Entre le site de peintures rupestres de Pech Merle (Lot) et le projet d'enfouissement des déchets nucléaires à Bure (Meuse), Etienne Davodeau a marché pour relier ces deux repères différents du sol.

Auteur de bande dessinée à succès, spécialiste des reportages dessinés, Etienne Davodeau a déjà eu l'occasion de répondre à Nonfiction, notamment au sujet de son plus grand succès de librairie d'il y a dix ans (Les ignorants). Ses livres successifs ont également fait l'objet de recensions sur notre site, à la fois son enquête sur les débuts de la Ve République (Cher pays de notre enfance, avec Benoît Collombat), ou encore sa vision de l'histoire de France (La balade nationale, avec Sylvain Venayre).

Dans Le droit du sol. Journal d'un vertige (Futuropolis), il propose, de manière à la fois épurée (avec son trait caractéristique et magnifiquement maîtrisé) et documentée, le récit de sa randonnée pédestre vécue il y a deux ans entre deux sites emblématiques de l'histoire de l'Homo Sapiens : les merveilleuses peintures rupestres de la grotte de Pech Merle, dans le Lot, renvoyant à un héritage d'il y a plusieurs dizaines de milliers d'années, et le site du projet d'enfouissement des déchets nucléaires de Bure, rencontrant des résistances et témoignant d'un vertigineux fardeau toxique qu'il est prévu de laisser à plusieurs centaines de mètres sous le sol argileux de la Meuse et de la Haute-Marne. En miroir, ces deux sites interrogent notre rapport au sol, à la Terre, et, plus largement, notre rapport au progrès et à la nature. En chemin et sous la tente à travers les montagnes du Massif Central et du Morvan, Etienne Davodeau restitue ses entretiens avec des experts, des militants, des riverains, des amis et inconnus, tout simplement des habitants de cette partie de la Terre qu'on a appelée la France...

 

Nonfiction : Pourquoi Le droit du sol, ce journal sous forme de BD de votre voyage pédestre reliant Pech Merle à Bure est-il publié aujourd’hui ? Le périple a eu lieu durant l’été 2019, quelques mois avant le confinement ; cette période très particulière a-t-elle eu une influence sur votre écriture ?

Etienne Davodeau : Il est publié aujourd’hui parce que la bande dessinée est un travail qui prend du temps. Écrire et dessiner plus de deux cents pages, c’est pour moi deux ans de travail. En partant sur les chemins avec mon sac à dos en juin 2019, je n’avais évidemment aucune idée de ce qui nous attendait tous dans les mois qui allaient suivre. Cela dit, pour un auteur de bande dessinée qui travaille chez lui, la vie confinée, c’est un peu le quotidien. On travaille des heures et des jours entiers seul dans son atelier donc cette étrange expérience collective n’a pas changé fondamentalement ma vie quotidienne, même si cela a bien entendu impacté cruellement, comme tout le monde, ma vie sociale, les relations avec mes amis, etc. Je dois même avouer que le fait de devoir dessiner cette grande balade à pied pendant le confinement m’a finalement beaucoup aidé car cela me permettait d’échapper – un peu ! - à cette ambiance générale très pesante, en partant graphiquement sur les crêtes du Cantal. Dessiner Le droit du sol pendant le confinement m’a donc offert une forme d’évasion : ces jours dans mon atelier, je les passais aussi un peu sur les chemins. C’était donc un bon moment pour le faire !

Contrairement à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) ou au barrage de Sivens (Tarn), lieux de contestation de projet d’infrastructure territoriale ayant fait l’objet de « zones à défendre », le projet « Cigéo » (Centre industriel de stockage géologique) d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure (Meuse), « but » recherché de votre voyage, est un site assez peu connu des non-initiés. Pour quelles raisons à votre avis ? Parce qu’il se situe dans une zone très éloignée des centres urbains ? Ou parce qu’il s’agit d’un laboratoire (pris en charge par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radiocatifs, l'ANDRA) et que l’opération (enterrer à plus de 400 mètres de profondeur des déchets hautement radioactifs) recherchée n’a pas encore eu lieu et n’est pas tellement visible (au sens propre comme au sens figuré), notamment auprès du grand public ?

Il existe de nombreuses raisons à cela. Bure se situe dans un territoire très peu dense (6 ou 7 habitants au kilomètre carré, c’est l’une des zones les moins peuplées de France), et c’est une des raisons pour lesquelles il a été choisi. Préalablement, d’autres sites en France ont été envisagés mais à chaque fois une vigoureuse opposition citoyenne a obligé l’ANDRA à battre piteusement en retraite. Ils ont vite décidé qu’il fallait contourner cet obstacle humain en cherchant une zone où les opposants seraient moins nombreux. Au final, à Bure c’est un échec aussi parce que les habitants s’opposent quand même avec ténacité à ce projet, et surtout parce que – évènement imprévu – d’autres Sapiens viennent s’installer sur place pour combattre ce projet. Le fait que Cigéo soit un chantier souterrain favorise aussi son invisibilité. Et puis surtout, je crois qu’il y a une raison plus profonde, si j’ose dire : ce dépotoir nucléaire n’est pas un équipement d’essence locale, c’est un sujet qui nous implique tous. D’une certaine manière, nous sommes tous complices de Cigéo parce qu’il est très difficile pour un citoyen français d’échapper à la mainmise de l’industrie nucléaire sur sa vie. L’électricité que nous utilisons tous est à 70 % d’origine nucléaire. Chaque matin, dès que nous allumons notre lampe et notre cafetière électrique, nous sollicitions une centrale nucléaire et nous contribuons à générer des déchets nucléaires dont les plus toxiques seront dangereux pendant des centaines de milliers d’années. Ce qui se passe à Bure, c’est ce qui met en lumière le talon d’Achille du nucléaire : de ces déchets très toxiques, on ne sait littéralement pas quoi foutre. Alors, les balancer dans un trou, c’est une façon un peu désespérée d’enterrer ce non-dit. Les générations suivantes se débrouilleront avec ça. Et c’est aussi pour cela que l’on ne veut pas en entendre parler, ce serait beaucoup plus simple de faire comme si cela n’existait pas. Or ce projet Cigéo existe et il est important d’en parler. C’est aussi une des raisons qui m’ont poussé à faire ce livre.

Le titre de votre livre, Le droit du sol, peut paraître étonnant et il peut être compris de manière diverse car dans le sens commun, l’expression (par opposition au « droit du sang ») ne renvoie pas à ce que vous voulez signifier en insistant sur l’importance du terrain (voire du souterrain) dans notre existence sur Terre, dans une amplitude de plusieurs centaines de milliers d’années, des peintures héritées des grottes préhistoriques de Pech Merle au site de Bure, avec ce que vous décrivez comme un « cadeau empoisonné » pour les générations futures. Avez-vous hésité sur le choix du titre, eu égard à cette polysémie, ou au contraire avez-vous voulu jouer sur cette définition plus écologique ou essentialiste (le droit que nous, Terriens, avons ou n’avons pas sur le sol) d’une expression courante ?

J’ai en effet voulu retourner l’expression « droit du sol » car dans son acception conventionnelle, c’est le droit qu’aurait un Homo Sapiens naissant en France à être français : c’est donc le droit qu’on aurait sur le sol. Je renverse cette utilisation du droit du sol en posant la question des droits qu’il faudrait donner au sol en tant que sujet. C’est une question nouvelle. Or, de mon point de vue, c’est une question urgente. Je lis avec intérêt, sur le même sujet, les travaux des Parlements de Loire, où se regroupent des gens qui réfléchissent à cette hypothèse inédite en France mais riche de sens : et si un fleuve, la Loire en l’occurence (ça pourrait aussi concerner une montagne, ou un lac), obtenait des droits en tant que sujet ? Si la Loire pouvait par exemple attaquer en justice une autre entité qui lui nuit ? Ces questions sont passionnantes. Le projet Cigéo est emblématique de cela : ce trou géant dans lequel nous prévoyons d’enfouir des matières extrêmement dangereuses et toxiques pour des milliers d’années illustre de façon cruelle notre rapport prédateur à la planète. Si on lui donnait désormais plus de droits pour se défendre, ce serait évidemment aussi un gigantesque progrès pour nous, et pour notre propre sauvegarde.

Du point de vue de la création artistique, vous proposez avec cette bande dessinée un récit personnel lié à votre journal de voyage pédestre à travers le Massif central et le Morvan, qui a été publié après quelques BD de fiction (Les couloirs aériens, en 2020, notamment). Est-ce que cet aller-retour entre réalité et fiction est nécessaire – sans être forcément calculé –, comme une « respiration » d’un randonneur que vous êtes ?

C’est exactement cela. Cela n’est ni un calcul ni une décision, c’est simplement le constat que je fais qu’il m’est utile, agréable et sans doute nécessaire d’alterner la fiction et la non-fiction, parce que ce sont aujourd’hui deux façon de pratiquer la bande dessinée différentes et complémentaires. Le fait de passer de l’un à l’autre est en effet une forme de respiration du point de vue artistique. La bande dessinée est un langage d’une richesse qu’on sous-estime souvent. De ces deux façons, à ma mesure, je l’explore.

A votre avis, le sujet de l’énergie nucléaire – qui est au cœur de votre ouvrage, avec notamment des témoignages saisissants, comme celui de l’expert Bernard Laponche ou du riverain opposant Joël Domenjoud – peut-il être un débat majeur de l’élection présidentielle, alors même qu’il n’a jamais été proposé comme un enjeu du grand public, depuis le choix du nucléaire civil et militaire dans les années 1960 (comme vous le rappelez d’ailleurs dans votre périple au moment où vous traversez Colombey-les-deux-Eglises), malgré de réelles contestations ?

Je pense que, plus que jamais, la question de nos sources d’énergie devrait être un sujet de débat public mais il n’a jamais eu lieu, même au niveau parlementaire, ce qui est un comble dans une démocratie comme la France. Le nucléaire, dès le début, c’est le fait du prince, c’est à dire du  Général de Gaulle et de son entourage immédiat. Depuis l’aube de la Ve République, l’industrie nucléaire a pris ses aises dans les palais gouvernementaux : successivement tous les présidents et gouvernements ont été épaulés de très près par les représentants de cette industrie et cela n’a jamais été remis en cause. D’un point de vue plus général, après quelques décennies, et plus particulièrement depuis le plan Messmer de 1974, la France est dans un tel état de dépendance vis-à-vis du nucléaire, qu’on pourrait l’assimiler à un toxicomane qui prétend contrôler son addiction, qui ne serait donc pas si grave. C’est sur ce mythe de l’électricité abondante et bon marché que nous vivons depuis longtemps. Le problème est que la communication sur le sujet est très déséquilibrée car l’industrie nucléaire a des relais puissants au gouvernement et elle a donc la mainmise sur la façon dont le grand public perçoit la situation énergétique du pays : EDF communique sans arrêt sur l’électricité « décarbonée » de ses centrales en occultant systématiquement la question très embarrassante de ses déchets, radioactifs pour des centaines de milliers d’années. On s’en doute, quelle que soit l’addiction, le sevrage est toujours compliqué, parfois douloureux, mais il est indispensable.

Que vous a apporté personnellement cette marche au long cours de plusieurs semaines à travers la France rurale (le Massif Central et le Morvan en particulier) du point de vue de la création artistique ?

Le dessin et la marche au long cours sont des activités que j’adore pratiquer et qui font partie de ma vie depuis toujours. Cela me procure d’abord beaucoup de plaisir, ce qui n’est pas rien. Dans ce cas précis, je marchais aussi pour faire un livre donc, au-delà de la joie de la randonnée, il y avait cette tension supplémentaire de la question du récit. On réfléchit différemment quand on marche. Le livre s’est ainsi constitué doucement dans mon esprit au fil des jours sur les chemins. En rentrant à mon atelier, je n’avais – presque ! – plus qu’à le poser sur la papier. Ces journées-là, c’est une façon salutaire de réduire son activité quotidienne à ces fonctions fondamentales que sont le fait de marcher,  de boire, de manger, de dormir… Cela peut paraître anodin mais cette forme d’ascèse heureuse fait beaucoup de bien au corps et à l’esprit, comme ceux qui la pratiquent le savent bien. À titre personnel, je sais qu’elle me recentre.