Ce texte constitue la première partie d'un grand entretien avec Étienne Davodeau.

 

Nonfiction.fr – Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur de la non-fiction ? Vos premières œuvres sont plutôt des polards, très réalistes certes, mais qui reposent sur des histoires fictives.

Étienne Davodeau – Rendre compte de la "réalité" m’attire.
D’ailleurs, la référence au vécu m’a d’abord intéressé en tant que lecteur. Étant adolescent, j’étais plus touché par une petite gare brumeuse dessinée par Franquin que par un paysage interstellaire dessiné par Mézières.
Ensuite dans ma pratique d’auteur, j’ai d’abord réalisé des fictions. Mais j’utilisais déjà des lieux réels que j’aimais, des situations que j’avais rencontrées qui étaient ensuite redigérés dans des récits fictionnels.
Le passage au mode, alors comment l’appeler… disons documentaire s’est fait au travers d’inspirations extérieures au champ de la bande dessinée. Des émissions de radio notamment et en particulier certains portraits qui étaient diffusés sur France Inter dans l’émission Là-bas si j’y suis. Je trouvais ça vraiment fascinant que quelqu’un me raconte pendant une heure la vie de personnes qui ne sont ni des héros de la guerre, ni de généraux quatre étoiles ou d’artistes mondialement connus. Seulement des gens de peu. Je me suis dit que si on pouvait faire ça en radio tout en conservant une réelle proximité avec l’auditeur et la personne interviewée, alors il était possible probablement de le faire aussi en bande dessinée.
Là-dessus me sont revenues des lectures que j’avais aimées dans les années 1980 mais qui ont eu visiblement très peu de suites. Il s’agissait en particulier de deux livres de Jean Teulé – qui a arrêté la bande dessinée depuis pour devenir le romancier à succès que l’on connaît aujourd’hui – qui s’appelaient Gens de France et d’ailleurs. C’était des bandes dessinées avec des collages et des photos retouchées manuellement. Il s’agissait de portraits courts, type reportages, de gens plus ou moins barrés. C’était vraiment intéressant à lire malgré un petit côté cynique et rigolard qui me dérangeait un peu, et ça offrait des possibilités pour la bande dessinée qui me semblaient fructueuses. Même si c’était tout à fait différent de ce que je fais maintenant.
Et puis j’ai lu aussi le Palestine de Joe Sacco au début des années 1990. Et ça m’a donné immédiatement envie, non pas de faire cette forme de reportage engagé que fait Joe sur place, quasiment en tant que reporter de guerre, mais en tout cas d’aller rencontrer des gens et de raconter ce qui leur arrive en bande dessinée.

Votre premier projet de non-fiction a donc été Rural !, publié en 2001.

Pas tout à fait. Un autre livre a été essentiel dans mon arrivée au documentaire et il a court-circuité un de mes premiers projets, qui aurait dû être publié avant Rural !. Je planchais depuis quelque temps sur des documents et des récits de la guerre d’Algérie de membres de ma famille, de personnes de la génération de mon père qui y sont allés, etc. Mais je ne trouvais pas la forme ni la façon de faire.
J’ai renoncé définitivement à ce livre le jour où j’ai lu le premier tome de La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert. Il avait trouvé avant moi la forme que j’aurais aimé donner à ces récits d’Algérie. J’ai refermé le dossier et je n’y ai plus touché depuis.
Au même moment, un ami agriculteur, Étienne Cesbron, membre du GAEC   du Kozon, à Chanzeaux, est venu me dire que d’une part il passait en bio et d’autre part une autoroute coupait en deux leur ferme. Cette fois, j’ai trouvé immédiatement la structure du livre. La ferme bio, l’autoroute et la confrontation de deux conceptions de l’environnement, les opposants au projet, les agriculteurs, le chantier, tous ces éléments qui allaient constituer la trame de Rural ! se sont mis bout à bout très rapidement.

Au début de ce livre, publié en 2001, vous écrivez dans l’avant-propos : "Le champ de la bande dessinée est vaste, je ne connais pas de raison pour le limiter à la fiction. " Pourquoi aviez-vous besoin d’affirmer cela au début des années 2000, dix ans après la publication de Palestine de Joe Sacco, pour lequel il a remporté le prix Pullitzer en 1992 et qui a été un véritable succès de librairie ?

En 2000, malgré le travail de Sacco et quelques tentatives à l’Association, ce genre de livre était encore très rare. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de mal à publier. Pendant six mois, j’ai travaillé dessus sans éditeur, donc sans argent, grâce à une bourse du Centre national du livre. J’ai réussi à l’imposé chez Delcourt au bout d’une petite guerre d’usure. Et je n’étais pas certain qu’il parvienne à atteindre son public et à surnager dans les librairies. J’ai donc ressenti le besoin de justifier ma démarche par un court texte. Il a été aussi, sans doute, un système de base pour la suite de mon travail.
Donc ce texte est en quelque sorte un…

Un manifeste ?

Un manifeste a un côté collectif qui ne me correspond pas très bien. Mais en tout cas, c’était un ensemble de principes que je m’imposais moi-même.

Il y avait quand même la volonté de lancer quelque chose de collectif. À la suite de ce livre, vous avez tout de même dirigé une collection chez Delcourt qui devait publier ce type de récit de non-fiction.

Au moment de sa publication, Rural ! a eu une petite visibilité, un peu plus de presse que d’autres et un petit prix à Angoulême, le prix Tournesol. L’éditeur a perçu ça comme des indices qui pouvaient être le début d’une tendance plus générale, qui l’ont incité à tenter de développer ce genre de livre. Avec Thomas Ragon   , on a eu cette idée de lancer une collection. J’allais voir des auteurs dont j’appréciais bien le travail et je leur demandais de m’envoyer des projets de documentaires ou de reportages, que je défendais ensuite chez Delcourt.
Ça a été très difficile. D’un côté, certains auteurs voyaient à peine de quoi on parlait. De l’autre, les éditions Delcourt n’avaient pas la même conception que moi de ce type de livres. Les projets qui me paraissaient intéressants, y compris du documentaire pour enfant, leur tombaient des mains. Eux m’incitaient à aller vers des formes de docu-fictions certes très documentés, mais qui ne me semblaient pas fascinants. Je suis assez intransigeant. Soit on fait une fiction, soit on fait un documentaire. J'ai donc laissé tomber ce rôle d'éditeur assez rapidement. Le seul livre qui résulte de ce travail est Le 11e jour de Sandrine Revel.

 



Mais en dix ans tout a changé. Votre dernier ouvrage, Les ignorants, qui traite du vin et de la bande dessinée, a dépassé les 130 000 exemplaires vendus. Comment expliquer ce changement fondamental de la réception de la bande dessinée de non-fiction ?

Le succès de la bande dessinée autobiographique a légèrement précédé celui de la bande dessinée documentaire. Dans les années 1990, l’Association a publié une série de livres, autobiographiques qui ont ouvert la porte à cette bande dessinée qui s’intéresse à la vie réelle. On peut parler bien sûr du Livret de phamille de Jean Christophe Menu, L’ascension du Haut-Mal de David B., ou de Persépolis de Marjane Satrapi qui est résolument à cheval entre autobiographie et documentaire.
Mais c’est dans les années 2000 que le documentaire a commencé à vraiment se développer. Les éditeurs se sont aperçus que certains de ces livres marchaient commercialement, Le photographe d’Emmanuel Guibert par exemple, les livres de Sacco aussi et pourtant ce sont des livres denses, épais, foisonnants, pas faciles a priori. Certains éditeurs ont compris la visibilité que ce type de récits pouvait leur fournir auprès des journalistes : ces derniers ont le sentiment, à tort à mon avis, que nous faisons le même travail, ce qui les rend plus sensibles à ces livres. Parallèlement à cela, d'autres, comme Futuropolis, ont décidé d'en faire un des axes véritables de leur ligne éditoriale.
Il y a donc eu un effet d’aubaine et de mode. Parfois au détriment de la qualité. Les exigences des éditeurs ne sont pas toujours à la hauteur de ce que l’on pourrait attendre lorsqu’on est attaché à ce genre de récit. Malgré tout, ce genre ne représente que quelques dizaines de bandes dessinées sur les 5 000 qui sortent chaque année en France.

Vous nous dites ici que votre pratique n’est pas celle d’un journaliste, auparavant vous hésitiez pour la définir comme du documentaire. La définiriez-vous plutôt comme du reportage graphique ou peut-être comme de l’anthropologie ?

Le terme de documentaire est trop flou…
Certains de mes livres relèvent plus du reportage, d’autres plutôt d’une démarche quasi autobiographique, certains sont vraiment du documentaire. À chaque fois l’étiquette ne colle pas tout à fait à la pratique narrative et à la démarche de construction du livre. Par exemple, Les mauvaises gens est un documentaire mais c’est aussi un travail autobiographique. C’est du documentaire autobiographique. Je ne sais pas où est la frontière entre les deux et je ne sais même pas si elle est utile.
En fait, c’est de la bande dessinée, tout simplement ! J’ai l’impression que parfois les journalistes, ou toute autre personne qui veut aborder cette bande dessinée-là, cherchent à l’exclure du genre de la bande dessinée en général. J’ai été invité par des sociologues, à Nantes, à Lausanne et ils voulaient absolument que je sois un sociologue qui dessine. C’est intéressant car ils voient dans mes livres une dimension sociologique qui leur parlent, mais de là que je devienne l’un des leurs… Je n’ai rien contre les sociologues, mais c’est une question d’honnêteté intellectuelle : je ne suis pas sociologue. Je fais ces livres pour qu’ils soient de la bande dessinée et je tiens à ce qu’il reste dans ce champ.

Ces amalgames témoignent de la difficulté, qui ne date pas d’aujourd’hui mais qui est toujours actuelle, de reconnaître l’autonomie de la bande dessinée en tant qu’art à part entière.

Je ne pense que ce soit de la mauvaise intention. Mais dès qu’on voit un livre de bande dessinée qui dépasse le cercle de ses lecteurs habituels, il n’est plus considéré comme de la bande dessinée. On dit que "c’est plus que de la bande dessinée, c’est un vrai livre "… On ne peut pas laisser passer ça ! C’est de la bande dessinée. La bande dessinée, ce sont des vrais livres !
Il faut faire en permanence tout un travail pédagogique un peu fatiguant. On est sans arrêt à reprendre les termes que les gens choisissent. Je ne dis jamais bédé, je dis bande dessinée. Je ne dis jamais album, je dis livre, etc. C’est une petite guerre de vocabulaire qui est un peu dérisoire et dont on peut rigoler (je ne m’en prive pas) mais ça fait partie de la démarche.

La bande dessinée documentaire a un rôle à jouer ici : celui d’amener des gens qui n’en lisent pas à reconsidérer leur point de vue. Sans parler des Ignorants, Les Mauvaises Gens a été lu par des personnes ayant entre soixante et soixante-dix ans, donc plutôt de la génération des personnages principaux, ou bien des gens qui s’intéressaient au mouvement ouvrier, qui en faisaient partie parfois. Beaucoup n’auraient jamais eu l’idée de lire une bande dessinée. J’ai reçu des salves de mail me disant que c’était la première fois de leur vie qu’ils lisaient une bande dessinée et qu’ils ne pensaient pas qu’on pouvait faire des choses ainsi avec ce média. C’est l’une des raisons, annexe mais importante tout de même, pour lesquelles j’en fais.

C’est étonnant que la légitimité de la bande dessinée soit encore si fragile. C’est pourtant un média qui est arrivé en même temps que le cinéma. Il s’est imposé beaucoup plus rapidement et simplement.

Depuis les années 1990, les choses sont en train d’évoluer, plutôt dans le bon sens, mais c’est un virage très long à prendre. Le documentaire, le reportage et l’autobiographie, qui doivent beaucoup aux éditeurs indépendants, ont contribué à changer le regard des gens sur la bande dessinée

 

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