Un philosophe, deux guides et des géographes offrent trois visions de la montagne, entre quête d'absolu, plaisir de la solitude en altitude et inquiétude face aux menaces sur l'environnement.
Même la plus aménagée et la plus apprivoisée des hautes montagnes du globe recèle de ressources imaginaires encore inexplorées : c’est sans doute cette leçon qu’on peut méditer en lisant les très nombreuses publications qui sont consacrées chaque année aux Alpes – ces montagnes qui donnèrent leur nom à l’alpinisme et qui furent le théâtre des premières formes de tourisme moderne. Véritable poumon et château d’eau de l’Europe occidentale, cette chaîne de montagnes, creuset des civilisations latine et germanique, est aujourd’hui menacée par le double défi écologique du réchauffement climatique (qui assèche ses glaciers) et par l'érosion de sa biodiversité, ceci s’expliquant par sa grande proximité avec de très importantes conurbations et par son rôle multiséculaire de zone de passage – malgré les obstacles physiques – pour les transports de personnes et de marchandises, depuis Hannibal jusqu’au tunnel du Mont Blanc.
Alpinisme, imaginaire et vulnérabilité environnementale : tels sont justement les thèmes de trois publications récentes de la part d’un philosophe, de deux guides de montagne et d’un collectif de géographes et urbanistes. A travers son essai philosophique (à la fois théorique et personnel) De l’alpinisme, l’universitaire rennais Pierre-Henry Frangne propose d’abord une réflexion stimulante et introspective, très richement illustrée, sur la passion de l’ascension en haute montagne par le biais de la relation qu’il a nouée au fil du temps avec son guide, avec lequel il a réalisé de nombreuses sorties dans le massif du Mont Blanc et dans le Valais suisse. Le « beau livre » Alpes secrètes, de Paulo Grobel et Gérard Guerrier, se présente quant à lui davantage comme une mise en pratique de la recherche de la solitude en altitude, qui caractérise l’alpinisme ou la « haute randonnée » (trekking) dans des vallées et versants plus isolés que ceux des grands circuits touristiques. Enfin, l’ouvrage collectif Massifs en transition, sous la direction d’Isabel Diaz, est un recueil de contributions de géographes, urbanistes, paysagistes et environnementalistes réunies par le Ministère de la cohésion des territoires pour mettre en valeur les expériences locales de transition écologique et énergétique (dans les Alpes, mais aussi dans le Jura et dans les Vosges) afin de dégager des « bonnes pratiques » allant dans le sens d’une plus grande responsabilité et durabilité dans l’aménagement, le tourisme et le développement de ces territoires étant soumis à des fortes pressions climatiques, foncières et démographiques.
Philosophie de l’alpinisme
Le passionnant essai De l’alpinisme de Pierre-Henry Frangne est sans nul doute est des ouvrages les plus aboutis sur le plan conceptuel de l’impressionnante bibliographie alpine. L’auteur est lui-même philosophe de métier, professeur de philosophie de l’art et de l’esthétique à l’université Rennes 2, mais c’est avant tout comme amateur – au sens propre du terme en haute montagne, c’est-à-dire en tant que client de guide – qu’il s’essaye – là encore au sens propre – à la réflexion sur les raisons (pas seulement esthétiques) qui poussent à pratiquer l’alpinisme. Comment penser cette passion apparemment irrationnelle pour la haute altitude ? Comment dire le mystère d’une course en haute montagne ? Comment caractériser la force de cet appel, sachant qu’il nécessite un effort, une souffrance même, totalement gratuits et qui engagent tout le corps et l’esprit dans un engagement à tout point exceptionnel dans un environnement bien souvent hostile à la présence humaine ?
Dessinant une philosophie de l’alpinisme – ou plus largement de la passion pour la haute montagne et pour les Alpes en particulier –, Frangne tient à explorer des notions aussi fondamentales que le risque (d’une ascension), l’amitié et le partage (nés de la camaraderie d’une cordée, en l’occurrence formée par le guide avec son client), ainsi que la tension entre calcul rationnel et le dévorant attrait d’une exploration à nulle autre pareille. C’est donc en réalité une philosophie de l’existence que trace ce livre, qui n’est cependant pas un traité purement théorique mais bien davantage un ensemble de récits, pensées et concepts illustrés par de magnifiques photographies anciennes (celles des pionniers de l’exploration du massif du Mont Blanc) et modernes (dont certaines sont prises par l’auteur).
Dédié à son guide Michel Bruel, le livre s’ouvre sur une citation de Marc-Aurèle qui illustre pleinement cette philosophie de l’existence intense : « Il te reste peu de temps. Vis comme sur une montagne ». Et chaque chapitre suit une ascension (Mont Blanc, Mont Vélan, Aiguille de Bionnassay, Mont Dolent) au cours de laquelle le récit plonge dans la réflexion autour des axes principaux de l’alpinisme : son rapport au temps, au courage, à l’absolu, à la recherche de l’inaccessible. En définitive, la passion alpine se révèle être une expérience unique des limites humaines et de la tentative de leur dépassement.
A la recherche des « coins secrets » des Alpes
Plus prosaïque dans le style mais non moins instructif sur les derniers mystères alpins, le beau livre illustré Alpes secrètes du guide de La Grave (Hautes-Alpes) Paulo Grobel et de l’accompagnateur Gérard Guerrier, ancien directeur de la société Allibert-Trekking, propose 23 itinéraires de randonnées dans les six pays alpins (France, Italie, Suisse, Autriche, Allemagne, Slovénie). Jusqu’ici, rien de très original, le topo-guide illustré, depuis la collection « Les 100 plus belles courses » longtemps dirigée par Gaston Rébuffat, étant de longue date un immanquable de la littérature alpine. Mais la particularité de cet ouvrage consiste à décrire des parcours en boucle ou en traversée au cours desquels il est rare de croiser plus d’une personne dans la même journée, ce qui, dans les Alpes, reste peu courant pendant la belle saison.
Véritable invitation au voyage dans les solitudes de la haute altitude, ce livre révèle en effet quelques secrets bien gardés des vallées, col et sommets alpins. Car, même si les Alpes sont parmi les montagnes les plus parcourues, aménagées et peuplées de la planète, il existe bien des « coins secrets » où le luxe le plus inestimable de l’alpiniste ou du randonneur est de s’y perdre en contemplant la nature immaculée, comme le veut la doctrine des espaces montagnards protégés – parcs nationaux en particulier. Du massif français des Ecrins aux vallées sauvages de Slovénie, en passant par les alpages des Alpes bergamasques en Italie, ces itinéraires à l’écart des sentiers battus permettent ainsi de retrouver l’esprit originel de l’exploration alpine, à l’heure où les alpinistes se concentrent dans les stations et les montagnes les plus courues. Magnifiquement illustré et agrémenté de cartes précises, ce beau livre restera comme une référence durable des amateurs et des professionnels des traversées alpines.
L’avenir des massifs face au réchauffement climatique
Enfin, dans un registre plus officiel, l’ouvrage collectif Massifs en transition constitue une restitution de trois « ateliers des territoires » menés par le Ministère de la cohésion des territoires dans les Alpes du Nord (massif des Bauges), ainsi que dans le Jura et dans les Vosges. Coordonnés par Isabel Diaz, le géographe Daniel Béhar, l’urbaniste Frédéric Bonnet, l’environnementaliste Florian Dupont, le paysagiste Bertrand Folléa et les ingénieures Claire Faessel-Virole et Emmanuelle George proposent ainsi des contributions importantes au sujet de la nécessaire transition écologique des espaces de moyenne montagne, dont le modèle touristique d’exploitation de « l’or blanc » a longtemps constitué l’une des principales ressources.
Aujourd’hui, alors que la neige fond plus vite et plus tôt dans l’année et que la manne des sports d’hiver touche ses limites, il y a urgence à réfléchir à de nouvelles stratégies de développement de ces territoires montagneux pour dessiner les pistes d’une transition écologique, économique et humaine. Environnements vulnérables et souvent enclavés, très conscients des menaces qui pèsent sur leurs ressources naturelles, ces territoires « réchauffés » ont d’ores et déjà esquissé des solutions : extension des activités de loisirs aux quatre saisons, valorisation de l’agriculture et de l’élevage, rattachement des industries locales à des filières de grande échelle…Mais il est à l’avenir nécessaire d’aller plus loin dans ces stratégies territoriales de transition écologique afin d’imaginer un modèle de développement (alpin) durable.