Kanan Makiya, intellectuel irakien de la diaspora, s’est notamment rendu célèbre pour son ouvrage Republic of Fear (La République de la peur), publié sous le pseudonyme Samir Al-Khalil, où il dénonce l’atrocité du régime de Saddam Hussein. Le livre est d’abord passé inaperçu lors de sa sortie en 1989, mais est devenu un best-seller après l’invasion du Koweït en 1990, propulsant son auteur sur le devant de la scène. Il a ainsi été mis en avant comme l’un des Irakiens de la diaspora soutenant activement l’intervention américaine en Irak en 2003. Lors d’un entretien avec le président Bush deux mois avant le début de la guerre, il soutenait que les soldats américains allaient être accueillis "avec des sucreries et des fleurs".
    Le portrait qu’en dresse Dexter Filkins   est très personnel, parfois un peu larmoyant   , mais il a le mérite de poser les questions qui fâchent et de ne pas y répondre par de fausses évidences. Le personnage de Makiya est complexe : mis en avant par les néoconservateurs pour son engagement en faveur de la guerre, il a depuis exprimé ses doutes et ses regrets par rapport à la situation actuelle   . Sans aller jusqu’à renier la nécessité de détruire le régime de Saddam Hussein, il est dépeint comme un homme tourmenté par l’éclatement confessionnel de l’Irak.


Naïveté humaine et historique

    La décision de Makiya de s’engager pour la guerre en Irak est fondée sur une foi en la capacité du peuple irakien à se souder autour d’une mémoire commune, et sur une volonté de répéter l’histoire   .
    Filkins fait ressortir les contradictions internes de Makiya pour qui la chute de Saddam Hussein était devenu une obsession, une raison de vivre, et qui refusait de donner trop d’importances aux difficultés qu’il pressentait. À plusieurs reprises, Filkins pointe du doigt les apories de l’intervention que Makiya avait perçues dès avant la guerre, mais niait simplement au nom d’un idéal droit-de-l’hommiste. Ainsi, Makiya décrit la période de Saddam comme une période d’anomie et d’atomisation de la société. L’identité irakienne est, selon lui, anéantie par les années de dictature. Il cherche alors ce qui pourrait la fonder dans un Irak d’après-guerre, et une idée s’impose à lui : la douleur. La dictature a fait des victimes dans toutes les communautés, c’est donc par un travail sur la mémoire et sur la réconciliation que l’Irak pourra renaître de ses cendres.


La déception Ahmad Chalabi

    Obnubilé par cette idée, Makiya va visiter les anciens locaux de la Stasi, et imagine des commissions vérité et réconciliation pour le nouvel Irak. Il fonde d’ailleurs en 2003 la Fondation pour la Mémoire de l’Irak (Irak Memory Foundation), qui accomplit un travail d’archivage, et recueille les témoignages des victimes de Saddam Hussein. Les espoirs de Makiya ont aussi un nom : celui d’Ahmad Chalabi.
    Mais là où le bât va blesser – et Filkins décrit en long et en large cette déception – c’est que Chalabi, qui devait revenir d’exil en sauveur et réconcilier l’Irak au-delà des apories du nationalisme arabe et des luttes internes, a cédé lui aussi à la tentation communautaire et, sous prétexte d’affaiblir les islamistes en les phagocytant, est devenu une marionnette de plus dans les luttes communautaires.


Les regrets

    Malgré ses lourdeurs et quelques imprécisions, l’article décrit l’impasse intellectuelle dans laquelle se trouvent ces Irakiens de la diaspora qui avaient tant espéré la chute de Saddam Hussein et observent, les bras ballants, la déréliction de leur pays.    
    Makiya est un cas idéal pour le journaliste car il se débat avec ses idéaux : il oscille entre sa conviction profonde que Saddam Hussein était la personne à abattre et le constat fataliste que l’invasion américaine a peut-être déjà tué plus d’Irakiens que le régime du dictateur. Filkins met en scène cette douleur de l’intellectuel, jusqu’à le faire apparaître comme un homme brisé par la maladie et la trahison des amis, qui se réfugie, non sans amertume, dans des projets de plus petite envergure "qui donnent de l’espoir". Makiya ne reproche pas vraiment aux Américains leur intervention, qu’il avait appelée de ses vœux. Il en veut plus aux Irakiens eux-mêmes de ne pas avoir saisi la "chance" qui leur était offerte.


La diaspora et la guerre

    Cette trajectoire en vol d’Icare est sans doute exagérée à des fins stylistiques, mais elle montre un autre visage de la guerre d’Irak : celui de la diaspora qui a tant espéré de la chute du régime et se trouve confrontée à la réalité d’une société irakienne dont elle s’était coupée. L’incompréhension qui se dresse entre les Irakiens "de l’intérieur" et ces intellectuels de la diaspora est sans doute – à son insu – la démonstration la plus poignante de l’article de Filkins. Le témoignage de Ali Allawi est l’illustration même de cette ignorance réciproque entre l’Irak et sa diaspora. Ami de Makiya (tous deux s’étaient rencontrés au M.I.T.) et neveu de Chalabi, Allawi s’est opposé à la guerre mais a accepté d’être ministre de la défense et du commerce dans le nouvel Irak. Après avoir échappé à un attentat suicide, il est rentré "chez lui" dans le Kensington à Londres, profondément désillusionné. "C’était perdu d’avance. Ce qui était condamné, c’était la tentative de refaçonner l’Irak […] en utilisant la puissance américaine alliée à un public irakien soi-disant reconnaissant, et conduit par une classe moyenne occidentalisée. Ce principe de base s’est révélé faux. Et il a été plombé par une série de décisions désastreuses."  

"Regrets only ?", Dexter Filkins, New York Times, 7 octobre 2007


À lire également :

* Sur les relations Occident / Islam :

- La critique du livre de Gilles Kepel, Terreur et Martyre (Flammarion), par Frédéric Martel.
(Malgré un air de 'déjà vu', Gilles Kepel dévoile et démêle avec brio les fils de l'"Orient compliqué").

- La critique du livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Seuil), par Youssef Aït Akdim.
(Dans Le rendez-vous des civilisations, le démographe Youssef Courbage et l’historien Emmanuel Todd rament à contre-courant du discours majoritaire sur le "choc des civilisations". Louable, mais peu convaincant).

- Un débat entre Régis Debray et Élie Barnavi sur les rapports interreligieux au Proche-Orient, par Bastien Engelbach.


* sur le Proche et Moyen-Orient :


- La critique du livre dirigé par Sabrina Mervin, Les mondes chiites et l'Iran (Karthala), par Thomas Fourquet.
(Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui).

- La critique du livre de François Hesbourg, Iran, le choix des armes ? (Stock), par Thomas Richard.
(Un petit livre d’actualité. Avec toutes les qualités et les défauts inhérents à ce type d’ouvrage. C’est la formule par laquelle on peut résumer ce Choix des armes).

- La critique du livre d'Henri Laurens, Orientales (CNRS), par Nejmeddine Khalfallah.
(Une réédition en un volume de l’œuvre phare d’Henry Laurens, plus que jamais d’actualité, à propos des rapports entre l'Europe et l'islam).

- La critique du livre de Gilbert Achcar et Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (Fayard), par Thomas Fourquet.
(La poudrière du Moyen-Orient retranscrit un dialogue tenu en janvier 2006 au MIT entre Noam Chomsky et Gilbert Achcar, où ont été évoqués les problèmes de cette région. Un livre qui fournit matière à débat).

- La critique du livre d'Olivier Roy, Le croissant et le chaos (Hachette Littératures), par Laure Jouteau.
(Olivier Roy signe un ouvrage pédagogique qui reprend ses principales thèses et propose une lecture critique de l'actualité du Moyen-Orient. Une excellente entrée en matière).


* Sur les néo-conservateurs américains et la politique étrangère américaine :

- La critique du livre de Marc Weitzmann, Notes sur la terreur (Flammarion), par Éric l'Helgoualc'h.
(Un romancier parcourt le monde de l'après 11 septembre et s'interroge sur son soutien à la guerre en Irak).

- La critique du livre de Susan George, La pensée enchaînée. Comment les droites laïques et religieuses se sont emparées de l'Amérique (Fayard), par Romain Huret.
(Susan George explore les raisons de l'hégémonie conservatrice aux Etats-Unis. Si le constat est juste, l'explication reste partielle).

- La revue de presse à propos de l'article de Parag Khanna paru dans le New York Times "Waving goodbye to hegemony", par Frédéric Martel.

- L'article à propos du décès de William F. Buckley Jr., intellectuel conservateur américain et fondateur du magazine National Review, par Vassily A. Klimentov.

- L'article à propos de Joseph Nye : "Un 'smart power' encore à définir", par Michael Benhamou.


* Sans oublier :

- La critique du livre de Robert Castel, La discrimination négative (Le Seuil), par Jérémie Cohen-Setton.
(Un bon livre sur la discrimination, les minorités et la crise des banlieues qui recadre un débat souvent marqué par des digressions stériles).


- "Les primaires américaines en continu"