Trois contributions passionnantes à l'histoire de la construction de l'Europe par les valeurs démocratiques, l'éducation et les études universitaires.

Monument juridique et vaste dessein de rapprochement économique et monétaire, la construction européenne, on le sait, peine à dessiner les contours d’un projet politique qui rassemble les peuples qui le composent – le contexte mortifère du « Brexit » ayant renforcé cette faiblesse – et encore moins l’idéal d’une véritable citoyenneté, qui reste l’apanage des Etats souverains. Pourtant, si l’on revient à l’origine de l’idée européenne, c’est, avant le droit et le commerce, le terrain de la politique au sens noble et de la conscience universaliste et citoyenne qui a permis de mettre en place les premières ébauches de fédération à l’échelle du continent. Les premiers « pères fondateurs » du projet paneuropéen – avant ceux de l’Union économique et juridique –, tels que les intellectuels Richard Coudenhove-Kalergi, Alexandre Marc ou encore Denis de Rougemont, faisaient en effet reposer leur utopie « d’Etats-Unis d’Europe » (expression déjà évoquée par Victor Hugo lors de son discours devant le Congrès international de la Paix à Paris en 1849) sur une conception très ambitieuse de « l’esprit européen » – à une époque, durant l’entre-deux-guerres, où l’on parlait également de « l’esprit de Genève » (siège de la Société des nations) au plan mondial, avec les désillusions que l’on sait – qui s’exprimait avant tout par le constat d’une culture et de valeurs européennes partagées, qu’il fallait à la fois protéger et transmettre.

C’est pour revenir à l’essence même de ce qui constitue l’esprit européen, par les valeurs démocratiques, par la culture et par l’éducation au sens plein du terme, qu’il convient de lire trois ouvrages essentiels et passionnants publiés récemment de manière non coordonnée mais traçant une perspective commune et offrant une prise de recul nécessaire sur ce qui fait littéralement « l’Homme européen ».

Les artisans de l’Europe par les valeurs des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’Etat de droit

Tout d’abord, l’ouvrage collectif Artisans de l’Europe, publié à l’occasion du 70ème anniversaire du Conseil de l’Europe – cette « Europe de Strasbourg », née avant celle de Bruxelles, dont l’ambition est de bâtir un espace commun de sécurité démocratique (en particulier par le biais de la Cour Européenne des droits de l’Homme) qui s’est élargi à tous les pays du continent (à l’exception notable de la Biélorussie) à partir des années 1990 –, revient sur une histoire sans doute trop méconnue, celle de la promotion des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’Etat de droit depuis le milieu du XXe siècle, dont on aurait tort de négliger l’importance dans notre corpus de valeurs européennes. Qualifiées de « formelles » par les Etats du bloc de l’Est durant près d’un demi-siècle, ces valeurs essentielles, prônées par René Cassin (qui fut président de la Cour européenne des droits de l’Homme de 1965 à 1968) tout au long de sa vie, ont fini par devenir une base commune pour construire un espace démocratique commun – encore très largement perfectible – au moment de l’élargissement du projet européen – et pas seulement celui de la seule Union européenne, née avec le traité de Maastricht (1992) – à toute la partie centrale et orientale du continent.

A travers des chapitres chronologiques et thématiques écrits par d’anciens dirigeants ou agents du Conseil de l’Europe, Artisans de l’Europe, ouvrage utile et nécessaire, revient sur les histoires qui ont fait ces 70 ans d’Histoire de la construction d’une Europe des droits de l’Homme. De la création du drapeau européen (les douze étoiles sur fond azur, qui seront reprises par les Communautés européennes dans les années 1980) – conçu par un modeste fonctionnaire alsacien chargé du tri postal du Conseil de l’Europe, nommé Arsène Heitz (disparu en 1989 dans l’anonymat), à qui il serait juste de dédier à tout le moins une exposition temporaire voire permanente ! – à la gestion des crises démocratiques (grecque et ibérique dans les années 1960 et 1970) et humanitaires (dans les Balkans au cours des années 1990), en passant par l’élargissement aux pays de l’Est (au premier rang desquels la Russie, qui adhéra au Conseil de l’Europe en 1996, non sans remettre en cause sa participation financière ces dernières années, après de multiples condamnations par la Cour européenne des droits de l’Homme…) après la chute de Berlin il y a 30 ans. Le prisme historique est à vrai dire fortement déformé : quelques pages seulement (une soixantaine) sont consacrées aux trois premières décennies, tandis que l’immense majorité de l’ouvrage (sur plus de 250 pages) traite des quatre dernières, avec un accent particulier sur les années 1990 (Commission de Venise pour la démocratie par le droit, crises balkaniques, élargissement à l’Est) et 2000 (approfondissement du Conseil de l’Europe par les sommets de Vienne en 1993 et de Strasbourg en 1997), les années 2010 semblant quelque peu marquer le pas.

En réalité, les pages les plus importantes, dans la perspective de création d’une Europe des valeurs humanistes et d’une culture démocratique commune (pas toujours évidente dans le cas de membres tels que la Russie ou la Turquie), sont sans doute celles consacrées au dessein initial du Conseil de l’Europe, même si les soubresauts de son histoire sont loin d’être négligeables. C’est en effet notamment par la construction d’un patrimoine de droits que le continent a su trouver l’énergie d’une résurrection politique alors qu’il n’était plus qu’un champ de ruines à la suite de ce que d’aucuns – tel Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen (publié à titre posthume en 1944) – ont interprété en leur temps comme un « suicide collectif ». C’est ainsi dans le sillage du Congrès de l’Europe de La Haye, présidé par Winston Churchill en mai 1948 et inspiré par les idées fédéralistes de Coudenhove-Kalergi, Marc et de Rougemont, que se met en place le futur Conseil de l’Europe qui sera créé l’année suivante par le traité de Londres signé par la Belgique, le Danemark, la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède et le Royaume-Uni, bientôt suivis par la RFA, alors en cours de création. Partie de ces dix membres fondateurs, l’organisation en comprend aujourd’hui 47, ce qui démontre son fort pouvoir d’expansion au fils des ans.

La contribution de l’ancien président de la Cour européenne des droits de l’Homme (de 2015 à 2019), Guido Raimondi, à propos de la figure de son lointain prédécesseur René Cassin, prix Nobel de la Paix en 1968, vingt ans après l’adoption de la Charte universelle des droits de l’Homme de 1948, dont il fut la cheville ouvrière, est à cet égard très éclairante. C’est en effet bien en Europe que l’utopie de René Cassin (déjà formulée avant-guerre et mûrement réfléchie au moment de sa participation à l’aventure de la France libre aux côtés du Général de Gaulle à Londres, dont il fut le principal juriste, avant d’être nommé vice-président du Conseil d’Etat en 1944) s’exprima de la manière la plus complète – mais pas totale – : la protection de la personne humaine comme garde-fous contre la raison d’Etat, valeur fondamentale d’un Etat de droit prônée par la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) de 1950. Comme le rappelle justement Guido Raimondi, la Charte universelle de 1948 n’allait en effet pas assez loin car « pour Cassin, la Déclaration devrait avoir comme complément la création d’un mécanisme de mise en œuvre […] pour protéger les individus sans prendre uniquement en compte les intérêts de l’Etat. C’est bien en germe le droit de recours individuel devant un organe de contrôle international dont rêve alors René Cassin le visionnaire ». On ne rappellera jamais assez qu’il n’y a qu’en Europe que les Etats ont consenti à céder une part de leur souveraineté à une juridiction internationale au profit des droits des individus et qu’en ce sens, il s’agit d’une révolution politique et juridique : le pouvoir de saisine d’une Cour des droits de l’Homme par tout individu résidant sur le territoire d’un Etat membre du Conseil de l’Europe.

Et, pour finir, il est utile à ceux qui reprochent à cette Europe des droits de l’Homme de ne pas aller assez loin dans sa protection des personnes – et Cassin lui-même avait conscience que la CEDH était trop timide, ne prenant pas assez en compte les droits économiques et sociaux –, de lire le chapitre entièrement consacré à un texte souvent oublié, la Charte sociale européenne de 1961, venu compléter le corpus juridique du Conseil de l’Europe et de la Cour européenne des droits de l’Homme. Encore trop peu revendiqué, alors qu’il a été conçu comme un objectif de progrès social, cet élargissement des droits de l’Homme aux questions économiques et sociales doit permettre aujourd’hui encore davantage de concevoir l’Europe des droits comme un corpus de valeurs vivantes qui doit se lire à la lumière des conditions de vie actuelles et différentes selon les nombreux pays qui constituent le Conseil de l’Europe (de l’Islande à la Russie et de la Suisse à la Turquie).

Faire l’Europe de la culture et de l’éducation

Mais si elle ne résume pas à un marché ou à des traités, l’Europe ne saurait non plus se réduire à des droits et à une culture juridique protectrice, aussi riches et précieux soient-ils. Car, comme l’a affirmé très tôt l’écrivain suisse Denis de Rougemont, « faire l’Europe, c’est d’abord faire les Européens », faisant sien, comme son lointain compatriote genevois Jean-Jacques Rousseau dans l’Emile, le primat de l’éducation au sens plein sur toute autre préoccupation politique et citoyenne. Faire des Européens, c’est par cette maxime que Denis de Rougemont ouvrait, en effet, une réflexion (« Former les Européens », 1956) visant à cerner les contours d’une conception spécifiquement européenne de l’éducation – et c’est par ce même (beau) titre que l’éditeur suisse La Baconnière (qui publiait déjà l’écrivain dans les années 1930) a rassemblé, grâce au travail de Nicolas Stenger (enseignant à l’Université de Genève), un ensemble d’articles, de conférences et d’essais de l'intellectuel «non conformiste», bien connu pour être l’auteur de L’Amour et l’Occident (1939).

L’Europe par la culture et par l’éducation – qu’il ne faut pas confondre avec l’instruction, comme l’intellectuel genevois l’a martelé dans l’un de ses premiers écrits (Méfaits de l’instruction publique) en 1929 –, voilà bien le projet humaniste proposé par Denis de Rougemont, avec comme méthode la fédération inspirée par l’exemple helvétique. Très ambitieuse et assez largement romantique dans son inspiration comme dans son expression, cette conception de l’esprit européen visait, pour reprendre l’introduction de Nicolas Stenger, « à rééduquer le regard des Européens en leur rappelant que le monde, la culture, la langue, sont des réalités plus vastes que ce que les œillères du nationalisme nous en laissaient envisager […], pour ravauder ce tissu de civilisation que doit demeurer l’Europe dans sa quête inlassable de sens ». A dire vrai, ce projet n’est pas si éloigné de l’utopie juridique de René Cassin car elle place au centre de ses préoccupations la personne (ici comme but de l’éducation européenne), c’est-à-dire des femmes et des hommes agissant pleinement en tant que personnes libres et responsables. Et De Rougemont de conclure : « La question est de savoir si nous serons des hommes de chair et d’esprit [c’est nous qui soulignons], ou des pantins articulés ».

Or, comme le dit justement Charles Beer (président de la Fondation Pro Helvetia, qui diffuse la culture suisse), préfacier de cette belle édition de Faire les Européens, « à l’heure de la mondialisation contemporaine, à l’heure où l’Europe qui n’a ni pu ni su dépasser l’Etat-nation et qui se heurte, comme partout, à la montée des nationalismes sur fond de nostalgie identitaire, à la réaffirmation des frontières et à la construction de murs, à l’heure du réchauffement climatique et des périls environnementaux, le message de Denis de Rougemont est d’une actualité brûlante ». Reprenant une idée déjà présente dans les écrits de Nietzsche (« toute éducation qui laisse apercevoir au bout de sa carrière un poste de fonctionnaire ou un gagne-pain n’est pas une éducation pour la culture »   ), Denis de Rougemont considère en effet que la fonction de l’école et de l’Université – puisant dans ses souvenirs personnels avec une description romantique très fine (« Eloge d’une certaine paresse », 1938) – est précisément non de « déboucher sur un job » mais avant tout de mettre en question et d’orienter la société en lui donnant un sens, rejoignant en cela les préceptes de l’éducation aristocratique de l’Angleterre victorienne avec l’idée d’un « Grand Tour » (notamment à travers l’Italie et la Grèce antiques) nécessaire pour embrasser la richesse d’un projet de civilisation (au sens de culture) européenne.

Denis de Rougemont tentera d’appliquer cette conception exigeante de l’éducation et de la culture européennes en tant que professeur à l’Institut universitaire d’études européennes, qu’il fonda à Genève en 1963, prenant le relais du Centre européen de la culture, déjà basé au bord du lac Léman. Prônant l’interdisciplinarité, à la confluence de l’Histoire, de la littérature, de la géographie – au passage, bel article de l’auteur, inclus dans le recueil Faire les Européens, intitulé : « L’absurde théorie des frontières naturelles » (1964) – et de la prospective de l’identité européenne, sa démarche nous ramène en permanence à la question fondamentale des finalités de l’enseignement et de la recherche.

Genèses et institutionnalisation des « études européennes » dans le paysage universitaire

Précisément, c’est ce beau sujet de l’Europe saisie par la recherche universitaire que traite l’épais volume Les études européennes, publié sous la direction de Fabrice Larat (directeur adjoint de la formation à l’ENA et rédacteur en chef de la Revue d’administration publique), Michel Mangenot (politiste, directeur de l’Institut d’études européennes de l’Université Paris-VIII) et Sylvain Schirmann (historien des relations internationales, ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Strasbourg), à travers une analyse des conditions d’émergence et des formes d’institutionnalisation de cette diffusion des études européennes en termes géographiques, disciplinaires et méthodologiques. L’ouvrage rassemble ainsi de nombreuses contributions de spécialistes de sciences humaines et sociales (historiens, politistes, juristes, économistes) au sujet de cet « objet Europe » dans la production du paysage universitaire en Europe et même au-delà.

Après l’analyse de quelques figures centrales – le politiste suisse (d’origine serbe) Dusan Sidjanski (proche collaborateur de Denis de Rougemont à Genève), l’historien allemand Walter Lipgens (professeur à l’Université de Sarrebruck et pionnier de l’historiographie de la construction européenne), l’historien britannique de l’économie Alan S. Milward (qui a notamment été professeur à l’Institut universitaire européen de Florence) – , de leurs parcours et de leurs trajectoires, ce vaste recueil traite de la contribution de plusieurs réseaux d’acteurs (en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, mais aussi en Pologne) essentiels à la structuration du champ universitaire des études européennes, puis de l’apport de quelques approches disciplinaires (droit, économie, science politique, histoire) par certains de leurs meilleurs spécialistes (respectivement Jean-Claude Gautron, Alain Buzelay, Didier Georgakakis et Laurent Warzoulet) qui se font épistémologistes.

Enfin, l’ouvrage Les études européennes revient d’un point de vue chronologique sur la production et la transmission légitime de connaissances et analyses sur la construction européenne dans quelques lieux centraux de consécration, tant au niveau national – Nancy (Centre européen universitaire, pionnier, dès 1951), Strasbourg (Institut des hautes études européennes, de 1951 à 2013   , sans oublier le Centre d’études européennes, devenu le Cycle des hautes études européennes de l’ENA, depuis 2006), Genève (abritant « l’Institut Rougemont », déjà évoqué), Bruxelles (Institut d’études européennes), Liège (Institut d’études juridiques européennes), Bonn puis Berlin (Institut für Europäische Politik), Paris (Institut d’études européennes de Paris-VIII), Montréal (abritant plusieurs structures bénéficiant de crédits européens) – que transnational – Collège d’Europe à Bruges (né en 1950 à la suite du Congrès fédéraliste de La Haye en mai 1948, dans le but de former les futurs dirigeants) et à Natolin (Pologne, depuis 1992), Institut universitaire européen de Florence (initiative née également à La Haye en 1948 pour unifier les universitaires européens, mais dont l’aboutissement n’apparaîtra pas avant les années 1970) et l’Institut européen d’administration publique de Maastricht (né en 1981, d’une initiative nationale néerlandaise, dans une perspective d’administrations comparées pour former les cadres de l’Europe de demain).

Ainsi peut-on conclure en rappelant que, fait assez oublié, Denis de Rougemont, présent à La Haye en mai 1948 – il y rédigea le « Message aux Européens » et y fut élu délégué général de l’Union européenne des fédéralistes –, avait été chargé de mettre en place une Université européenne. L’année suivante, il fut rapporteur général de la Conférence européenne de la culture à Lausanne mais cet élan se brisa rapidement (malgré la création en 1951 de l'Association des Instituts d'études européennes), en raison principalement d’une divergence entre les partisans d’une solution immédiate – le Collège de Bruges, incarné par le recteur néerlandais Hendrik Brugmans et l’Espagnol Salvador de Madariaga –, appelée finalement à durer, et ceux en faveur d’un projet de long terme (celui de Rougemont) devant être porté par les traités européens mais qui ne verra pas le jour sous la forme voulue par les fédéralistes (l’Institut universitaire de Florence devenant très tardivement une structure intergouvernementale financée par les Communautés européennes). Mais il reste de cette volonté de créer une « fabrique de l’esprit européen » une inspiration qui, si elle n’a pas clairement choisi entre une finalité purement académique (Florence) ou professionnalisante (Bruges), est toujours vivante dans les idées de ses défenseurs – prenant progressivement le relais des premières générations –, selon lesquels l’Europe doit être, au-delà de sa réalité économique et juridique « matérielle », tout à la fois un projet politique, culturel, civique et scientifique.