube et une conversation de terrain, des informations des services secrets français ou des sites webs en arabe. Lorsqu’il décrit la sociologie urbaine de Téhéran, en fonction de l’altitude de la ville, le tchador noir qui devient "manteau islamique [certes] de rigueur, mais [dont] l’inventivité infinie du beau sexe s’ingénie à en raccourcir les pans, à évaser ou cintrer la coupe, pour mettre en valeur taille de guêpe ou pantalon collant couleur chair, tandis que le foulard imposé recule vers l’occiput, découvrant des mèches de cheveux soigneusement blondies, des lunettes de soleil de grande marque, voire un nez portant témoignage, grâce au sparadrap, des miracles récents de la chirurgie esthétique", on se dit qu’on n’a pas perdu nos 22 euros. Tout juste regrette-t-on l’absence d’une carte de la présence sunnite et chiite qui aurait grandement simplifié la lecture au non-spécialiste.

Gilles Kepel n’est pas de ceux qui confondent Al Qa’ida avec le Hezbollah libanais, encore moins avec le Hamas palestinien (suivez mon regard). Il sait voir la nature commando et le caractère de "logo" réplicable librement et sans copyright du premier, et l’importante base populaire des seconds. D’ailleurs, lorsqu’il aborde le "thème à l’infinie fortune médiatique" que constitue le "problème palestinien", Gilles Kepel sait rester neutre – ce qui est une gageure – et décrire la complexité extrême de la situation (le conflit intra-palestinien, la scission entre Cisjordanie et Gaza, l’influence iranienne etc). "Par-delà les dix-neuf kamikazes du 11 septembre et leurs commanditaires, où classer les Palestiniens qui déclenchent un engin explosif dans une rue israélienne", s'interroge-t-il ? Sa question est déjà une réponse.


Retour aux Banlieues de l’Islam

Le quatrième et dernier chapitre du livre est plus proche de nous puisqu’il traite exclusivement de l’Europe. Des attentats de Madrid en mars 2004 à l’affaire des caricatures danoises, de la "loi contre le voile" en France aux remarques de Benoît XVI sur le prophète Mahomet, on retrouve le Kepel des Banlieues de l’Islam et surtout d’À l’Ouest d’Allah et c’est peut-être ce qui donne l’impression à ces pages qui parlent de faits nouveaux, d’avoir été déjà lues. En faisant ce nécessaire détour par l’Europe confrontée à la présence multiforme de populations d’origine musulmane en son sein, Kepel signe malgré tout un chapitre passionnant, foisonnant et "renseigné" – à tous les sens du terme. Il s’intéresse aux différents modèles d’intégration et en tire des conclusions qui peuvent paraître quelque peu définitives notamment lorsqu’il tente de distinguer, en reprenant les travaux de Hugues Lagrange et Marco Oberti   , une quête de "participation" des émeutiers américains   d’une quête d’ "intégration" des jeunes émeutiers de Villiers-le-Bel. Kepel écrit : "Comme l’immolation des animaux consacrés, les émeutes [en France] dévièrent la violence vers des victimes sacrificielles à quatre roues [les voitures brûlées]". On est moyennement convaincu   .


Une thèse à tiroirs

Quelle est en définitive la thèse de Gilles Kepel dans Terreur et Martyre ? Celle-ci comporte en réalité plusieurs tiroirs. Le premier élément, c’est que "le culte du martyre promu par Al Qa’ida, loin de conduire au triomphe sur les ennemis de l’Islam, s’est transformé en une guerre dévastatrice entre musulmans". La démonstration, en Irak bien sûr, mais aussi en Palestine, et même sur le sol européen, est faite dans ce livre et apparaît convaincante, bien qu’elle poursuive, en l’actualisant, une démonstration qui était déjà celle de son livre Fitna   .

La deuxième grande hypothèse de l’ouvrage est d’affirmer la distinction fondamentale entre le conflit israélo-palestinien, qui se prolonge au Liban et en Syrie, et que Kepel nomme le "conflit du Levant", et le "conflit du Golfe", de nature beaucoup plus complexe, qui se nourrit de la concurrence entre Persans et Arabes et de la rivalité entre sunnites et chiites pour l’hégémonie sur le sens de l’Islam. Selon lui, c’est cette dernière guerre qui est la plus dangereuse, et Kepel retrouve là encore les conclusions de Fitna. Du coup, il plaide pour une intégration de l’Iran dans un ensemble prospère et estime que la résolution de la crise du Golfe passe par les contraintes vertueuses de la prospérité économique (il va jusqu’à défendre l’accès au nucléaire civil en Iran comme en Arabie Saoudite et à faire de l’accès à "l’énergie nucléaire non plus le spectre de l’anéantissement de la planète par les armes atomiques, mais la clé de son développement durable, par-delà le réchauffement global engendré par l’abus des hydrocarbures").

De là découle le troisième postulat de Kepel, qui invite nécessairement à un détour par l’Europe. Sur le territoire européen, il confirme d’abord son optimisme. A rebours de son livre Les Banlieues de l’Islam   , il montre l’échec d’une radicalisation massive des musulmans bien que l’Europe soit bel et bien devenue, à partir des attentas à Madrid en 2004, un champ de bataille du Jihad. Du coup, Terreur et martyre peut être lu comme un plaidoyer pour l’Europe, hier divisée ou affaiblie par l’option militaire privilégiée par les États-Unis, mais qui peut donc se renforcer aujourd’hui après la mauvaise fortune de celle-ci. Plaidoyer pro-Européen, le nouveau Kepel est aussi un plaidoyer pour la Méditerranée : "Face au cauchemar néomédiéval [des délires d’Al Qa’ida], il n’est pas d’autre choix que de promouvoir une renaissance méditerranéenne" écrit Kepel. "Après le fiasco de la Guerre contre la Terreur et du Jihad armé, il n’existe tout simplement pas d’autre choix que de construire la paix par un développement économique conjoint qui couvre l’espace de la région eurogolfe autour de l’axe méditerranéen". C’est du grand Kepel, et du meilleur cru.


Une américanisation éditoriale ?

Un dernier mot sur le style de l’ouvrage. Longtemps publié au Seuil, puis chez Gallimard, Gilles Kepel semble avoir suivi l’excellente éditrice Térésa Cremisi de chez Gallimard à Flammarion, où son nouveau livre paraît. Mais ce changement de boite postale éditoriale s’accompagne d’une évolution bien plus significative : sinon l’américanisation, du moins la modernisation de la "non fiction". Gilles Kepel a fait disparaître la totalité des appels de notes de bas de page du livre, comme c’est souvent le cas aux États-Unis pour les essais grand public, et a renvoyé, à partir des numéros de pages, ces notes en fin de volume (l’idée est que le lecteur non spécialisé ne soit pas ennuyé par des appels de notes qui cassent le déroulement de la narration). En outre, Kepel a fait figurer le sommaire du livre au début (comme c’est systématiquement le cas outre-atlantique, et rarement en France) et a renvoyé documents audio-visuels et sources   sur un site dédié qui est un compagnon de lecture attrayant et un blog qui sera certainement très vivant.


En conclusion, faut-il être optimiste ou pessimiste après avoir lu un tel livre ? C’est difficile à dire. Si l’auteur penche plutôt vers un certain optimisme en Europe, il est plus circonspect sur l’improbable dialogue entre les deux nouveaux blocs parce que ceux-ci se livrent une guerre profuse et chaude marquée par l’asymétrie et le déséquilibre : "Il n’existe nul téléphone rouge entre la Maison-Blanche et Téhéran, pas plus qu’entre George Bush et Oussama ben Laden" (sous-entendu contrairement hier entre Washington et Moscou). Bien sûr, l’élection américaine en cours pourrait permettre de faire évoluer le débat. Et de laisser la place à de nouveaux acteurs - l’Europe ou "la Méditerranée".

En attendant ces évolutions avec espoir et anxiété, et le prochain livre sur le sujet de Gilles Kepel, l’auteur nous aura déjà fourni un décryptage minutieux, tant géopolitique que culturel, et une présentation des forces en présence, pour comprendre le monde comme il va. Pour tenter d’y voir plus clair dans cet Orient opaque et compliqué, ce n’est peut-être pas suffisant, mais ce n’est déjà pas si mal.


À lire également :

- Notre entretien avec Gilles Kepel

* Sur les relations Occident / Islam :


- La critique du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Seuil), par Youssef Aït Akdim.
(Dans Le rendez-vous des civilisations, le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd rament à contre-courant du discours majoritaire sur le "choc des civilisations". Louable, mais peu convaincant).

- Un débat entre Régis Debray et Élie Barnavi sur les rapports interreligieux au Proche-Orient, par Bastien Engelbach.


* sur le Proche et Moyen-Orient :


- La critique du livre dirigé par Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l'Iran (Karthala), par Thomas Fourquet.
(Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui).

- La critique du livre de François Hesbourg, Iran, le choix des armes ? (Stock), par Thomas Richard.
(Un petit livre d’actualité. Avec toutes les qualités et les défauts inhérents à ce type d’ouvrage. C’est la formule par laquelle on peut résumer ce Choix des armes).

- La critique du livre d'Henri Laurens, Orientales (CNRS), par Nejmeddine Khalfallah.
(Une réédition en un volume de l’œuvre phare d’Henry Laurens, plus que jamais d’actualité, à propos des rapports entre l'Europe et l'islam).

- La critique du livre de Gilbert Achcar et Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (Fayard), par Thomas Fourquet.
(La poudrière du Moyen-Orient retranscrit un dialogue tenu en janvier 2006 au MIT entre Noam Chomsky et Gilbert Achcar, où ont été évoqués les problèmes de cette région. Un livre qui fournit matière à débat).

- La critique du livre d'Olivier Roy, Le croissant et le chaos (Hachette Littératures), par Laure Jouteau.
(Olivier Roy signe un ouvrage pédagogique qui reprend ses principales thèses et propose une lecture critique de l'actualité du Moyen-Orient. Une excellente entrée en matière).

- La revue de presse à propos de Kanan Makiya, par Laure Jouteau.


* Sur les néo-conservateurs américains et la politique étrangère américaine :

- La critique du livre de Marc Weitzmann, Notes sur la terreur (Flammarion), par Éric l'Helgoualc'h.
(Un romancier parcourt le monde de l'après 11 septembre et s'interroge sur son soutien à la guerre en Irak).

- La critique du livre de Susan George, La pensée enchaînée. Comment les droites laïques et religieuses se sont emparées de l'Amérique (Fayard), par Romain Huret.
(Susan George explore les raisons de l'hégémonie conservatrice aux Etats-Unis. Si le constat est juste, l'explication reste partielle).

- La revue de presse à propos de l'article de Parag Khanna paru dans le New York Times "Waving goodbye to hegemony", par Frédéric Martel.

- L'article à propos du décès de William F. Buckley Jr., intellectuel conservateur américain et fondateur du magazine National Review, par Vassily A. Klimentov.

- L'article à propos de Joseph Nye : "Un 'smart power' encore à définir", par Michael Benhamou.


* Sans oublier :

- La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Le Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.
(Un bon livre sur la discrimination, les minorités et la crise des banlieues qui recadre un débat souvent marqué par des digressions stériles).

- "Les primaires américaines en continu"


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