Les territoires syriens qui se sont révoltés sont détruits, parfois même anéantis. Les villes détruites pourront-elles se relever ?

En mars 2011, la journaliste Claire A. Poinsignon a traversé la Syrie du sud au nord et d’ouest en est, soit plus de 2 500 kilomètres, avec un groupe de l’École du Louvre conduit par Éric Morvillez, spécialiste de l’Antiquité tardive. Il était accompagné d’Élisabeth Doumeyrou, passionnée d’études sémitiques et conservatrice du musée de Perpignan, capable d’enjamber 8 000 ans d’histoire entre deux étapes. Pendant ces treize jours, partout où ils s'arrêtaient, éclataient des troubles après leur passage. Initiation in situ à l’espace de la révolte devenue révolution puis guerre civile pour certains chercheurs, guerre contre les civils pour d’autres.

Ce voyage constitue le point de départ de ces chroniques syriennes, qui interrogeront, chaque dernier lundi du mois, la singularité des villes syriennes face à la tourmente.

 

ITINÉRAIRE

Deraa, là où tout a commencé (décembre 2018)

Homs, la "vile de la révolution" (février 2019)

Alep, une ville amputée (mars 2019)

Damas et ses banlieues insoumises (avril 2019)

Palmyre et Rakka (mai 2019)

Idlib, les civils pris pour cibles (juillet 2019)

 

Je me souviens avoir regretté pendant ce voyage l’absence d’un(e) géographe parmi nous pour nous apprendre à « lire » les paysages et à nous intéresser au milieu naturel avant de découvrir les villes, leurs vestiges d’une beauté admirable et leurs habitants. D’où mon désir de mieux comprendre, maintenant que le conflit marque une pause même si son issue demeure incertaine, ce qui s’est joué pendant ces huit dernières années dans les villes syriennes prises dans la tourmente de la répression.

Une « mauvaise rencontre » autour d’une carte intéressante

Au retour, je croise sur mon chemin le géographe Fabrice Balanche, alors directeur du Groupe d’études et de recherches sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO) à l’université Lumière Lyon 2, aujourd’hui chercheur invité à l’Université de Stanford (Hoover institution) aux États-Unis. Dans son Atlas du Proche-Orient arabe, aux textes courts et aux cartes originales, reprises dans les médias, il rappelle à ceux qui ne sont pas familiers de la région que le Proche-Orient est situé dans une trouée est-ouest reliant la Méditerranée à la Mésopotamie dont les montagnes côtières ne sont pas infranchissables. Depuis des siècles, résume-t-il, la rencontre entre le grand axe nord-sud, qui relie l’Anatolie à l’Arabie, et les routes entre le littoral et la Mésopotamie a favorisé l’épanouissement de la vie urbaine : Alep, Hama, Homs et Damas sont le produit de ces situations de carrefour : « nous sommes dans une zone ouverte qui ne s’est fermée qu’avec les constructions étatiques du XXe siècle », contrariées par le conflit israélo-arabe.

Le géographe rappelle aussi que, du temps de l’empire ottoman, les différentes communautés qui peuplent la Syrie se répartissent le territoire selon leur proximité avec le pouvoir. « Les communautés dominantes (les Arabes sunnites) et leurs protégés, juifs et chrétiens melkites, vivent dans les villes, lieux de pouvoir et de richesse ; elles possèdent les meilleures terres.Tandis que les communautés hétérodoxes (alaouites, druzes, chiites duodécimains, maronites) souvent persécutées, sont rejetées en périphérie (montagnes refuges et marges steppiques). » Répartition du territoire que le régime modifie en partie avec la réforme agraire sous Hafez al-Assad et la libéralisation économique qui profite d’abord à ses affidés à partir de 2000, mais sans lutter contre le communautarisme.

« Il y a deux points communs entre les différentes zones qui défient le régime de Bachar al-Assad. Tout d’abord, il s’agit d’espaces périphériques sur les plans politique et/ou économique à différentes échelles, du local au national : des provinces négligées dans le cadre du passage de l’économie socialiste à l’économie de marché ; des petites villes qui ont grossi trop vite et ne sont plus dotées comme dans le passé d’équipements publics ; des quartiers populaires. Ensuite, cette révolte ne concerne dans son immense majorité que des territoires arabes sunnites. Les Kurdes, sunnites, eux aussi, manifestent dans leurs territoires, mais leur mobilisation est sans commune mesure avec celle de la révolte de 2004 (...). Quant aux minorités confessionnelles : druzes, ismaïliens, chrétiens et alaouites, elles restent passives ou soutiennent Bachar al-Assad. »   .

Dès les premiers mois du soulèvement, dans certaines interventions qui analysent la descente des foules dans les rues au nom de la dignité et de la justice, le géographe semble privilégier l'angle de leur appartenance confessionnelle. A trop y insister, cette grille d’analyse tend à faire oublier les autres lectures possibles de la contestation   . En mars 2018, il explique l’épuration ethnique que pratique le régime syrien par la volonté de lutter contre l’explosion démographique des minorités ethniques et confessionnelles, considérée comme « dangereuse » pour le pouvoir et les communautés sur lesquelles il s’appuie.

La stratégie d’Assad « moi ou le chaos » aboutit au résultat « moi et le chaos »

À la même époque, je croise une autre géographe, Leïla Vignal,  dont la démarche est diamétralement opposée. En 2016, elle choisit de disséquer pour La vie des idées la stratégie mise en œuvre par le régime, résumée en une phrase par Rami Makhlouf, le cousin de Bachar al-Assad, dès le mois de mai 2011 : « Nous irons jusqu’au bout »   .

Leïla Vignal commence aussi par rappeler une donnée fondamentale : la Syrie de 2011 était urbaine. Environ 75 % des 21 millions de Syriens résidait « dans un ruban de villes » – métropoles, villes moyennes ou petites – situées à l’ouest du pays et le long de la vallée de l’Euphrate. La répression des manifestations pacifiques des premiers mois s’abat donc sur les villes avec son cortège « de morts, de blessés, de déplacements de populations et de destructions ». Simples « dommages collatéraux », comme dans tout conflit ? Selon elle, non. « L’étendue du désastre » pousse à « s’interroger sur les formes de violence exercée » dans le conflit syrien. L’engrenage des moyens mobilisés à partir du printemps 2011 pour assurer la survie du régime, jusqu’à l’entrée en lice de l’aviation russe à l’automne 2015 qui modifie la donne, a un coût exorbitant pour la population : « Plus de la moitié des habitants de la Syrie de 2011 ont été contraints de quitter leur domicile. » Interrogés, ces derniers invoquent les bombardements, les explosions, le ciblage des civils et des infrastructures civiles – écoles, boulangeries et marchés, hôpitaux –, et enfin le siège des villes pour expliquer cette décision qu’ils vivent comme un arrachement. Deuxième arrachement, encore plus douloureux pour ceux qui s’y résolvent : le franchissement de la frontière, après huit déplacements intérieurs préalables en moyenne, précise Leïla Vignal qui continue de travailler sur ces problématiques. « Par conséquent, la population syrienne est massivement amputée non seulement par la mort d’au moins 1 % de sa population mais aussi par l’exil forcé. »

Autre conséquence lourde, la fragmentation du pays. L’espace syrien, autrefois dominé par des « Cités-États », héritées d’un long passé, à proximité de vallées fertiles ou d’oasis, séparé les unes des autres par de grandes steppes désertiques qui recouvrent 60 % du territoire national, se retrouve fragmenté en 2016, au moment où écrit la géographe, dans une multitude de territoires passés sous le contrôle « de divers acteurs militarisés, issus du régime ou de l’opposition armée ; auxquels viennent s’ajouter les territoires sous contrôle du groupe État islamique », dont l’expansion remonte à 2014.

« La géographie singulière des destructions en Syrie, souligne Leïla Vignal, doit donc être comprise à la fois à la lumière du conflit – une répression – et de l’asymétrie des forces engagées dans le conflit. » En effet, seul le régime, aidé de l’aviation russe à partir de 2015, a la maîtrise du ciel. En dehors des dommages liés à des opérations militaires, elle observe que le régime pratique aussi des opérations de « terre brûlée » dont rendent compte les photographies aériennes prises avant/après. Dans de nombreux cas, la destruction de quartiers entiers n’a rien à voir avec des opérations militaires : c’est « un instrument de répression et de terreur ». Notamment quand le régime, pour économises ses munitions, largue depuis des hélicoptères, des barils d’explosifs, arme non conventionnelle prohibée au plan international, qui provoque d’énormes dégâts. Nous verrons les barils à l’œuvre sur le terrain, notamment dans les quartiers rebelles d’Alep, au cours du périple que je vous propose dans le cadre de ces chroniques.

La stratégie du régime, gagnante en apparence à ce stade du conflit, hypothèque grandement l’avenir du pays, quand la guerre prendra fin.

« Je contemplais les montagnes éclairées, signe de la présence du régime, puis mon regard coulait dans le grand trou d’obscurité qui signalait les zones révolutionnaires. Les étoiles, bien visibles, brillaient au-dessus de nos villes. [...] Je réfléchissais à la géographie de notre région. La stratégie d’Assad père m’apparaissait dans toute sa clarté. Il avait coupé la capitale de ses faubourgs au moyen d’un grand axe : l’autoroute de Homs, que prolongeait ensuite le périphérique sud.

Avant, nous ne saisissions pas la stratégie implicite que recelait ce paysage. Mais avec la révolution cet aménagement du territoire a révélé tout son sens. […] Les zones du crime scintillaient de mille feux et ceux qui avaient demandé la liberté mouraient dans le noir. »  


 

Le défi colossal de la reconstruction

 

Ancienne carte de Damas (Braun et Hogenberg, Civitates Orbis Terrarum II 55. Première édition de l’ouvrage en latin : 1575)

 

Irène Labeyrie, architecte, ex-responsable de l’Institut français de Damas, qui a vécu longtemps en Syrie, intervient en 2013, à son retour en France, au premier colloque d’Ila Souria (Vers la Syrie) consacré aux reconstructions matérielles et immatérielles. Elle s’appuie sur sa connaissance du Grand Damas pour distinguer les logiques à l’œuvre derrière les dommages urbains imputables au régime : la répression qui frappe un clan ; la destruction qui vise à dessein tout un quartier comme à Homs, troisième ville du pays, acte archaïque qui renvoie, à ses yeux, à la pratique de la table rase dans l’Antiquité ; les bombardements qui s’abattent sur des quartiers sensibles, voués à la démolition avant 2011 pour cause de projets urbains conçus au mépris de l’intérêt général : « quand les réfugiés reviendront, il faudra qu’ils soient partie prenante de la reconstruction dans l’urgence alors que d’habitude ce processus implique une concertation lente par nature. Soyons vigilants par rapport aux entreprises et aux groupes prédateurs. Et essayons de nous servir des expériences de reconstruction après des catastrophes politiques ou naturelles comme celles de Beyrouth et Haïti. »

Plus récemment, des jeunes Syriens, du Syrian Independent Media Group et de Syria Untold, ont accusé Assad d’utiliser l’action militaire pour influencer les plans d’urbanisme   , rapporte Marc Hakim dans le bulletin de février 2018 du Comité Syrie-Europe, après Alep. En effet, les activistes et résidents de Homs, affirment que les forces d'Assad ont délibérément détruit des bâtiments traditionnels dans le centre-ville. L’un d’eux remarque que les forces de l'Armée syrienne libre (ASL) ne se sont pas positionnées dans le centre-ville mais dans les environs. Donc les bombardements répétés du centre et des principales zones commerciales ne correspondraient pas à un objectif militaire mais à l’ouverture d’une voie qui coïncide avec celle du plan d'urbanisme controversé appelé “Homs Dream” ou « rêve de Homs ». Bien que le régime ait annoncé son intention de travailler avec l’ONU pour reconstruire la ville, il a écarté le projet qui avait remporté la compétition parrainée par l’ONU et présenté une alternative plus lucrative pour lui. Le plan d'urbanisme adoubé par le gouvernement pour le quartier de Baba Amro, soulève les mêmes craintes. Mais cette politique ne semble pas devoir se limiter à Homs. « Le gouvernement entend appliquer le même modèle à Kfar Sousa et Mazzeh, qui sont des quartiers de Damas, et dans la ville de Daraya, assiégée durant quatre années et complètement rasée après la reddition de ses habitants. Le plan d'urbanisme de Homs préfigure ce qui attend les villes en Syrie dans le cadre de la reconstruction », conclut-il.

 

L’architecte Marwa al-Sabouni, auteure du projet de reconstruction de Baba Amro, écarté par le pouvoir, suggère également un lien fort entre urbanisme et conflit: « Le livre retrace l’histoire d’une cité et de ses habitants qui se sont soulevés pour retrouver leur identité : enracinée dans le bâti, celle-ci a fait l’objet d’une entreprise de confiscation par les politiques urbaines du pouvoir syrien. [...] Selon l’auteure, il ne fait aucun doute que la guerre civile aurait pu être évitée si de meilleurs et plus justes choix avaient été faits en termes d’urbanisme. »   .

Ce témoignage venant d’une Syrienne, restée à Homs pendant la révolution et ses réflexions de première main sont désormais disponibles en français sous le titre Dans les ruines de Homs, Journal d’une architecte syrienne. Nous nous appuierons sur eux quand nous arrêterons à Homs.

 

Enfin, j’ai déjà un contradicteur en la personne d’Omar Kaddour, écrivain et journaliste syrien passé dans la clandestinité en 2011, puis contraint de fuir au Liban, aujourd’hui en France. Pour lui, la révolution syrienne a un caractère non-citadin, comme il l’écrit au printemps 2012 dans la revue arabophone Kalamone. Ce texte important a été traduit par Marianne Babut et figure en bonne place dans Écrits libres de Syrie, paru en septembre. Alors que certains Syriens évoquent un « urbicide » tant les villes ont été prises pour cibles par le régime, Kaddour prend cette thèse à rebours. L’anthropologue Franck Mermier, directeur de cet ouvrage collectif, s’en explique : « La notion d’“urbicide” a été forgée au moment du siège de Sarajevo [qui a duré de 1992 à 1995 NDLR]. Il désignait la destruction d’une société urbaine et de ses manières de vivre. Or Omar Kaddour s’interroge sur la notion de citadinité   et d’urbanité – que ce néologisme sous-tend. Il faut savoir qu’il y a tout un débat, dans le monde arabe, sur la ville et sa ruralisation. En France, pour désigner ce phénomène, nous parlons plutôt de villes touchées par l’exode rural. »   .

Dans chaque ville que nous traverserons ensemble de décembre 2018 à mai 2019, nous tenterons donc de discerner ce qu’il reste de son esprit citadin sous les décombres.


 

Pour approfondir :

- L'espace syrien, entre ordres urbain, rural et tribal : Leçon audio prononcée par Matthieu Rey, chargé de recherche au CNRS et chercheur associé au Collège de France, en novembre 2017, dans le cadre du séminaire Culture politique arabe dirigé par Henry Laurens, titulaire de la chaire Histoire contemporaine du monde arabe.

- Perspectives sur le retour des réfugiés syriens : Leïla Vignal, revue Forced Migrations/ Migrations forcées, numéro 57, février 2018 : il est prématuré de parler d’un retour imminent et massif des réfugiés pour de multiples raisons.

- Réfugiés syriens: les conditions du retour : Comité Syrie-Europe après Alep, novembre 2018.

 

Photographie: Jeune vendeur de prunes à Alep, Ammar Abd Rabbo (avec l'aimable autorisation de l'auteur)