La semaine dernière, une première partie de cette « Idéographies » revenait sur les débats soulevés par la question du « sujet » ces cinquante dernières années, et sur les clarifications apportées par l’étude postérieure de ce moment historique. Cette seconde partie présente les nouvelles pensées du sujet. Enfin une troisième publication dresse la liste des ouvrages critiqués sur Nonfiction et utilisés pour produire cette « Idéographie ».

 

 

Réélaborations de la notion

Les recherches ne s’arrêtent pas au retour sur l’histoire récente des débats sur le sujet. D’autres ouvrages envisagent la réélaboration de la question du sujet dans l’époque qui est la nôtre.

Par différence, sans doute, avec les thèses de Foucault et autres, et surtout de la vulgate qui s’est répandue, des ouvrages s’emparent en effet à leur tour de la question du « sujet » à notre époque et se retrouvent autour de traits communs, au-delà de leurs divergences. Plus modestes, ils se proposent pour la plupart de tracer leur chemin entre ceux qui ont définitivement enterré le sujet et ceux qui le réhabilitent. Il y a dans leur propos un nouveau souci, celui d’une identification de l’humain à partir d’une trajectoire, plutôt qu’à partir d’une conscience.

Le retour du sujet sous une forme atténuée semble s’inscrire dans une période de troubles et de crainte, comme offrant un socle protecteur, au sein de tant de notions apparemment décrédibilisées (vérité, commun, histoire, etc.). Ce retour se donne pour un désir de restauration d’un sens dans un monde qui sombrerait dans ce que beaucoup appellent l’insensé. Cette période si riche en confusions et violences n’est sans doute pas sans évoquer la pensée du sujet qui surgit de la révolution copernicienne et de ses écarts avec la religion, au moment où il faut comprendre un monde en désarroi face aux violences sociales et religieuses, pour ne pas évoquer le terrorisme.

En médiologie, les travaux d’Yves Citton par exemple font volontiers usage des potentialités heuristiques de la notion de sujet – telle que revisitée par la pensée des années 1970 – pour saisir comment les médias façonnent des « sujets », c’est-à-dire des imaginaires et des désirs, adaptés aux formes des pouvoirs politiques et économiques (Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014).

Le « sujet » est aussi l’instrument par lequel Alexis Nouss entend saisir La condition de l’exilé (MSH, 2015), c’est-à-dire précisément celui qui ne peut guère dire « je » ni se définir comme un sujet de l’État souverain : dans sa forme revisitée, le concept « post-moderne » de sujet est particulièrement adapté pour comprendre la fluidité de l’être en déplacement et en transit – de l’être « étranger » ou de l’être « exilé », dont la fluidité et le caractère fuyant sont le plus éloquemment exprimés par les écritures de l’exil. D’une manière générale, l’œuvre de Franz Kafka et celle de Walter Benjamin, considérées comme telles, sont d’ailleurs devenues des observatoires privilégiés de cette question du sujet (cf. Guillaume Artous-Bouvet, Giorgio Agamben, etc.). Par son déracinement essentiel, le sujet de l’exilé serait la préfiguration du sujet globalisé, fuyant les pouvoirs souverains (mais, rappelons-le, toujours rattrapé par les pouvoirs économiques et les médias sans frontière).

Pour comprendre ce qu’il identifie comme une tentation typiquement contemporaine de Disparaître de soi, David Le Breton explore la voie d’une certaine « mort du sujet » en attribuant cette fuite à des sujets vidés de toute substance et morts au désir.

Byung-Chul Han reconnaît aussi dans le mal du siècle un mal du sujet hyper-moderne : constamment soumis à l’impératif de l’identité, l’individu serait aujourd'hui embarqué dans une lutte permanente pour la reconnaissance égoïste de son individualité : non pas mort mais bien malade, le sujet contemporain se dégraderait dans une fermeture aux autres et un narcissisme morbide.

Finalement, ce qui apparaît aux yeux de beaucoup comme un assèchement des sujets et la recherche d’appartenance à une communauté protégeant de cet appel du vide semblent passer pour deux dimensions étroitement articulées des troubles de l’individu contemporain, particulièrement visibles chez les adolescents et les jeunes adultes, selon certaines études, et dont les violences de masses sont pour Nathalie Paton la manifestation la plus éclatante. Les assassinats de masse dans les écoles américaines seraient, au même titre que les modifications corporelles (scarifications, tatouages, piercings,…), l’expression d’un double jeu de renoncement à soi et de fixation identitaire, auquel on pourrait finalement rattacher les motivations de la jeunesse terroriste.

 

Par quoi remplir l’intériorité ?

D’autre part, reconduite à la perspective de l’émancipation, la notion de sujet reste un instrument fécond pour l’interprétation des enjeux du monde contemporain. En effet plusieurs ouvrages récents partent du constat (ou du postulat) que le monde irait mal du fait d’une intériorité défaillante du sujet.

Dans un article de 2014, Ahmed Boubeker rappelle que les « subaltern studies » se sont abondamment approprié la revalorisation du sujet chez le dernier Foucault, c’est-à-dire la substitution de la « subjectivation » au « sujet », pour les ressources d’émancipation qu’elle autorise vis-à-vis des identités substantielles : constater que les identités dominées se sont constituées comme telles dans un rapport de force, c’est aussi montrer quelle voie elles doivent choisir pour renverser leur infériorisation. Dans le même ouvrage, c’est l’occasion pour Jérôme Lamy de rappeler que l’ampleur de la réception de ces thèses réside aussi dans leurs potentialités politiques.

Les penseurs critiques se sont ainsi efforcés de renforcer la cohérence théorique de cet instrument d’émancipation. En 2011, le philosophe Etienne Balibar reprend la question posée à tous par son collègue Jean-Luc Nancy : « Qu'est ce qui vient après le sujet ? » Prenant acte, en somme, de « la mort du sujet », il attribue davantage à Kant qu’à Descartes la responsabilité d’avoir instauré l’image d’un soi « substantiel » et sur lequel se fonde la réalité du monde, ce qui ouvre la possibilité de repenser le sujet avec Descartes, quoique contre nombre de ses interprétations postérieures. L’enjeu de sa pensée fortement marquée par le marxisme est puissamment politique, puisqu’il s’agit toujours d’approfondir l’effort de se débarrasser du sujet souverain et de mettre à sa place un citoyen actif et exerçant ses pouvoirs.

Dans un livre paru en 2014, Pierre Macherey approfondit le problème du sujet sous l’angle de la philosophie politique et en parfait accord avec les thèses de Foucault, en essayant de tirer toutes les conséquences du principe en vertu duquel le sujet et les normes (sociales, juridiques…) se constituent dans un rapport de réciprocité. Pierre Macherey suggère ainsi que le premier effet des normes n’est pas de contraindre le sujet, mais déjà de former le sujet : elles empêchent moins d’être hors-norme qu’elles suscitent le désir d’être dans la norme, en amont de tout acte. Ce sujet est logé dans les relations, de savoir, de pouvoir… Chez ces auteurs, si le sujet est déplacé, et non plus stable mais changeant, il ne s’en porte donc pas moins assez bien.

Certains psychanalystes s’attachent aussi à construire un sujet cohérent avec leur pratique. Dans un ouvrage de 1994 traduit en 2014, Thomas H. Ogden affirme ainsi sa volonté d’instaurer le sujet comme pivot de l’analyse : son succès ne se dément guère depuis, ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec les modalités de la thérapie déployée par la psychanalyse, qui exige en quelque sorte comme condition d’existence un « sujet » sur lequel s’appuyer… Au sein du champ psychanalytique, des désaccords de fonds opposent ceux qui attachent plus ou moins d’importance, dans la constitution des « sujets » de l’analyse, à l’interaction avec leur environnement au sens le plus large (historique, social, familial…) et ceux qui ne s’y attachent guère. Il faudrait, à cette occasion, revenir sur la lecture des œuvres de Sigmund Freud, dans leur attention ou non au « sujet » issu de l’âge classique, dans lequel les patients ont été formés. On note, cependant dans le cas de Thomas Ogden une volonté de dépassement de l’opposition : si le sujet demeure un postulat nécessaire, du moins y accéder suppose-t-il tout aussi nécessairement une interaction marquée par les conditions historiques et culturelles dans lesquelles survient à chaque fois cette expérience.

Si le « sujet » et l’« acteur » sont d’abord des questions de philosophie et de sciences sociales, Guillaume Artous-Bouvet rappelait en 2015 que la littérature a aussi sa manière d’interroger les énoncés qui assignent à des identités stables. À la suite de Dominique Rabaté, (Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, 2004), parmi d’autres, il analyse à travers les œuvres d’Arthur Rimbaud, Marcel Proust ou Jean-Paul Sartre comment l’écriture expose et met à nu une capacité d’invention de soi, qui est bien celle d’un « sujet », mais d’un sujet primesautier et folâtre dont les jeux consistent précisément à glisser sur toutes les certitudes et les identités qui donnaient consistance au sujet classique. « Je est un autre », écrivait le poète de Charleville : le sujet n’est pas fictif, mais il est une invention permanente.

Si les théories politiques, psychanalytiques, littéraires et autres se débrouillent chacune avec l’héritage compliqué de la révolution du sujet en fonction de leurs propres enjeux, toutes semblent donc prendre acte que rien ne sera jamais plus pareil, mais qu’il convient aussi de rétablir un ordre en empruntant une voie moyenne – d’où le relatif effacement de Deleuze, Barthes, Lacan et le premier Foucault au bénéfice du second Foucault.

 

L’être sujet et le commun

Finalement, et paradoxalement, des voix assez articulées pour sortir de la voie frayée par la « mort du sujet » s’inspirent de traditions philosophiques marquées par la théologie : comme si un rationalisme excessif, marqué par les partitions sujet-objet et sujet-souverain, ne pouvait être dépassé qu’en renouant avec une dimension sacrée mise à l’écart par la modernité.

Dans L’Epreuve du collectif (Verdier, 2016), Gilles Hanus s’intéresse moins à la question du « sujet » qu’à ce qu’il s’agit d’inventer pour combler le vide et la désespérance sur laquelle ouvre la solitude de l’homme post-moderne. Or c’est du côté d’Emmanuel Levinas qu’il oriente sa recherche, et dans le concept d’« élection » forgé en référence à la théologie juive. Cette relecture de Levinas, qui renoue déjà avec une certaine phénoménologie, est aussi une façon de rendre compte de l’« unicité » de chacun d’entre nous, précisément en l’inscrivant dans le « collectif ». Cette piste également suivie par Alexis Nouss (voir plus haut) revient ainsi à renouer avec une philosophie du sujet, mais d’un sujet en relation – non pas substance, mais atome à la fois irremplaçable et inséparable du tout. L’implication concrète de cela est que si le sujet est voué à occuper une position inconfortable dans les communautés économiques comme dans les communautés politiques établies, la liberté véritable se trouve dans la fuite perpétuelle vers une « communauté d’étrangers », où chacun tente de vivre son unicité.

On retrouve cet écho aux thèses d’Hannah Arendt sur la communauté des apatrides (donc des anti-sujets…) dans l’œuvre du philosophe critique italien Giorgio Agamben. À rebours de la plupart des disciples de Foucault, celui-ci n’a pas non plus renoncé à l’héritage de Deleuze, dont il assume toute la radicalité. Dans sa grande œuvre Homo Sacer, il s’attache à retracer la genèse du « sujet » dans la tradition philosophique occidentale depuis les premiers détournements de la naturalité grecque initiés par Aristote, et à travers les élaborations décisives de la pensée chrétienne. Mais au contraire de l’« historien » Foucault, il tient soigneusement cette généalogie des concepts à l’écart des faits qui constituent les réalités socio-politiques, incarnées par des hommes, et dont la considération risquerait en somme de « sauver le sujet ». Dans sa perspective fortement marquée par Heidegger, l’apparition du « sujet » est le résultat d’une mutation au long de laquelle l’Occident aurait inventé un « devoir-être » assignant chacun à une identité impérative. La tâche de la post-modernité serait alors de tendre à nouveau vers un « être » plus authentique, où logent aussi bien la vérité (irrémédiablement et nécessairement perdue) que la liberté (essentiellement désœuvrée) et une forme authentique de bonheur (exclusivement contemplatif). Or cet effort passe par la liquidation définitive des conceptions du soi élaborées dès après Platon. C’est dire qu’Agamben développe mais aussi radicalise les thèses de Foucault par le constat que rien – pas même la « subjectivation » – ne peut sauver le « sujet » des certitudes nécessairement biaisées, ou des impératifs identitaires non moins nécessairement malheureux auxquelles ces conceptions de l’« être-soi » voueraient les (post)modernes. Puisqu’il faut bien dire « ce qui vient après le sujet », Agamben nous invite alors à devenir les expérimentateurs et les spectateurs de « formes de vie » toujours réinventées – un peu à la manière des poètes archaïques purs des contagions de l’écriture, ou du renoncement à « soi » opéré par saint François. Il exhorte les contemporains à prendre définitivement congé du sujet classique en relisant un peu plus attentivement Friedrich Nietzsche (comme y invitent les auteurs d’un manifeste collectif dirigé par Dorian Astor et Alain Jugnon), Baruch Spinoza surtout, et même Gottfried Wilhelm Leibniz… Tous ceux (ou presque) qu’a commenté Deleuze. En 2017, la question du sujet posée dans les termes des années 1970 est donc loin d’être refermée…

Si les enchevêtrements de la tradition philosophique peuvent sembler indémêlables, des auteurs comme François Jullien proposent de renoncer à affronter le problème du sujet et de l’objet et de le contourner en s’inspirant de traditions de pensées différentes. S’il est vrai que ce couple conceptuel s’enracine, comme le suggère Philippe Descola, dans les catégories profondes de la pensée occidentale (Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005), le meilleur moyen pour revenir en amont de la philosophie – comme Agamben l’appelle de ses vœux – est peut-être de puiser dans la philosophie de la Chine Antique ou d’ailleurs, les ressources pour accéder à une autre forme d’intériorité. François Jullien poursuit ainsi cette déconstruction du sujet occidental par le détour de l’ailleurs dans Il n'y a pas d'identité culturelle (L’Herne, 2016), de même que Jean-Baptiste Brenet explore les potentialités philosophiques qu’Averroès offre, avec son « je fantasme », pour revisiter le « je pense » de Descartes. Dans tous les cas, cette voie, comme les précédentes, montre à quel point la « liquidation » du sujet ouvre la voie à une restauration non moins problématique de la « croyance ».

 

La trajectoire de la subjectivation

Même si aucune archive de Nonfiction n’y renvoie encore, on ne peut cependant pas clore cette cartographie des pensées du sujet sans évoquer Rancière, dont les concepts de « subjectivation » et d’émancipation suscitent toujours de nouveaux usages, à côté de ceux que stimulent les concepts de Foucault.

D’un côté, Foucault distingue plusieurs formes de subjectivité : certaines impriment une soumission ou un assujettissement à des formes objectivées de relation de pouvoir, mais la « subjectivation » au contraire pourrait en constituer la critique. Toutefois Rancière, après lecture de Foucault, fait un autre usage du même terme. Le sujet de la subjectivation (celui qui prend part, celui qui affirme « je suis capable de… »), le sujet politique même, n’existe pas avant l’action (révolte, soulèvement, arrachement, décrochage), comme sujet déjà constitué qui se lance ensuite dans la politique. Et son acte de « subjectivation » ne consiste pas en une prise de conscience – celle d’un « en-soi » qui deviendrait « pour-soi » et reviendrait à soi – édifiée grâce au secours de la théorie, enfin apportée à lui de l’extérieur, voire par le Parti. La logique de la subjectivation, qui ne cherche à en définir néanmoins aucun modèle exclusif, se joue dans l’action elle-même : dans l’action par laquelle tel ou tel être humain se dés-identifie et se déclasse par rapport à un partage du sensible donné, en faisant jouer le savoir dans l’action elle-même.

Soulignons, chez Rancière, l’originalité de cette thèse par rapport à chacun des propos relevés dans cette introduction à la liste des ouvrages récents portant sur la question du sujet. La subjectivation est un processus, la formation d’un soi (une relation) à la place d’un « moi ». Autrement dit, la logique de la subjectivation politique renvoie à une « hétérologie », une logique de l’autre. Elle implique le refus de l’identité attribuée par un autre ainsi que des assignations. La subjectivation signe l’entrée dans la politique : des ouvriers au XIXe siècle, des femmes, des noirs… Autrement dit, le « soi » se construit comme « sujet » à partir de la présupposition de l’égalité (et donc du traitement d’un tort) : « Un processus de subjectivation est ainsi un processus de désidentification ou de déclassification ». La démocratie est le mode de subjectivation par lequel existent des sujets politiques. Il ne s’agit donc pas de l’acte d’auto-réflexion d’une entité existante déjà pour elle-même. « Par subjectivation, on entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donné, dont l’identification va de pair avec la refiguration du champ de l’expérience » (La Mésentente, Galilée, 1995).

 

* Retrouvez ici la liste des ouvrages utilisés pour cette « Idéographie ».

 

A lire également, la première partie : Le « sujet », cinquante ans de débat.