Deux ans après la fin des combats, Alep n’est pas réconciliée avec elle-même et l’est de la ville est toujours ravagé. La reconstruction n’a pas vraiment commencé.
18 mars 2011– Nous arrivons à Alep par un soir de pleine Lune, en laissant derrière nous Tartous, Lattaquié et Ougarit sur la côte méditerranéenne ainsi qu’Apamée dans la plaine du Ghab. Éric Morvilliez, de l’École du Louvre, nous rappelle l’importance des Cités-États en Syrie qui s’appuient sur un double héritage, le passé oriental de la cité et celui de l’époque hellénistique. Au temps des croisades au XIe et XIIe siècles, comme Damas et Homs, Alep a résisté aux croisés sans jamais se rendre. Au sortir d’un restaurant raffiné où m’a invitée une amie universitaire et traductrice pour qui j’ai renoncé à la visite d’une savonnerie, nous passons par la place de la Potence, « toujours en service », précise-t-elle sur un ton impassible.
Située dans le Nord-Ouest du pays, à 310 km au nord de Damas et à 45 km de la frontière turque, Alep a été la ville la plus peuplée de Syrie pendant des siècles et la troisième ville la plus importante de l’empire ottoman, après Istanbul et Le Caire. Habitée depuis le VIe millénaire av. J.-C., son importance historique s’explique par son emplacement, à mi-chemin entre la mer Méditerranée et la Mésopotamie – l’Irak moderne – et à sa situation sur l’antique route de la soie. L’ouverture du canal de Suez en 1869 porte un coup à son activité commerciale ; le rattachement d’Antioche et d’Alexandrette à la Turquie, du temps du mandat français, la prive de ses accès les plus proches à la Méditerranée. Depuis l’indépendance, elle demeure cependant la deuxième ville du pays. L’accord de libre-échange entre la Turquie et la Syrie, signé en 2007, contribue à relancer son activité. Avant le soulèvement de 2011 qui l’a touchée à partir de 2012, avec 2, 6 millions d’habitants, elle était quasiment aussi peuplée que la capitale Damas et elle restait réputée pour son dynamisme industriel et pour son patrimoine historique, sous l’œil vigilant du pouvoir central.
La rivalité Damas-Alep au prisme des sciences humaines
Lors de mon voyage, je ne connaissais pas ce texte paru en 2010 dans une revue de psychanalyse évoquant avec subtilité les deux villes qui dominent l’imaginaire syrien. La psychanalyse en Syrie est certainement marquée par deux typologies citadines différentes : d’un côté [Alep] la ville aux fortes traditions, fermée mais assoiffée de connaissances et de l’autre la capitale, ville plus ouverte, dont les traditions sont plus souples, plus apte aux changements du fait de son statut de capitale confrontée au monde. » .
De même que les géographes et les économistes rappellent toujours la sécheresse de la fin des années 2000, à propos des causes profondes de la révolte le démographe Youssef Courbage, originaire d’Alep insiste sur l’importance d’une transition démographique à deux vitesses en Syrie : « Il faut constater que les villes qui ont fait la “une” des journaux – Deraa, Alep, Deir ez-Zor… – sont des villes à forte fécondité ». À ce constat, les chercheurs qui privilégient le prisme communautaire ajoutent qu’Alep est une ville à majorité sunnite, avec une communauté chrétienne influente et une communauté kurde importante et quasiment pas d’Alaouites.
L’anthropologue Thierry Boissière et le géographe Jean-Claude David reconnaissent en ouverture d’un ouvrage collectif qu’ils ont entrepris en 2009 avec une vingtaine de chercheurs de différentes disciplines qu’« avec la destruction d’une partie de la ville et l’interruption du cours du temps et de la vie » dans la métropole du Nord, Alep et ses territoires a changé de signification. Il devient « un témoignage sur un passé révolu. ». « Aujourd’hui, tous les fils vitaux se sont rompus. Le tissu de la ville est déchiré ; de part et d’autre d’une ligne de front discontinue ».
Le sociologue Thomas Pierret, spécialiste de l’islam contemporain, relève pour sa part, en mai 2012 : « À Alep, l’élite religieuse sunnite, depuis un an, est calme. Les oulémas sont proches des milieux d’affaires. Mais ce n’est pas la seule explication. Ils ont été décimés dans les années 80. ». Et dans ce même ouvrage , il retrace comment cette élite religieuse citadine s’est refait une santé, après cette répression, en incorporant en son sein des cheikhs venant de villages des gouvernorats d’Alep et d’Idlib. « Ce schéma de renouvellement sociologique du clergé par l’élément rural contraste radicalement avec la situation prévalant à Damas. »
La guerre et les destructions ont pour but la reddition de la population
Quelques manifestations en 2011, dont celle des étudiants de l’université en mai, ne suffisent pas à faire basculer la ville du côté de la contestation. La bourgeoisie alépine sait ce qu’elle a à perdre. Cependant, le 20 juillet 2012, les combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) lancent une offensive pour libérer la ville. Ils viennent en majorité des quartiers informels d’Alep-Est et des localités alentour. À Alep, « On tient les quartiers, on ne les quitte pas, croit pouvoir affirmer le commandant Yacine. Ce n’est pas comme à Damas ou à Homs où ils [les insurgés] ne peuvent rien faire parce qu’ils sont cernés par les tanks. On a la campagne qui est libérée, et on a beaucoup de combattants. Il est impossible de nous encercler. » . La riposte du régime ne se fait pas attendre. L’armée, appuyée par le Hezbollah et des milices iraniennes, s’appuie sur les bombardements aériens, le largage de barils bourrés de ferraille et d’explosifs par hélicoptère , l’artillerie, les tireurs embusqués… pour déverser un déluge de feu sur la ville. En novembre-décembre 2013, les bombardements aériens s’intensifient.
Mais le pire est à venir, comme le constate la journaliste indépendante Garance Le Caisne . Pour Thierry Boissière qu’elle interroge à son retour, la stratégie du régime est claire : « Il bombarde des quartiers populaires du nord, de l’est et du sud. Ces bombardements ont pour objectifs de punir la population qui a fait bon accueil aux révolutionnaires, de rendre difficile toute forme d’organisation politique alternative, et de détruire l’espace et la société qui servent de base arrière à la guérilla. À l’opposé, les quartiers résidentiels bourgeois de l’ouest, où se trouve l’essentiel des ressources politiques et miliaires du régime, ne sont pas visés. ».
À la même époque, le chercheur syrien Hassan Hassan analyse les risques que court l’opposition armée face au régime : primo, « les rebelles se battent sur trois fronts ». Outre le régime, ils s'inquiètent du groupe État islamique, né en Irak et apparu en Syrie à partir de fin 2013-début 2014, qu’ils sont parvenus à chasser d’Alep-Est. Il y a aussi des dissensions entre eux. Secundo ; l’aide militaire fournie à l’opposition par ses soutiens étrangers est en baisse : elle manque de munitions. Enfin, les sentiments de la population à l’égard des groupes rebelles sont mitigés et le régime sait en jouer :« il est courant d'entendre les habitants dire que ces derniers prêtent peu d'attention à la destruction de leur ville natale. »
Deux ans plus tard, Sadek Abdul Rahman, juriste, journaliste et écrivain ), porte un regard tout aussi critique. Le 6 août 2016, la pression militaire de l’ASL et des groupes armés islamiques permet « de rompre le siège », « victoire majeure pour les opposants au régime d’al-Assad », pourtant cette bataille et ses suites soulèvent d’importantes questions « qui demeurent pour l’instant sans réponse. » Au début du mois de septembre, les troupes du régime, appuyées par les milices chiites et par l’aviation russe, dont l’intervention dans le ciel syrien à partir d’octobre 2015 a changé la donne, rétablissent le siège d’ Alep-Est. Choc « retentissant dans les milieux de l’opposition et de la révolution ». Nouvelles questions sans réponses. « La fragmentation et les guerres intestines furent les raisons principales de l’échec des groupes armés. » Aux yeux d’Abdul Rahmane, il s’agit pour le régime « de découper Alep-Est en tronçons isolés pour mieux les occuper, les uns après les autres. » Désormais, la Turquie, l’Iran et la Russie sont maîtres du jeu diplomatique.
Un accord d’évacuation est rendu public le 13 décembre. L'ONU comme le président du Conseil local, évaluent la population d'Alep-Est prête à quitter la ville à 40 000 personnes. Les premières évacuations démarrent le 19. Les observateurs de l’ONU venant de Damas pour superviser les opérations, arrivent seulement le 22, jour où les derniers habitants évacués quittent la ville, sous la neige. « Les crimes de guerre commis par les forces pro-Assad à Alep-Est, entre septembre et décembre 2016, n’étaient pas des dommages collatéraux mais une politique délibérée afin d’obtenir la reddition » de la ville, conclut le journaliste Antoine Hasday .
« Près de 40 % d’Alep sont endommagés, et plus de 60 % de la vieille ville », selon une source des Nations unies. Dans les faubourgs dont les rebelles s’étaient emparés en 2012, plus de 65 000 habitants ont été enregistrés début 2017 par l’ONU, au milieu d’un paysage de désolation et de ruines. Il s’agit de ceux qui ont retrouvé leur maison ou de ceux qui sont restés sur place, même pendant les ultimes combats.
Un espace d’invention politique et de créativité malgré les bombes
L’abandon de la communauté internationale, les crimes de guerre du régime et les dissensions rebelles ne peuvent faire oublier l’inventivité qui s’est emparé d’Alep-Est à partir de 2012. Trois chercheurs en sciences politiques, qui n’avaient pas travaillé sur la Syrie jusque-là, en ont pris la mesure lors de deux études de terrain successives dans le gouvernorat d’Alep en décembre 2012-janvier 2013 puis en août 2013. En présentant le fruit de leur travail ) au Comité Syrie-Europe, après Alep, Gilles Doronsoro constate que les Syriens, descendus par centaines de milliers dans les rues, « inventent du politique à partir de pas grand-chose. » Ils font ce choix alors qu’ils ont intériorisé la domination qu’ils subissent et ils le font, au mépris de leurs intérêts immédiats. Se calant sur les « printemps arabes », le mouvement – dont les revendications sont d’ordre moral – est d’abord pacifique et s’organise dans un relatif anonymat. La dimension communautaire et religieuse est présente. « On peut dire que l’islam est le langage anti-régime mais c’est un islam inclusif. » À partir de 2013, les appels au djihad, en revanche sont de plus en plus sectaires.
Adam Baczko insiste, pour sa part, sur l’originalité des institutions civiles mises en place « par le bas » en 2012-2013 pour répondre aux besoins vitaux de la population alors que beaucoup de cadres ont fui. L’objectif est aussi de défendre le caractère civil du Conseil local – ou municipalité –, créé à l’automne 2012, face aux appétits des groupes armés. Pour asseoir sa légitimité, des élections sont organisées en 2013 avec l’aide de la Coalition nationale syrienne – regroupement de l’opposition – sur le sol turc. Malgré le manque de ressources et les bombardements constants, les administrations municipales parviennent à réorganiser les services publics en quelques mois. Exemples : d’anciens employés municipaux enlèvent les ordures. Une équipe sanitaire asperge les rues d’insecticides pour prévenir les épidémies de choléra et de malaria qui menacent pendant l’été. Les écoles et les hôpitaux, cibles privilégiées du régime et de ses alliés, s’installent en sous-sols. 450 lycéens passent le bac en août 2013 sans quitter Alep-Est et Brita Haji Hassan, le dernier président élu du Conseil local, raconte comment les habitants, artisans et commerçants pour la plupart, se sont mis à l’agriculture urbaine !
Cette inventivité et cette résilience irriguent aussi le champ des médias lancés par les activistes. Ainsi Zaina Erhaïm, 32 ans, consacrée en novembre 2015 par Reporters sans frontières, journaliste de l’année, originaire d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, a choisi de s’installer à Alep en 2014, côté rebelles. « Malgré les bombardements, la société civile y est plus vivante que dans d’autres villes, explique-t-elle ». Elle y vit avec son mari et y attend un bébé. Finalement forcée de quitter le Nord du pays, d’abord à cause des forces d’Assad puis à cause des djihadistes, Zaina Erhaïm, dont le compte Twitter est suivi par plus de 30 000 personnes, continue de défendre la liberté d’expression avec une belle énergie. À Pérouges en Italie, au Festival international de journalisme, en avril 2017 elle invite l’auditoire à « mettre ses pas dans les siens » pour devenir journaliste, activiste et femme en Syrie entre 2011 et 2017. Changement de perspective garanti. À Paris, à la fin de la même année, au colloque international Syrie, à la recherche d’un monde, elle retrace son histoire qui rejoint celle d‘une génération d’activistes, en partie décimée ou contrainte à l’exil. Autre rencontre le 15 mars 2016, à Paris avec des journalistes d’Alep invités par le Collectif des Amis d'Alep. Pour Youcef Seddik, directeur du Centre des médias d’Alep : « Tout est difficile en Syrie, même obtenir un verre d'eau. Le plus difficile dans notre travail est de voir et documenter tout ce que subissent les gens et notre incapacité à changer la situation. »
Une « école photographique » sous les bombes
Dans le passé, Alep avait séduit les voyageurs photographes. Avec la révolution puis la guerre, elle devient un vivier de jeunes photographes qui méritent une section particulière dans un futur annuaire des photographes syriens à créer dans le droit fil de l’album Sourya, publié en 2017 par l’ Association de soutien aux médias indépendants en Syrie (l'ASML) et l’agence SMART News.
De son côté, Ammar Abd Rabbo, photographe franco-syrien qui a vingt ans de carrière internationale derrière lui, a voulu retourner à Alep et y marcher à pied. Puis montrer ce qu’il y a vu, lors de ses reportages successifs de 2013 à 2016. Et il a demandé à neuf amis écrivains, journalistes, universitaires qui ont un lien fort avec la ville de lui donner un texte, matière du très beau Alep, à elles, eux, paix ). Lors du Festival Hors Piste au Centre Pompidou, en janvier 2018, il égrène ses souvenirs les plus forts : « En mai, la récolte de l’ail, sacrée ; le tournage d’une sitcom avec des comédiens qui sont des enfants, un grand moment, partagé avec Édith Bouvier ; la division entre l’Ouest et l’Est, qui n’avait pas de sens pour les gens. »
Ammar Abd Rabbo expose à la galerie Europia, à Paris (2014). Photographie extraite de l'exposition Alep À elles, eux, paix.
Enfin, il y a la génération venue à la photographie à la faveur de la révolution, devenue malgré eux des reporters de guerre. Certains ont travaillé pour l’AFP depuis Alep. Ils la retrouvent sur le chemin de l’exil. C’est le cas de Zakaria Abdelkefi dont la photo d’un policier pris dans les flammes à Paris est reprise sur les réseaux sociaux : « J’ai pris cette photo pendant les manifestations de la fête du travail, le 1er mai. J’y habite depuis un peu plus d’un an maintenant. J’ai dû quitter ma ville natale d’Alep, en Syrie, après y avoir perdu un œil, en couvrant des combats. » . Avec deux autres photographes syriens, il couvre aussi, en décembre 2018, les manifestations des gilets jaunes, avec une distance ironique .
Ameer Alhalbi, 22 ans, photographe indépendant, explique sa démarche au Centre Pompidou : « je me suis beaucoup concentré sur les enfants, en souvenir de la photo de la petite Vietnamienne brûlée au napalm . Polka lui décerne justement un prix en décembre 2016 pour la photo de deux pères tentant de sauver leurs bébés, après un bombardement . « Le plus dur, pour moi, c’était de travailler dans ma ville, de faire des photos de mes proches, de mes amis. ». Comme ce 28 avril 2016, « un jour d'enfer ». Appartenant à la même génération, Karam al-Masri a lui aussi travaillé pour l’AFP et a reçu un prix à Bayeux en 2017 avec Rana Moussaoui pour leur reportage Couvrir Alep, la peur au ventre et le ventre vide.
Pour aller plus loin
Une sitcom
Oum Abdou, interprétée par Racha, 9 ans. Extrait sous-titré présenté par CNews.
Un film
Syrie, les derniers remparts du patrimoine de Jean-Pierre Raynaud avec Omar Islam, « gardien des trésors d’Alep », rencontré en juillet 2013 par Jean-Pierre Filiu, séjour dont il a rapporté un récit Je vous écris d’Alep, au cœur de la Syrie en révolution, Denoël (2013)
Trois sons
Sabri Moudallal (1918-2006), premier muezzin d’Alep, et son ensemble, ont un répertoire qui repose sur la suite ou wasla, destinée à susciter le tarab ou émoi.
Il a aussi participé à l’ensemble Al-Kindi, créé par Julien Jalal Eddine Weiss (1953-2015), d’origine alsacienne, qui a revivifié la tradition alépine du salon de musique. Le dernier concert de l’ensemble Al-Kindi à l’Institut du monde arabe à Paris, en avril 2013, s’intitulait Parfum ottoman d'Istanbul à Alep.
Abdul Wahab Mulla (ou Abdelwahab al-Moula) récitant religieux, activiste et satiriste, chante en septembre 2013 Ce pays nous appartient. Quelques semaines plus tard, il est kidnappé chez lui par le groupe État islamique. Ses proches sont sans nouvelles de lui depuis.
Copyright Disclaimer: les trois premières photographies utilisées dans cet article proviennent du site du collectif "Lens Young Halabi".