Un essai historique et deux synthèses de sociologie politique à propos des territoires français, qui interrogent leurs rapports au pouvoir national et au développement du pays.

Les rapports entre centralisation et décentralisation, mais aussi entre urbain et rural – qui représentent deux dialectiques ayant partie liée mais se révélant bien différentes –, constituent un des ressorts les plus fondamentaux de la construction politique de la France. Ce constat se vérifie d'ailleurs pour toutes les formes (monarchique, impériale ou, finalement, républicaine) de son régime à travers les âges. Aujourd'hui, les débats à propos des « gilets jaunes » qui représenteraient (plus ou moins) précisément cette « France périphérique » (ou plus sûrement périurbaine voire rurale), tant affirmée par certains analystes-pamphlétaires, remettent au goût du jour la supposée défiance séculaire du pouvoir central pour les « provinces » issues de l’Ancien Régime. Or, il est patent que la croissance économique et démographique a actuellement tendance à se concentrer dans les « métropoles ». Ces dernières agrègent ainsi de plus en en plus de richesses et créent également de plus en plus d’inégalités (à la fois au sein des territoires urbains denses et vis-à-vis des espaces à rebours de cette croissance), de manière corrélée au processus de mondialisation qui renforce les phénomènes « gagnants-perdants ».

Contrairement à ce que l’on entend parfois, ce sujet n’est pas « aussi vieux que la République », mais en réalité bien plus ancré que cela encore dans l’histoire et dans le modèle politique français. C’est tout l’intérêt du passionnant ouvrage d’Olivier Grenouilleau, Nos petites patries, que de restituer cette histoire « des origines » (ici gallo-romaines) à nos jours, avec, comme souvent, un prisme largement déformé au profit de notre histoire contemporaine (depuis la Révolution française, période bien entendu décisive). Mais cette problématique étant on ne peut plus actuelle, il est utile de prolonger cette perspective par la lecture de deux courts essais de sociologie politique et économique. Leurs auteurs, Eric Charmes (La revanche des villages) et Pierre Veltz (La France des territoires, défis et promesses), sont des spécialistes intervenant régulièrement dans le débat public – en particulier pour « contrer » la thèse de la « France périphérique » nécessairement délaissée et condamnée à l’oubli et, du moins, pour la nuancer fortement au profit d’analyses plus fines et plus détaillées.

 

Une histoire de longue durée des rapports entre Etat central et identités régionales françaises

En premier lieu, l’ouvrage de l’historien Olivier Grenouilleau constitue une tentative utile de restituer toute la complexité diachronique de la dialectique entre Etat central et provinces françaises. Cet essai s'inscrit en faux contre les analyses trop schématiques qui ont tendance (de manière quotidienne dans la presse en particulier…) à opposer « Jacobins » et « Girondins » – en prenant quasiment systématiquement le parti des seconds, lorsque le débat est posé de telle manière –, et qui remontent très paresseusement à la seule Révolution française (et non au Consulat à l’Empire, pourtant bien plus « centralisateur » dans les faits   ). Cette distinction trop facile est, comme le rappelle Oliver Grenouilleau, pour une part toujours actuelle mais à bien des égards à nuancer. En effet, une analyse de longue durée ne résiste pas à faire apparaître un effort séculaire de centralisation bien plus ancien, notamment révélé par Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution, et dont les « provinces » (dont l’étymologie latine rappelle la notion des « pays vaincus » de l’Empire romain) étaient précisément des circonscriptions administratives créées par la monarchie (de manière décisive sous Louis XIV) pour lutter contre les « territoires » (ici entendus comme « fiefs ») féodaux. Bien entendu, la Révolution, le Consulat puis l’Empire, de manière encore visible (départements, préfets, arrondissements…), ont prolongé cet effort qu’il est très réducteur de renvoyer à un débat entre clubs révolutionnaires, alors même que le climat de guerre (civile et extérieure) ne peut aucunement être compris à l’aune du contexte politique contemporain. Il serait tout de même aventureux de comparer la crise dite « fédéraliste » (guerre de Vendée, soulèvements de Lyon et de Bordeaux…) sous la Révolution, ou les « jacqueries » d’Ancien Régime, avec la crise très contemporaine des « gilets jaunes », comme l’a récemment expliqué avec force l’historien Gérard Noiriel.

Il reste que l’opposition Paris-Province est au cœur du modèle politique français contemporain et que la grande diversité géographique, sociale et culturelle du pays n’a d’égale que sa forte culture d’unité administrative, assez unique en Europe. Cette opposition s’explique par le fait que l’Etat-nation s’est constitué en France dans une temporalité différente de certains de ses voisins (Allemagne, Italie) où la nation a préexisté à l’Etat, plus récemment unifié   . L’essai historique d’Olivier Grenouilleau s’attarde donc à raison sur cette spécificité française, résidant dans l’existence d’un couple articulant un Etat central fort et des sentiments d’appartenance générateurs d’identités (y compris parfois linguistiques) parfois aussi forts. Toutefois, l’ouvrage, à la différence de l’Histoire de France des régions   d’Emmanuel Le Roy Ladurie, ne propose pas de généalogies de ces identités particulières (Corse, Bretagne, Alsace…).

De manière plus neuve, cependant, Grenouilleau propose un récit stimulant du régionalisme « à la française », qui a pris du temps à s’exprimer dans un contexte de construction (à la fois contre et avec les « petites patries »   ) d’une nation unifiée. Ainsi, en France, c’est à la fois au sein de certains courants conservateurs (voire réactionnaires, depuis Louis de Bonald puis Charles Maurras et jusqu’au régime de Vichy, dont la coloration régionaliste, de sinistre mémoire, a longtemps nui à l’essor politique des régions contemporaines) et chez certains anarchistes et socialistes du XIXe siècle (Proudhon et Louis Blanc, notamment), c’est-à-dire en marge de la « culture républicaine » historique (au sens des Républicains « opportunistes » de la IIIe), que s’est répandue l’idée régionale et la défense des « libertés locales ». Celles-ci n’ont bien entendu pas le même sens à droite (protection des acquis post-seigneuriaux) et à gauche (solidarités communales, entraides locales). En parallèle, la mise en place d’un marché national (avec notamment la construction d’un réseau de chemin de fer à la fin du XIXe siècle) a renforcé l’unité du pays.

Or, ce vieux débat (qui parle encore aujourd’hui des « petites patries » ?), longtemps renvoyé à des études savantes dites « régionales » (géographie de Vidal de La Blache sous la IIIe République) ou à des politiques assez technocratiques d’ « aménagement du territoire » (le singulier est à cet égard fort évocateur…), ressurgit aujourd’hui avec force, ce qui donne une actualité bienvenue à l’ouvrage d’Olivier Grenouilleau. Comme l’exprime parfaitement l’historien, « dans un pays où on a l’habitude de critiquer l’Etat tout en lui demandant sans cesse de répondre à tous les problèmes, signe d’une relation quasi schizophrénique de fascination et de répulsion, la question de l’origine et de l’impact de la centralisation sur les territoires et les cultures est éminemment politique   ».

Certes, la crise politique actuelle ne se réduit nullement à cette séculaire opposition Paris-Province. C’est d’ailleurs tout l’intérêt des essais d’Eric Charmes et de Pierre Veltz que de prolonger ce débat par une étude à la fois synthétique et percutante des antagonismes (pas toujours conflictuels) entre France urbaine et rurale, périurbaine et suburbaine – nouvelles réalités qui ne doivent pas être calquées sur celles des « petites patries » mais qui en tirent en partie leurs origines.

 

Une nouvelle formulation du débat politique entre centre et périphéries

En réalité, le clivage actuel oppose non pas l’Etat à la province, mais les métropoles urbaines denses à une partie de la population et du pays – qui n’est pas seulement « rural » – et s’estime délaissée. Il révèle une forme de fossé entre une partie des « élites » parisiennes (car la première métropole française concentre encore, pour une large part, les pouvoirs politique, économique, culturel et médiatique) et des grandes villes, avec les autres composantes de la population, aux caractéristiques socio-économiques très hétérogènes. Certains, par commodité, idéologie ou conviction réelle, l'appellent « le peuple ». Réduire le peuple à la province et les élites à Paris devient alors tentant. Mais cela ne rend pas justice à la complexité des réalités socio-spatiales du pays (« les pauvres vivent pour une large part en ville », comme l’explique à l’envi le géographe Jacques Lévy   ).

Bien plus, c’est l’opposition entre un « centre » politique et économique et des « périphéries » qui s’exprime aujourd’hui. Ainsi, comme le montre avec beaucoup de clarté le sociologue de l’urbanisme Eric Charmes dans La revanche des villages, l’exode rural séculaire et le discours sur la « colonisation » des provinces ont longtemps constitué une réalité immuable de la France. Rappelons d'ailleurs que la deuxième gauche rocardienne appelait à « décoloniser la province » dans les années 1960-70   . Or, cette représentation a laissé place à un renforcement d’une certaine forme de « gentrification » des périphéries et le titre de l'ouvrage d'Eric Charmes fait écho à l’expression « revanche des périphéries » de Laurent Davezies   . On assiste même, dans certains territoires périurbains, à une inversion des flux démographiques, phénomène renforcé par la généralisation de la voiture individuelle, l’allongement des déplacements domicile-travail et l’étalement urbain (symbolisé par l’univers pavillonnaire, les centres commerciaux et les zones d’activité).

En effet, aujourd’hui, les « périurbains » représentent un quart de la population française et leur mode de vie urbain a « colonisé » les espaces ruraux proches des conurbations, selon le crédo bien connu de « la ville à la campagne ». Cela modifie par petites touches l’économie générale de la répartition socio-spatiale de la France, en « délaissant » une part importante des hypercentres des villes moyennes. Bien qu’ayant mis du temps à en prendre la mesure, le gouvernement s’est attaqué justement à ce sujet en 2018 avec le lancement de son programme « Action Cœur de Ville », comprenant 222 localités dans tout le pays. Cela crée également dans les couronnes périurbaines des espaces de croissance, par ailleurs souvent en décalage avec les objectifs de développement durable et de transition énergétique (ce qu’Eric Charmes relativise du reste dans son chapitre intitulé : « Solutions environnementales »).

Or, précisément, c’est bien face à ces enjeux en particulier, que ces territoires périurbains, dans un profond mouvement de défiance contre l’Etat central et les élites des grandes villes plus généralement, sont aujourd’hui (trop) largement considérés comme le terreau de la révolte de populations (qu’elles soient en difficulté ou non, d’ailleurs) se sentant délaissées et s’exprimant, pour une part non négligeable, par des votes massifs en faveur de l’extrême droite. Mais tout l’intérêt du livre d’Eric Charmes réside précisément dans la déconstruction d’idées préconçues au sujet de cette France périurbaine – sinon « périphérique » –, plus diverse que l’on ne le croit parfois et surtout plus proche dans ses valeurs et dans son imaginaire des grandes agglomérations, produisant ainsi, selon la juste expression de l’auteur, « une hybridation du rural et de l’urbain »   . En réalité, les solidarités entre l’urbain et le rural – avec un rôle décisif du périurbain – sont aujourd’hui au cœur des stratégies des métropoles, notamment par l’intermédiaire de leurs « projets alimentaires de territoires » (circuits courts alimentaires, de la campagne agricole proche aux centres urbains) pour créer des réciprocités de développement. Mais, pour ce faire, Eric Charmes précise, en reprenant l’argumentation de son précédent essai (La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine   ), que les habitants des zones périurbaines doivent aller contre leurs réflexes de repli sur soi individuels et collectifs – l’entre-soi social ou « clubbisation » de certains de ces espaces pavillonnaires (surtout les plus aisés) en témoignant. Cela peut aller jusqu'à affirmer, comme les urbains l’ont fait avec le « droit à la ville » (à partir des travaux pionniers d’Henri Lefebvre   et jusqu’à l’école géographique anglo-saxonne actuelle de David Harvey   ), une forme de « droit au village », qui exprime une « volonté de vivre ensemble » (pour paraphraser Renan) en dehors des grands centres urbains.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que, faisant le lien avec la généalogie historique retracée par Olivier Grenouilleau dans Les petites parties, Eric Charmes valorise à la fin de son court essai le rôle de l’institution départementale. Celle-ci, créée par le plan de Jacques-Guillaume Thouret de 1789, est aujourd'hui, selon Charmes, à même de prendre le rôle de porte-parole des campagnes périurbaines, disposant d’une taille critique qui fait défaut aux intercommunalités rurales. Cela constituerait une forme de ruse de l’histoire, tant le département a été décrié depuis trente ans comme « un héritage d’un monde passé, celui du relais des postes »   , lié à la représentation très ruraliste de l’aménagement du territoire français – le pays n’étant devenu majoritairement urbain que dans l’entre-deux-guerres, ce qui est beaucoup plus tardif que nos voisins transalpins, d’outre-Rhin et d’outre-Manche, notamment.

 

Les clivages de « la France des territoires » dépassent aujourd’hui le seul cadre national

Enfin, dans un essai qui synthétise ses recherches, l’économiste et sociologue Pierre Veltz (ancien directeur de l’Ecole des ponts et chaussées et de l’Etablissement Paris-Saclay) propose une vision apaisée et résolument optimiste de La France des territoires – à l’heure où celle-ci vit une certaine montée de fièvre chaque samedi de mobilisation des « gilets jaunes » – dans le sillage de son éditeur et ami Jean Viard. Prolongeant sa théorie d’une métropolisation du pays consubstantielle à la survie de ses périphéries environnantes – les unes et les autres exprimant des besoins mutuels et complémentaires en matière agricole, économique et culturelle –, déjà exprimée dans ses ouvrages Des lieux et des liens   et Paris. France. Monde   , Pierre Veltz cherche à dépasser les antagonismes historiques français et à créer des « synergies », comme disent les économistes, entre la force productive, l’attrait et le mode de vie des campagnes et des espaces périurbains et le dynamisme économique, social et culturel des métropoles urbaines denses.

Cette représentation d’une France forte de ses territoires divers – que n’aurait pas renié le Braudel de L’Identité de la France   – est particulièrement intéressante lorsqu’on la place face au miroir de la longue durée des identités régionales, propre à l’essai historique d’Olivier Grenouilleau. Car Pierre Veltz considère qu’à rebours du modèle historique français spécifique Etat-régions (et Paris-province), déjà décentralisé depuis les années 1980, le pays a connu depuis quelques années un vrai « tournant local »   . Celui-ci touche aussi bien son économie que sa vie sociale, redéfinissant en creux l’agenda politique de l’Etat central, y compris dans un contexte de mondialisation-globalisation renforçant les phénomènes économiques de localisation territoriale (comme l’exprime le néologisme de « glocalisation »   ). Bien entendu, Veltz n’est pas un nostalgique des provinces d’Ancien Régime décrites avec brio par Grenouilleau et ne plaide pas pour un retour régressif aux territoires identitaires fermés sur eux-mêmes – ce qui reste par ailleurs une tentation encore actuelle selon les régions, en France et en Europe. Au contraire, il défend une « vision fluide et ouverte des interdépendances entre métropoles, villes moyennes et zones rurales ». Voici donc un prolongement intéressant des réflexions d’Eric Charmes dans La revanche des villages. Selon la vision (trop ?) optimiste de Pierre Veltz, les métropoles, véritables « locomotives »   d’un développement territorial et d’une croissance mondiale, constitueraient une même réalité économique interdépendante avec leurs périphéries proches ou lointaines, ne niant pas pour autant les profondes fractures socio-spatiales du pays, mais cherchant, d’une certaine façon, à les dépasser en se plaçant du point de vue de l’économie mondiale.

Au terme de l’analyse de ces trois ouvrages fort différents, dans leurs formes, dans leurs disciplines académiques et dans leurs méthodes de recherche, il est intéressant de constater que la question des rapports « centre-périphéries » en France reste fondamentalement politique. Celle-ci est sans doute aujourd’hui en passe de (re ?)devenir l’une des plus importantes posées aux pouvoirs publics, qu’ils soient locaux, nationaux, voire européens et internationaux. S’il est vrai que « la France se nomme diversité », pour citer Lucien Febvre, il n’est en est pas moins vrai que cette diversité de ses identités – le terme est en lui-même trop connoté   – historiques, géographiques, socio-économiques et culturelles et de ses représentations collectives, constitue à la fois un vrai défi politique une « promesse » (l’expression, utilisée par Pierre Veltz, est en vogue). En effet, l'enjeu est aujourd'hui de créer plus de solidarités (de fait mais aussi de droit) entre des territoires de plus en plus mis en concurrence du point de vue économique, dans un contexte de mondialisation et de métropolisation, qui concentre chaque jour davantage de richesses dans de grandes agglomérations urbaines, créant autant d’inégalités sociales, moteur de révoltes actuelles et à venir