Trois chercheurs interprètent de manière intéressante le cyclisme et football comme les révélateurs d'évolutions politiques et socio-économiques.
Au-delà des résultats et des enjeux purement sportifs, l'histoire du sport peut être analysée sous l'angle politique, notamment au regard des identités nationales et des mobilisations populaires engendrées par les grandes compétitions, devenues de véritables spectacles qui ne sont pas étrangers à des considérations partisanes, sinon proprement politiques. Deux sports sont particulièrement emblématiques de cet enracinement politique à l'échelle de la France : le cyclisme, dont la pratique de haut niveau est centrée sur le Tour de France (depuis sa création en 1903), et le football, sport de masse importé d'Angleterre et s'implantant progressivement dans l'Hexagone, au gré de la création des premiers clubs professionnels et amateurs à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Dans Le Tour de France à l'heure nationale. 1930-1968 , l'historien Fabien Conord, enseignant-chercheur à l'Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, s'intéresse en particulier à la mise en place, à partir du Tour de France de 1930 et jusqu'en 1961 (avec une nouvelle tentative lors des années 1967-1968), des équipes nationales de coureurs, écartant provisoirement les équipes de marques commerciales afin d'adapter la compétition cycliste au modèle des grands événements sportifs internationaux. Dans un climat de grandes tensions diplomatiques entre les nations européennes, cette nouvelle formule, voulue par le directeur et créateur du Tour de France Henri Desgrange – également directeur du journal L'Auto (dont les pages jaunes sont à l'origine de la couleur du maillot du leader du classement général) –, s'expliquait par des considérations très politiques puisqu'elle visait à renforcer le sentiment national. Elle connut beaucoup de succès auprès du public français dès sa mise en place – les premiers Tours de France organisés selon cette nouvelle formule furent d'ailleurs remportés par des coureurs français (André Leducq et Antonin Magne), alors que la Grande Boucle leur échappait à la fin des années 1920 – bien qu'elle fût largement critiquée pour son iniquité, au sein des autres grandes nations du cyclisme de cette période (Italie et Belgique notamment). Après la Seconde Guerre mondiale et l'interruption temporaire de la compétition, le nouveau directeur de l'épreuve Jacques Goddet (également à la tête de L'Equipe, nouveau titre remplaçant le journal défunt L'Auto) reprit à son compte l'héritage de son prédécesseur, en renforçant la formule des équipes nationales par la création d'équipes régionales françaises, ce qui permit à certains « enfants du pays » de courir pour leurs propres couleurs, enracinant le Tour de France dans ses terroirs et véhiculant en cela la vision politique d'une compétition qui se présente volontiers comme une forme de réconciliation nationale.
Si l'ouvrage très documenté de Fabien Conord ne laisse pas de côté l'aspect sportif, son analyse traite largement la question des récupérations politiques et des enjeux nationaux soulevés par cette formule historique du Tour de France, abandonnée au plus fort des Trente Glorieuses pour laisser une place considérable aux marques commerciales, aux sponsors et aux investisseurs, relayant une demande économique et créant un modèle toujours en place aujourd'hui. L'historien, de manière critique, ne cache rien également des incidents xénophobes inhérents à ces affrontements entre nations cyclistes, et de l'importance croissante du dopage, devenu une activité d'accompagnement des coureurs, déjà présente à l'époque des équipes nationales mais renforcée par l'arrivée massive des investisseurs à la recherche d'exploits sportifs hors normes pour leur image de marque.
De manière plus originale, Fabien Conord s'intéresse également aux visions partisanes de la Grande Boucle à travers l'image de cette compétition pour les différentes forces politiques de 1930 à 1968. Se fondant essentiellement sur des archives de presse (L'Humanité, Le Populaire, Le Figaro...), l'historien démontre que les observateurs politiques interprètent à l'envi la signification proprement politique d'un tel symbole sportif : patriotisme et héroïsme national de l'effort pour la presse de droite, communion populaire et rassemblement festif des classes ouvrières et paysannes pour la presse de gauche.
Dans un ouvrage plus synthétique et davantage centré sur les données économiques et sociales tirées des statistiques de l'organisateur de l'épreuve (Amaury Sports), le sociologue Jean-François Mignot pose avec son Histoire du Tour de France des questions similaires, en cherchant à comprendre la faculté d'adaptation aux réalités politiques et sociales du Tour de France, faisant de cet objet d'histoire un reflet des évolutions de la société (importance de la consommation et de la publicité, avènement des loisirs, émergence de médias de masse). L'ouvrage insiste également de façon passionnante sur le paradoxe apparent entre un succès croissant puis constant du Tour de France auprès du public et une multiplication contemporaine (notamment depuis la mort du Britannique Tom Simpson sur les pentes du Mont Ventoux en 1967) des scandales de dopage. Jean-François Mignot juge ainsi que « le Tour de France constitue une arène où les organisateurs, les coureurs et les spectateurs ne cessent de débattre de l’évolution des techniques, des transformations socioéconomiques (industrialisation et « fin des paysans »), des relations de classe, des identités régionales et de leur intégration dans la société française, des idéologies politiques, des relations internationales, notamment les guerres, de l'héroïsme, de la morale » .
Loin de constituer une exception (même si le Tour de France a eu tendance à être vanté comme un « symbole républicain » pour le moins singulier), cette compétition cycliste centenaire est un exemple parmi d'autres de l'importance des enjeux politiques et socioéconomiques que révèle l'histoire du sport.
Au sujet de la plus populaire des pratiques sportives, l'ouvrage de Julien Sorez Le football dans Paris et ses banlieues. Un sport devenu spectacle démontre ainsi de manière extrêmement documentée (à vrai dire parfois presque trop, car le livre est une version assez peu remaniée de la thèse de doctorat de l'auteur) dans quelle mesure l'émergence progressive et non linéaire (voire parfois laborieuse) de ce sport venu d'outre-Manche en région parisienne a été (ou plutôt n'a pas toujours été) l'objet d'une volonté ciblée de la part des premières associations et de clubs amateurs puis professionnels, dans une optique sociale (le rassemblement des populations et des classes ouvrières) et politique (l'identification à des communautés territoriales en plein essor, le département de la Seine et « la banlieue rouge » en particulier). Partant des efforts d'institutionnalisation à l'échelle régionale, nationale et internationale, la recherche de Julien Sorez aboutit à une réflexion sur la mise en spectacle du football, à travers l'édification de stades dédiés et le succès rencontré auprès du grand public d'une pratique d'abord pensée comme une forme de sociabilité pour gentlemen.
Dans le département de la Seine, comme le montre l'historien, l'affirmation de la professionnalisation du football dans les années 30, ainsi que l'avènement du « métier » de footballeur – devenu de nos jours une vedette médiatique –, se sont accompagnés d'un processus de répression de la violence initiale (entendue dans le sens d'une brutalité et d'une « virilité » particulièrement prononcées au moment de l'émergence du football ouvrier en banlieue parisienne en particulier), laquelle a eu progressivement tendance à quitter le terrain pour s'installer dans les tribunes, notamment au sein des mouvements de supporters ultra, qui se sont développés en France dans la deuxième moitié du XXe siècle sur le modèle des tifosi italiens et des kops britanniques. Là encore, les enjeux politiques et sociaux sont prégnants dans l'histoire de l'implantation en France des compétitions footballistiques – dont l'importance médiatique est aujourd'hui disproportionnée – car derrière les logiques purement sportives se font jour des phénomènes d’appropriation collective et de construction identitaires, largement relayés par les municipalités (dans la première moitié du XXe siècle) puis par les clubs professionnels après-guerre.
L'un des enseignements principaux du travail de recherche de Julien Sorez réside enfin dans le caractère de prime abord assez aléatoire de l'émergence du football en région parisienne. En effet, l'auteur remarque qu'à la différence de grandes capitales européennes comparables (Londres, Rome, Madrid), le football a peiné à trouver dans Paris et ses banlieues un succès et un soutien immédiats. Selon l'historien, dans un Etat fortement centralisé comme la France, « les conditions politiques, sociales et économiques n'étaient pas réunies pour qu'une pratique populaire comme le football devienne une composante de l'identité urbaine parisienne et un outil de son rayonnement culturel. » L'ouvrage en conclut que cette absence de volonté politique et de relais sociaux a contribué à faire de Paris, jusqu'à une période récente, une périphérie du football professionnel européen.
Ainsi l'histoire des sports, a priori plutôt anecdotique, permet-elle d'approfondir des enjeux politiques et sociaux lorsqu'elle est appréhendée dans toute sa profondeur et sa complexité. Au-delà des résultats et des exploits, les pratiques et les compétitions sportives révèlent des phénomènes éclairants d'acculturation et d'identification qui ont eu tendance à être récupérés, volontairement ou non, à la fois par des forces politiques, des communautés nationales et des groupes sociaux. Les ouvrages recensés sont donc autant de contributions intéressantes à ce vaste chantier qu'est l'histoire politique et sociale du sport