A travers une enquête sur les origines de l'éthique des grands alpinistes, Delphine Moraldo propose une sociologie originale de l'excellence dans la pratique de la haute montagne, du XIXe à nos jours.

Ancienne élève de l'Ecole normale supérieure de Lyon, docteure en sociologie, Delphine Moraldo est enseignante en classes préparatoires et chercheuse associée au Centre Max Weber (UMR 5283). Dans L'esprit de l'alpinisme. Une sociologie de l'excellence, du XIXe au XXIe siècle (ENS éditions, 2021), elle propose une version remaniée de sa thèse de doctorat, dirigée par Bernard Lahire (sous le titre « Les sommets de l'excellence. Sociologie de l'excellence en alpinisme, au Royaume-Uni et en France, du XIXe siècle à nos jours ») et soutenue en 2017. Il s'agit d'une approche originale de la pratique de la haute montagne, en repartant de ses origines au sein de la haute société de l'Angleterre victorienne, laissant apparaître un « esprit de l'alpinisme », fait de principes éthiques, de hiérarchies et de rapports de domination sociaux et genrés. Cet ouvrage montre que, malgré une très relative démocratisation de l'alpinisme, l'esprit originel est toujours présent dans les canons d'une pratique qui reste marquée par une forme d'élitisme et un certain idéal de conquête.

Nonfiction : Pourquoi avoir choisi le sujet de l’alpinisme comme parangon de l’élitisme et de l’esprit de l’excellence pour votre travail de sociologie historique ? Par intérêt et/ou pratique ? Cette thématique vous semble-t-elle encore prégnante ?

Delphine Moraldo : Je pratique surtout l’alpinisme rocheux, l’escalade de grandes voies ou d’entraînement, et beaucoup moins l’alpinisme classique. Mais je n’ai pas voulu réaliser ma thèse sur la pratique actuelle d’un sport comme l’escalade (qui est progressivement devenu autonome par rapport à l’alpinisme), pour réaliser justement un pas de côté par rapport à ce qui est mon quotidien et en sortir précisément pour ma recherche. Par ailleurs, avant ma thèse, j’ai étudié deux ans en Angleterre et, pendant mon Master 2 à Cambridge, j’ai pu avoir accès à des fonds d’archives et de bibliothèques inédits, notamment provenant de l’Alpine Club.

Au-delà de ce « coût d’entrée » sur le sujet et sa pratique, votre ouvrage porte sur l’esprit de l’alpinisme, en tant qu’ « aristocratie sociale et sportive », qui dépasse d’ailleurs le cadre du sport en touchant à une forme d’éthique du rapport à la nature et à l’altitude, en remontant à ses origines, plongeant dans la grande bourgeoisie britannique du XIXe siècle, jusqu’à nos jours, avec l’élargissement (sinon la « démocratisation », encore lointaine) de cette pratique à d’autres pays, à d’autres continents et à d’autres massifs montagneux que les Alpes, qui lui ont donné son nom. Vous êtes-vous fondé sur des travaux historiques plus que sociologiques ? Comment actualiser la connaissance de l’alpinisme en la rapprochant à la recherche actuelle en sciences sociales plus qu’en retraçant son histoire « héroïque » ?

Il s’agit davantage d’un passage de la sociologie à l’histoire en réalité. J’ai commencé à travailler sur un objet classique autour des « grands alpinistes » et la question de l’esprit de l’alpinisme est arrivée plus tard dans ma recherche. Or, la question de la trajectoire des grands alpinistes est une question sociologique qui nécessite que l’on remonte dans le passé pour établir une comparaison entre ces trajectoires. Et ce passage à l’histoire m’a été permis par mon accès aux sources et aux archives.

Puis j’ai cherché à problématiser mon travail autour de l’excellence, afin de caractériser ce qui constitue précisément la « grandeur » des alpinistes que je voulais étudier. Or, trouver ce qui fait l’excellence dans une pratique dépourvue de classements et d’arbitres, comme on en trouve dans les sports dits de compétition, prend du temps et demande un travail théorique, qui a abouti à l’utilisation des concepts d’excellence et d’« esprit de l’alpinisme » (reprenant l’expression de Max Weber quant à « l’esprit du capitalisme » et plus récemment de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme). Ce dernier terme d’esprit de l’alpinisme, très englobant, permet de traiter à la fois des règles, de valeurs, d’esprit de corps et d’éthique, qui subsument toutes les qualités du « grand alpinisme » et de l’excellence à son degré supérieur dans cette pratique. Ce regard sociologique m’a amenée à lire d’une autre manière les travaux historiques sur les grands alpinistes, notamment ceux de Peter Hansen (qui a fait sa thèse sur les débuts de l’alpinisme anglais), de Michel Tailland (sur l’Alpine Club), ou les autobiographies d’alpinistes britanniques ainsi que les articles de la revue de l’Alpine Club, que j’ai pu lire au sein de leur bibliothèque à Londres. C’est par là que je me suis construit ma culture de littérature alpine et de culture « alpinistique », tout en lisant les classiques « non académiques » (Roger Frison-Roche, Yves Ballu, etc.), ces derniers formant d’ailleurs, pour certains, les matériaux de mon enquête

A partir de cette « galerie des ancêtres », qui relève de l’épopée et de l’histoire « héroïque », vous avez questionné ce registre très masculin, en insistant largement sur la pratique tardive mais de plus en plus importante de l’alpinisme par les femmes, ce qui semble inédit du point de vue de la sociologie universitaire. De manière générale, au-delà de « l’âge d’or de l’alpinisme », vous vous intéressez à l’imaginaire véhiculé par l’esprit de l’alpinisme, en mêlant différentes approches disciplinaires de façon tout à fait originale, pour terminer sur une interrogation à propos de la « vocation alpinistique ». Est-ce que cette démarche s’est nourrie d’autres sciences sociales (géographie, géologie, climatologie) ?

Non, pas vraiment, à l’exception peut-être de Philippe Bourdeau, géographe à l’Institut de géographie alpine de Grenoble, qui m’a en effet inspiré. Mais, de manière générale, ce sont davantage des travaux d’historiens et de sociologues qui ont fondé ma recherche. D’ailleurs, j’ai eu beaucoup de retours d’historiens au sujet de mon livre, qui considèrent que c’est un travail d’histoire, alors que c’est dans mon esprit une thèse de sociologie. Ce qui plaît aux historiens dans ce travail, c’est peut-être une forme de périodisation thématique ou conceptuelle, qui propose une autre manière d’interroger le processus de développement de l’alpinisme. C’est aussi l’utilisation de concepts sociologiques à des fins d’analyse historique, ce qui est une manière nouvelle de faire l’histoire de l’alpinisme, en déconstruisant cette pratique. Finalement, faisant cela, j’ai en quelque sorte une manière  « naïve » de faire l’histoire de l’alpinisme en tant que sociologue.

Vous approfondissez aussi notre connaissance au sujet du Groupe de Haute Montagne (GHM) en apportant des concepts et des clés de lecture sociologiques d’un objet jusque-là regardé plutôt sous l’angle de l’exploit héroïque.

Cette analyse bourdieusienne à partir de la domination sociale intrigue sans doute les historiens à propos de cet objet a priori assez éloigné des objets de recherches des sociologues. Mais c’est en réalité lorsque j’ai été intégré dans le comité scientifique du Club Alpin français (CAF) que j’ai côtoyé d’autres scientifiques de la montagne : des géologues, des physiciens, des glaciologues… ce qui est à la fois intrigant – nous ne travaillons pas du tout sur les mêmes objets – et intéressant, même si le croisement de nos disciplines est encore largement perfectible.  

Je ne suis pas sûr en effet que Bourdieu aurait choisi ce type d’objet, sans vouloir faire d’anachronisme, pour développer son travail théorique. Votre recherche vous permet-elle d’actualiser précisément la sociologie de l’alpinisme en évoquant par exemple le sujet de l’himalayisme, dans sa dimension « commerciale » (agences de voyages qui organisent des expéditions) ?

J’essaye à la fois de rompre avec les histoires classiques de l’alpinisme, récits empreints d’héroïsme qui reprennent des présupposés sans les interroger à travers une vision très masculine de la conquête de la montagne (qui serait « déflorée » ou « inviolée »…), voire guerrière dans le rapport à l’Homme par rapport à la nature. Aujourd’hui, la pratique de l’alpinisme, par le développement de l’escalade, s’est nettement rajeunie et diversifiée socialement – bien que sa « démocratisation » soit à relativiser. L’esprit de l’alpinisme, en tant que fond commun, reste cependant présent malgré les évolutions sociologiques de l’alpinisme en tant que pratique. Bien que certaines disciplines (escalade) ou sous-disciplines (cascade de glace, via ferrata…) apparaissent et s’autonomisent, qui s’éloignent de l’ethos de l’excellence alpinistique (ouverture de « premières » voies, significativement), cet esprit originel, très élitiste, reste encore présent dans des groupes tels que le GHM ou l’Alpine Club par exemple, mais aussi chez les « meilleurs » alpinistes, quelle que soit leur attache institutionnelle.

Au sujet de l’himalayisme, qui a élargi l’alpinisme à d’autres massifs et à d’autres peuples hors d’Europe, le débat est en ce moment vif au sujet de Nims Purja, cet alpiniste népalais qui a gravi en une période record les 14 sommets de plus de 8000 mètres que compte la chaîne de l’Himalaya (et en réalisant, par la suite, l’ascension du K2 en hiver), avec des sponsors grand public et une diffusion de ses exploits sur Netflix. Cela a déclenché une polémique car ses ascensions, présentées sous l’angle sportif et médiatique, sont à la limite de l’esprit classique de l’alpinisme, qui montre de cette manière sa survivance en mettant en question sa pratique (usage de l’oxygène en altitude, par exemple). Ce type de polémique apparaît également régulièrement lors de la remise des « piolets d’or » (sorte d’Oscars de l’alpinisme !), qui pour certains font entrer la « vile compétition » sportive dans l’alpinisme, dont je montre que la conception de l’excellence cherche, justement, à se tenir à l’écart du sport.

C’est l’esprit de la découverte et de l’exploration, et du rapport à l’exploit et à la difficulté, qui demeure dans le caractère extrême de cette pratique, même si cette vision de l’alpinisme évolue, vous le dites, avec les générations et les cultures, mais aussi avec une autre appoche du rapport au milieu montagnard, eu égard à la finitude de nos environnements naturels (fonte des glaciers avec le réchauffement climatique, notamment). Mais pensez-vous que la logique de conquête de l’humanité sur la nature pourrait être remise en question par l’évolution de la pratique de la haute montagne ?

Quand on regarde les critères actuels de l’excellence en alpinisme, qui n’est plus tout à fait une excellence sociale comme auparavant, ce n’est pas forcément le terme désuet de conquête au sens militaire (comme dans les années 1950) que l’on retient mais le but de ces grands alpinistes est tout de même de gravir des sommets « invaincus » ou des nouvelles voies, et il en reste beaucoup dans l’Himalaya notamment. Le caractère inédit reste un élément-clé de la « domination » alpinistique. Les « piolets d’or », très débattus et contestés, récompensent encore systématiquement des ascensions himalayennes sur des voies nouvelles. Quand on voit aujourd’hui un alpiniste sponsorisé par Red Bull pousser des cris de joie au sommet, l’idée de victoire sinon de conquête reste prégnante, en particulier sur les réseaux sociaux !

Est-on passé d’une domination sociale à une forme de « marginalité » dans la pratique des sports extrêmes dans un environnement social qui permet peu de partir longtemps dans les plus hautes montagnes du globe ?

En réalité, à l’origine, à part les rentiers, les alpinistes victoriens du XIXe siècle ne disposaient pas non plus de temps libre illimité car cela n’était pas acceptable socialement de consacrer sa vie à l’alpinisme, qui était vu au mieux comme un loisir estival, que l’on pouvait pratiquer avec beaucoup d’assiduité mais seulement pendant deux mois par an. L’investissement d’une vie entière dans l’alpinisme apparaît plus tard avec la professionnalisation et l’apparition du métier de guide de haute montagne. L’himalayisme va accentuer cela car c’est une pratique exploratoire qui demande du temps et de l’engagement, avec un risque mortel très élevé. Pratiquer dans ce contexte devient en effet un don de soi total qui peut ouvrir la voie à une certaine forme de marginalité, en même temps qu’à une certaine distinction. En termes sociaux, il est difficile mais possible de retracer les origines des membres des clubs d’élite (GHM), voire des clubs alpins (Alpine Club, CAF…), qui restent encore largement bourgeois, y compris en escalade, avec une surreprésentation des classes professionnelles intellectuelles, supérieures (ingénieurs, chercheurs) ou intermédiaires (professeurs du secondaire). L’alpinisme reste une pratique de populations très diplômées (y compris certains guides), ce qui n’est pas le cas de la majorité des sports. Mais en effet, eu égard au caractère très particulier de leur métier, il est difficile de les catégoriser socialement et statistiquement car il y a malgré tout une part de marginalité ou d’exceptionnalité.