Trois ouvrages de fond mettent en perspective les ressorts politiques d’une pratique sportive omniprésente, devenue à la fois un marché et un enjeu social sur tous les continents.

Devenu un phénomène planétaire tant sur le plan sportif qu’économique, le football constitue également un fait politique et social particulièrement prégnant. A l’occasion de la 21e Coupe du monde de la FIFA en Russie, du 15 juin au 15 juillet 2018, trois ouvrages de fond mettent précisément en perspective la dimension politique d’une pratique sportive devenue dominante (à l’exception notable des Etats-Unis d’Amérique), qui rassemblera dimanche un milliard de spectateurs pour la finale de la plus grande compétition sportive de la planète.

 

Une histoire du football « par le bas »

Une histoire populaire du football est sans doute l’ouvrage le plus engagé et le plus original sorti ces derniers mois à ce sujet. Son auteur, Mickaël Correia, journaliste indépendant, ne cache pas son penchant politique et son intérêt pour une histoire alternative (et sans frontières) du ballon rond, qui tourne le dos à l’actuel règne du foot-business et met davantage en relief les ressorts du puissant instrument d’émancipation qu’a été la pratique du football pour les ouvriers, les féministes, les militants anticolonialistes, les jeunes des quartiers populaires et les contestataires du monde entier.

Trop longtemps éclipsée par les équipes stars et les légendes dorées, la pratique du football est avant tout le fruit d’une histoire politique et sociale, pas assez mise en valeur aujourd’hui. A ce titre, l’auteur prend à contre-pied les clichés sur les soutiens des équipes en tribunes – volontiers assimilés par les élites à de violents ivrognes, alors que le culte populaire du supporter britannique ou des tifosi italiens plonge dans des racines ouvriéristes teintées de lutte des classes – et raconte aussi l’étonnante histoire des contre-cultures footballistiques nées après la Seconde Guerre mondiale, des hooligans jusqu’aux ultras qui ont joué un rôle central dans certains mouvements sociaux, y compris les printemps arabes de 2011. En proposant ainsi une histoire « par le bas » et en s’attachant à donner la parole à tous les protagonistes de cette épopée, Mickaël Correia rappelle que le football peut être aussi généreux que subversif, alors que l’image qu’il renvoie aujourd’hui est avant tout celle d’un marché impitoyable, faisant des joueurs des marchandises juteuses au profit d’une élite de clubs devenus des multinationales de l’image.

Tout l’intérêt de cette vision engagée de l'histoire du football (que n’auraient pas renié des historiens tels qu’Eric Hobsbawm ou Howard Zinn, à qui l’auteur emprunte le titre « Une histoire populaire ») réside par ailleurs dans sa dimension transnationale et diachronique, comme en attestent les différents chapitres qui constituent l’ouvrage : violence politique et contrôle social en Angleterre au XIXe siècle, émergence du football dans les communautés ouvrières françaises au début du XXe siècle, embrigadement des équipes nationales par les régimes totalitaires de l’entre-deux-guerres, résistances footballistiques à la dominations nazie sous le IIIe Reich, émancipation des colonies et prémisses des sélections nationales africaines, hooliganisme anglais, mouvement ultra italien et passion populaire sud-américaine à partir des années 1950, ballon rond et autogestion contre la dictature brésilienne dans les années 1960, pratiques alternatives du football à Hambourg et cultures urbaines dans les cités françaises… Comme on le voit, le champ labouré par ce livre qui fera date est très large et démontre à quel point le football n’est pas seulement un enjeu économique mondialisé mais aussi (et surtout ?) un fait politique et social mondial.

 

Les enjeux politiques du football professionnel

Dans une veine moins engagée et davantage centrée sur l’apport des sciences sociales à la compréhension de la construction de communautés par le football, deux ouvrages collectifs publiés ces dernières semaines complètent ce tableau historique politico-sportif.

Le football des nations. Des terrains de jeu aux communautés imaginées s’intéresse à l’importance des équipes nationales sur les continents européen et sud-américain, tandis que L’Europe du football. Socio-histoire d’une construction européenne, comme son titre l’indique clairement, est centré sur les compétitions européennes de clubs et leur participation au « vivre ensemble » du vieux continent (la Coupe des clubs champions, devenue Ligue des champions, étant notamment contemporaine des premières Communautés européennes du charbon et de l’acier dans les années 1950). Publiés sous la direction d’historiens et politistes spécialistes du sport, notamment William Gasparini, qui a coordonné les deux ouvrages, ces recueils de contributions de bon niveau permettent de mieux cerner les enjeux proprement politiques de la pratique du football professionnel.

Concernant les équipes nationales, le premier ouvrage démontre qu’elles contribuent à fabriquer des « communautés nationales imaginées » qui semblent plus réelles quand elles se trouvent réduites à onze joueurs dont on connaît les noms. Ainsi, tout au long du XXe siècle, transgressant la diversité des régions, des générations et des classes sociales, l’équipe nationale de football devient un emblème majeur de l’État-nation, créant parfois des déceptions et des attentes trop importantes (cas de la France « black, blanc, beur » lors de la victoire à domicile pendant la Coupe du monde de 1998). Cependant, bien loin de constituer l’élément cristallisateur exclusif et permanent des fiertés nationales, les sélections nationales, et la passion qu’elles ont pu et peuvent susciter, sont le produit de constructions historiques bien différentes selon les sociétés envisagées. Miroir de nos sociétés et sport à fort investissement nationaliste, les auteurs remarquent que le football reste pourtant un objet mineur et peu légitime des sciences sociales. Ce livre collectif propose donc de retracer, en Europe (France, Allemagne, Italie, Portugal, Espagne, Belgique, Hongrie, URSS puis Russie) et en Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Uruguay, Chili), par des approches monographiques, la diversité des liens entre chaque nation et le football, c’est-à-dire le rapport entretenu à la nation par le football et au football par le prisme du fait national.

Au sujet des compétions européennes de football, dans la même démarche visant à faire du ballon rond un objet des sciences sociales en partant d’études de cas, L’Europe du football examine de son côté les décisions institutionnelles qui ont porté l’européanisation de ce sport et le rôle que jouent les institutions dans le fonctionnement de l’espace européen du football. Au-delà du seul football, les auteurs interrogent le processus d’européanisation progressive des pratiques sportives à travers le travail d’institutions (la FIFA et l’UEFA, mais aussi les instances de luttes anti-dopage) et les dynamiques territoriales transnationales (notamment depuis le fameux arrêt Bosman de 1993, qui a ouvert le marché européen des transferts de joueurs entre clubs professionnels) et transfrontalières (en particulier à travers le cas du nord-est de la France). On mentionnera spécifiquement la contribution essentielle de Jean-François Polo sur le cas de la Turquie, pays pleinement intégré dans les compétitions européennes de longue date mais qui révèle, au-delà du cas sportif, une relation de plus en plus ambiguë avec l’Europe.

En définitive, l’étude proprement politique du football soulève des enjeux totalement en adéquation avec la diplomatie et la sphère publique nationale, démontrant le saisissant effet de miroir du sport par rapport aux sociétés et aux communautés, quels que soient les continents