Ecrivain à succès, Aurélien Bellanger a publié en janvier son troisième roman, Le Grand Paris (Gallimard). Après La théorie de l'information (Gallimard, 2012), pour lequel il avait déjà accordé un entretien pour Nonfiction, il poursuit son travail initié avec L'aménagement du territoire (Gallimard, 2014), visant à mettre en récit des thèmes originaux tels que le paysage et les territoires, de prime abord fort éloignés des canons du roman contemporain. Il s'entretient ici avec Damien Augias, spécialiste des questions territoriales, sur la manière dont ces objets l'inspirent, ainsi que sur son rapport au politique, forcément lié à l'urbanisme et à l'aménagement.

 

Nonfiction : Vos deux derniers romans, aux titres de manuels universitaires ou d’essais géographiques – L’aménagement du territoire (Gallimard, 2014), Le Grand Paris (Gallimard, 2017) – traitent de sujets hautement techniques et à la fois très politiques, ce qui est une exception dans le domaine de la fiction. Pourquoi ces thèmes a priori peu romanesques et pourquoi cette volonté d’ancrer vos histoires dans des lieux (Mayenne, Ile-de-France) qui vous sont par ailleurs très chers ?


Aurélien Bellanger : Il n’y a pas de domaine réservé et le propre du roman est d’être un genre hybride par excellence. On peut bien sûr le restreindre à un domaine qui serait précis, à savoir le roman français et le roman de mœurs, l’histoire d’une passion ou d’un déchirement. Il existe une structure canonique du roman et, à partir du moment où on tient une histoire avec un début et une fin, il n’y a pas d’obligation de se cantonner au récit de mœurs ou au roman d’analyse psychologique mais on peut en réalité balayer un spectre très large. Les pages littéraires d’un magazine comme Le Point ou L’Obs vont ainsi traiter 1% de l’activité humaine et les 99% vont être traitées autrement dans d’autres rubriques. 
Au contraire, ce qui m’intéresse dans le roman, c’est un double mouvement, qui a été remarquablement bien analysé par un philosophe comme Bruno Latour, de segmentation très forte des différents champs de la société – le juridique, le médical, etc. – et de l’autre côté une hybridation complète de tous les champs. Le roman est donc la loupe sur le monde, une vraie anthropologie des modernes, un lieu où tout se mélange, où l’on passe sans cesse d’un monde à l’autre.
Je ne crois pas au domaine strictement littéraire, ce qui me permet de traiter de sujets anthropologiques. Trop souvent, on ne décrit pas dans les romans les interactions entre le paysage et le personnage et finalement cela aboutit à des récits très conservateurs avec une arche narrative qui concerne l’évolution du personnage et on ne traite pas du tout en sous-main ce qui peut se passer dans un champ plus large. Mon objectif n’est donc pas d’hybrider absolument le genre de l’essai et le genre du roman mais plutôt de donner vraiment sa chance à la possibilité de l’écriture romanesque et d’embrasser tous les aspects de la vie humaine. 


Lorsqu’on connaît l’histoire de l’aménagement du territoire en général et du Grand Paris en particulier, on est frappé dans vos romans par la présence d’acteurs, de références et de notions très importantes et structurantes dans la «  littérature  » historique et politique : Paul Delouvrier, Jean-François Gravier (Paris et le désert français), ligne à grande vitesse (LGV), Grand Paris Express, commissions de débat public, rôle de l’Etat et des pouvoirs locaux…Sur quelle base vous êtes-vous documenté pour emmagasiner autant d’informations à ce sujet ?
 

AB : L’aspect documentaire relève de l’agilité intellectuelle. Il faut d’abord faire une très vague reconnaissance du champ, en envoyant des ballons de sonde pour savoir à quoi ressemble le pays qu’on veut envahir sans en connaître encore les détails. L’idée est que si on a la carte, on pourra refabriquer le territoire. 
Par exemple, si on est un bon élève de l’école républicaine, on voit à peu près ce que recouvre l’objet Paris, en tant que récit historique et à travers des images. La grande geste gaulliste, par exemple les villes nouvelles, me parle particulièrement, ayant grandi près d’Evry. Il y a donc quelques évidences que l’on connaît avant d’explorer en détail un sujet. A vrai dire, il n’y a qu’une seule vraie métropole en France, c’est Paris. Et toute personne qui assume une ambition importante rêve d’aller à la capitale – cet imaginaire est prégnant et omniprésent dans l’histoire et la littérature françaises. Etre français, de fait, c’est avoir un rapport complexe à la capitale de la France. Pour mon dernier roman, mon analyse première vient du fait que le rapport entre la France et Paris est beaucoup plus fort qu’entre l’Allemagne et Berlin, entre l’Italie et Rome….Londres relève de ce rapport, à la différence près que le territoire anglais est plus petit et plus urbain. 
La documentation secondaire, quant à elle, a été importante aussi : j’ai lu des choses sur les villes nouvelles, sur Paul Delouvrier, sur Haussmann, sur tout un spectre de sujets, sans jamais d’ailleurs rentrer dans un très grand niveau de détail, même si j’aimerais bien rentrer vraiment dans la «  littérature grise  ».
Enfin, ce qui m’a intéressé, c’est que si Paris est omniprésent comme objet littéraire, le Grand Paris est un absent remarquable. Après-coup, j’ai trouvé une référence géniale sur le Grand Paris, c’est L’Education sentimentale de Flaubert, dont la narration commence à Montereau, avec une scène importante à Creil, lieu des premières usines. Et au niveau du territoire actuel de la métropole francilienne, il est très rare que cette diagonale sud-est/nord-est soit aussi présente dans la littérature classique. Il y a par la suite un repli réel des écrivains, surréalistes et situationnistes compris, sur l’hyper-centre intra-muros, alors, que d’un autre côté, se développe une littérature de type banlieusarde, pertinente aussi mais absolument pas reliée. Quant à moi, j’ai voulu créer ce territoire littéraire nouveau, qui relie Paris à ses banlieues. Cela avait été assez peu étudié dans les romans et j’ai pu bénéficier d’observatoires importants : le petit musée – assez triste – de l’Ile-de-France à Sceaux, qui présente des collections d’assiettes et des tableaux du style de Corot, et qui constitue une source documentaire essentielle sur l’émergence des premières industries en Ile-de-France (les fabriques de porcelaine) et sur le caractère très pittoresque des paysages picturaux. 
J’ai aussi bénéficié d’une documentation strictement primaire, à travers ma recherche permanente de paysages lors de mes sorties en vélo dans le Grand Paris. L’un des meilleurs paysages que je connaisse à ce titre, c’est le pays de France – d’où notre pays tire son nom –, un immense no man’s land autour de Roissy où personne ne va jamais, avec deux ou trois buttes témoins. Finalement, Paris, c’est aussi ce territoire en périphérie de la grande Banane bleue, des Flandres à l’Italie, et qui essaye d’aspirer ce mouvement. Quand on se balade en vélo, on est frappé par ces terres froides du pays de France, d’où viennent les Francs, et, de l’autre côté, par les terres chaudes de la vallée de la Seine, d’où viennent l’influence italienne. Bien entendu, j’exagère, mais cela fonctionne assez bien. 
 

Nonfiction : C’est donc le territoire lui-même qui vous a fourni la matière ou le matériau le plus important de votre construction narrative ? 
 

En effet, la carte géologique de la France – celle qui orne la couverture en poche de L’aménagement du territoire m’appartient personnellement – peut aussi se lire d’un point de vue historique et politique : au-delà de la différence entre les sols granitiques et les sols calcaires (que j’évoque précisément dans L’aménagement du territoire), le Bassin parisien, c’est la constitution très progressive, par les échanges féodaux, du domaine royal, là où les fondamentaux anthropologiques de la France sont presque les plus purs. J’aime cette idée, d’ailleurs défendue depuis longtemps par Emmanuel Todd notamment, selon laquelle la France n’est pas un vrai pays mais un assemblage de territoires très composites. Et j’ai longtemps cru que c’était une blague parce que l’Education nationale nous enseigne que c’est une blague. Et finalement, objectivement, j’ai fini par comprendre à quel point ma Mayenne natale était une terre étrangère pour le Parisien que je suis, à quel point le sud de la France m’est incompréhensible avec les yeux du nord de la Loire. Paris est devenu en quelque sorte l’élément intégrateur d’un territoire composite et cela m’a passionné. 
Tout en restant un rationaliste très français, je suis intéressé par cette influence du sol sur les configurations mentales. Cette hybridation entre le romantisme allemand, sensible aux paysages, et le roman français, est présente chez un écrivain de l’ouest comme Julien Gracq. Son plus grand roman a d’ailleurs été écrit dans la forêt des Ardennes, et ce n’est pas un hasard, car c’est là où les deux territoires se rencontrent.
 

Nonfiction : Certains considèrent que l’urbanisme est un humanisme, à commencer par Le Corbusier et les tenants de la charte d’Athènes, même s’ils ont été critiqués précisément pour leur absence d’humanité dans leurs réalisations. Dans votre dernier roman, on a presque tendance à comprendre qu’on entre dans le monde de l’urbanisme comme dans une religion : c’est d’ailleurs la dynamique de votre narration. Pourquoi cette mystique aussi enracinée et en même temps transcendantale ? 
 

AB : Quand je lis des textes d’architectes, Le Corbusier étant en effet celui qui va le plus loin théoriquement, je suis frappé par la fausse bonhomie – la préfiguration d’un vivre-ensemble et d’une citoyenneté par la construction d’unités d’habitation, etc. – et le filtre de politiquement correct autour de tous les projets architecturaux, alors que, si l’on est lucide, la construction d’une ville constitue le plus grand déchaînement d’hubris possible. C’est complètement fou, cela relève d’un pacte luciférien et les villes sont des vaisseaux qui nous embarquent au cœur d’une modernité qu’on ne contrôle plus et dont on ne sait pas fondamentalement si elle est soutenable. C’est un objet extrêmement fascinant et qui pose spontanément des questions religieuses.
Une question toute simple que je me pose depuis l’enfance et à laquelle je n’ai pas de réponse est la suivante : comment tout cette construction humaine ne bascule-t-elle pas dans le chaos en permanence ? Comment tout cela ne dégénère-t-il pas ? Ceci constitue un grand fantasme, qui a d’ailleurs ressurgi au moment des émeutes urbaines de 2005, que j’évoque dans Le Grand Paris. Mais, de fait, cela ne dégénère pas durablement et les villes continuent de fonctionner. De là à penser que Dieu contrôle tout cela, non, mais l’homme s’est en tout cas mis en position de créer des objets qui lui échappent. Les villes nouvelles l’illustrent parfaitement : on a créé des unités urbaines en totale autonomie et on sait pourtant que celles-ci nous échappent en partie, comme lorsque l’on observe ces mégalopoles vues d’avion lorsque l’on décolle. 
Objectivement, ce sont des sentiments que j’éprouvais enfant lorsqu’on roulait la nuit à travers des zones industrielles : il y a un mélange d’orgueil – nous, civilisations humaines, nous sommes parvenues à fabriquer cela – et en même temps d’inquiétude. C’est la manifestation simple du sublime kantien : c’est beau et cela nous met aussi dans un état de profond malaise.
Fabriquer une ville reste d’une certaine manière un miracle et un scandale.
 

Nonfiction : Vous avez traversé le Grand Paris à vélo pour votre ouvrage, vous y avez aussi tenu la chronique d’une époque contemporaine, dans le but avoué de vous adresser à celui qui vous lira dans cent ans. Au fond, est-ce une fiction ou une part de votre vie d’observateur que vous écrivez dans vos romans ? 
 

AB : A vrai dire, je n’avais pas pensé écrire sur Paris avant de faire du vélo autour de Paris. C’est à travers une documentation visuelle immense que j’ai compris qu’il y avait plein de choses à raconter sur ces paysages. Alors même que c’est un genre, le paysage, qui est devenu ringard – il y avait chez Chateaubriand des pages et des pages sur la description du paysage de Jérusalem – ou plutôt qui est tombé en désuétude, en raison, je pense, de l’essor de la photographie, et que ce thème comme terreau fertile et comme arrière-pays romanesque n’est plus actuel. 
Or, précisément parce que le paysage est en train de dégénérer, précisément parce qu’il est moche, parce qu’il y a des Ikea et des zones logistiques, c’est aussi pour cela qu’il m’intéresse. Quand je fais du vélo autour de Roissy, à Goussainville, en voyant les tours de Sarcelles, il se passe quelque chose que j’ai envie de raconter spontanément. 
 

Nonfiction : Les médias se sont beaucoup intéressés aux aspects purement politiciens, et à Nicolas Sarkozy (jamais nommé mais surnommé «  le Prince  ») en particulier, dans votre dernier roman. Or, ce sont peut-être ses aspects les moins originaux ou les moins intéressants, de notre point de vue. N’avez-vous pas été déçu par cette réception, au fond assez paresseuse, qui ne mettait pas assez en avant ses dimensions urbanistiques et métaphysiques ?


AB : Sans cynisme et stratégie de ma part, mes livres ont toujours bénéficié d’une bonne réception du fait de leurs angles journalistiques faciles : Xavier Niel pour La théorie de l’information, le TGV et Francis Bouygues pour L’aménagement du territoire et Sarkozy pour Le Grand Paris. C’est peut-être le paratonnerre qui permet à la foudre médiatique de s’abattre sur moi, tant mieux ou tant pis, mais moi je vois en tout cas ces aspects dans une totalité close. Pour ma narration sur le Grand Paris, pour aller du point A au point C, j’ai besoin d’aller au point B qui est le Triangle d’or et les salons présidentiels. J’en avais besoin et j’avais le sentiment que parler du Grand Paris sans parler de Sarkozy n’était pas possible. Je voulais aussi raconter les années 2000 et ce personnage est omniprésent dans cette période.
On me reproche parfois le fait que je ne connais rien à la façon dont se fait la ville contemporaine et que ce n’est pas par le seul fait du prince qu’on construit un grand projet urbanistique. En réalité, je ne sais pas – pour reprendre la vision hégélienne du grand homme – si Sarkozy est construit par l’esprit du temps ou s’il est l’esprit du temps. Il a enchanté son camp et rétrospectivement il incarne son époque. 
Enfin, il est normal pour moi de parler du politique – voire du théologico-politique – quand on évoque le sujet de la ville. Comme le dit Foucault, intellectuel critique qui fait le voyage à Téhéran en pleine révolution islamique, la ville reste le monde du pacte théologico-politique (qui nous définit depuis Machiavel en tant que modernes) et je ne pouvais pas ne pas traiter de la politique (et de la religion) si je traitais du thème de la ville. Après tout, comme il est dit dans l’ouvrage, le Grand Paris reste le seul vrai projet politique du quinquennat de Sarkozy.
 

Nonfiction : Allez-vous poursuivre votre travail d’écriture autour de l’aménagement et de l’urbanisme ? Auquel cas je peux vous proposer beaucoup de thèmes à développer : territoires ruraux ou «  périphériques  », espaces protégés, parcs naturels, aménagement numérique du territoire – belle synthèse de vos trois romans….Bref, ce thème est-il pour vous inépuisable ? 


AB : Je me rends compte à quel point j’ai raté la Mayenne dans mon précédent roman et j’ai envie d’y retourner. Il y a plein de choses que je n’ai pas vues. La question des parcs naturels est en effet un thème génial : comme manger bio, un espace protégé, c’est échanger de la simplicité physique contre de la complexité administrative. C’est le sommet de l’objet post-moderne. Le projet pour le Parc de La Courneuve de Roland Castro, qui rêvait d’en faire le Central Park du Grand Paris, alors même que c’est une horreur urbanistique, entourée d’autoroutes et de zones grises, a échoué car il s’agit d’un espace de reproduction d’oiseaux migrateurs et d’une zone humide sensible, alors même que ce périmètre va être traversé en secret par des lignes du Grand Paris Express….
Les vrais lieux de l’anthropocène sont d’ailleurs plus visibles à la campagne qu’en ville. Et cette forme d’artificialisation du sol constitue un thème très riche pour l’univers fictionnel. A l’inverse, le thème très prégnant de la végétalisation des centres-villes dans les grandes agglomérations constitue une forme presque parfaite de son contraire. 
Je regrette par ailleurs de ne pas avoir assez évoqué la Seine-et-Marne dans mon dernier roman, cette forme rurale et périurbaine du Grand Paris, qui constitue une forme d’anomalie. Lorsque l’on sait que Paul Delouvrier, le père des villes nouvelles, va aller mourir à Provins, au fin fond du territoire rural de l’Ile-de-France, on se dit que le Grand Paris a aussi ce sens-là.
Enfin, un thème qui m’intéresse et que je souhaite développer, c’est la situation post-coloniale de la France, que j’ai déjà esquissée dans mon dernier roman. Mais je vais sans doute sortir de la France pour mon prochain livre