Etienne Balibar relie tout au long de ces articles et interventions ici rassemblés le concept de Citoyen, issu de Hobbes et celui de Sujet pensant, issu de Descartes, en cheminant à travers l'histoire de  la pensée. Un décentrement de la philosophie politique qui nous montre l'imbrication entre anthropologie philosophique et conception de la Cité.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Etienne Balibar n'a plus besoin d'être présenté, du moins le croyait-on avant de lire le dernier ouvrage publié dans la collection "pratiques théoriques", tant celui-ci permet d'achever le portrait du philosophe et de percevoir la dimension réelle de son oeuvre.
La pensée de Balibar excède dorénavant celle de l'excellent commentateur de la tradition politique pour devenir bien plus : une archéologie du sujet qui éclaire la naissance moderne du citoyen.
Le philosophe politique Balibar demeure bien entendu un spécialiste incontesté de Marx et de Spinoza, un lecteur particulièrement fin du Capital, ayant participé au célèbre ouvrage dirigé par Louis Althusser, comme un interprète inspiré du traité politique.
Il révèle simplement à l'occasion de cette parution, à un public plus vaste un pan moins connu de son travail.

Le terme habituellement usité d' «ouvrage» est d'ailleurs particulièrement impropre à restituer, en l'espèce, le cheminement qui nous est livré au fil de pages construites par l'adjonction d'une série d'interventions et d'articles, espacés dans le temps.
Ces chapitres mis bout à bout révèlent le parcours d'un esprit en recherche, aux prises avec une démarche que l'on pressent liée à une problématique presque intime, celle du rapport entre le "Je" et le "Nous".
Ce qui fait tout le prix de cette entreprise, c'est justement sa cohérence sur la longue durée autant que son extrême rigueur qui n'a d'égale que l'audace de bien des interprétations novatrices.
On a souvent l'impression que Balibar rapproche à la manière de silex, deux notions éloignées pour en faire jaillir une étincelle et éclairer ainsi de amnière neuve un problème que l'on croyait épuisé.

Ceux qui n'ont pas suivi de près la carrière du philosophe, mais en connaissent les traits les plus saillants, découvriront donc ici une identité autre-les mots ont leur importance- qui demeure néanmoins intimement reliée à ses travaux précédents.
Comme le montre Balibar lorsqu'il évoque un texte de Locke traduit par ses soins, la différence est fondatrice d'identité. A travers cette réflexion sur le sujet-citoyen, c'est sa propre philosophie dont Balibar entreprend le déplacement.

Sujet contre Sujet, la question sophistique

Le point de départ théorique de la démarche initiée par Balibar commence par une question posée par Jean-Luc Nancy, question -amicalement-qualifiée de sophistique par l'auteur: Qu'est ce qui vient après le sujet ?
Sophistique, en ce sens qu'elle appelle un raisonnement fondé sur l'exploration du mot de « sujet » et de sa polysémie.
Balibar décide ainsi de répondre sophistiquement en jouant sur les mots et de politiser la question. Il traite ainsi du « sujet » conçu non comme « Je » mais comme objet d'une théorie de la souveraineté politique liée à une conception de la transformation du Sujet, au sens de l'Ancien régime, à celui de Citoyen, au sens de la Révolution française.

En un temps où la notion de sujet est attaqué de toute part, pris en tenaille par la déconstruction post-heideggerienne et par le structuralisme, sans parler de la psychanalyse, l'interrogation vise à savoir si un concept quelconque peut remplacer le concept de sujet issu , selon la tradition philosophique classique dont Balibar s'écarte, du cogito cartésien et pour reprendre une terminologie husserlienne,de l'ego monadique qui en découlerait.
Mais, cette question vise également à savoir si un tel concept peut également remplir une fonction centrale en tant que socle d'une nouvelle anthropologie politique.
Une telle architecture conceptuelle permettrait de conserver l' « Homme » comme concept à même de rendre compte de la dimension politique et sociale de l'individu autant que de sa faculté cognitive et ce, au-delà de l' inextricable lien issu du kantisme avec le sujet transcendantal, lien qu'il s'agit de dépasser au sein d' une anthropologie philosophique refondée, seule capable de penser la dualité entre sujet et citoyen.
Il faut donc aborder le problème de biais.

Il semble que la question à laquelle Balibar cherche fondamentalement à répondre à travers sa démarche, porte sur les conditions dans lesquelles une anthropologie philosophique peut se continuer après la mort du sujet.
Pour cela, il faut donc procéder à une nouvelle lecture historique qui vise à découvrir que le ce n'est pas le cogito qui fonde la conception transcendantale du sujet mais bien sa lecture par Kant, qui, incidemment, est devenue la doxa de l'histoire philosophique et recouvre le texte originel d'un sédiment falsificateur.
Cela permet donc de penser les cogitationes autrement que sous l'angle du Je et de modéliser un ego qui ne soit pas nécessairement solidaire d'un sujet transcendantal.

Fidèle à une méthode dont il ne se départira pas, Balibar interroge linguistiquement les textes originaux pour en discerner la signification originelle en une tabula rasa qui ignore ainsi,souvent avec bonheur, les querelles d'interprétation pour proposer un regard neuf.
Après avoir évacué la thèse du sujet cartésien, il peut ainsi par un second mouvement entreprendre d'explorer comment les articulations conceptuelles du sujet ont influé le concept de citoyen.
En effectuant un va-et-vient permanent entre les termes latins de subjectus et subjectum, il établit un lien subversif entre le sujet, concept politique, lié à l'obéissance au souverain comme chez Hobbes, et le sujet, concept philosophique dont on questionne la substantialité chez Hume ou Locke, par exemple.

Le lien entre l'empirisme et le libéralisme politique de Locke est ainsi éclairé d'un jour nouveau et le concept de souveraineté devient un axe central de réflexion qui permet un passage de l'ordre de la philosophie de la conscience à la philosophie politique.
En poursuivant le fil de sa réflexion, Balibar en vient ainsi à montrer que le citoyen est habité des mêmes contradictions conceptuelles que le sujet.
Il vient néanmoins après le sujet sur lequel le souverain exerce son autorité, et se pose comme accomplissement au sein de l'espace du Politique d'une conception scindé du sujet comme Je, partagé entre le volontaire de la décision souveraine et l'involontaire des pulsions et désirs, dans une perspective freudienne ou empiriste, entre l'en-soi et le pour-soi dans une lecture hégelienne.
Le citoyen, pour sa part relève aussi de cette problématique, à la fois source de souveraineté et soumis à l'expression de la volonté générale qu'il produit lui-même, il est scindé.
Ainsi naît le concept de sujet-citoyen, qui abroge les limites entre subjectus et subjectum et invite à un kantisme sans sujet transcendental comme l'évoquait à propos de Lévi-Strauss, dans un contexte fort différent, Paul Ricoeur.

Le problème Jean Jacques Rousseau et l'évangile selon Hegel

Le commencement du livre n'est pas également sans faire songer à la démarche de Rousseau lorsqu'il rédige son Discours sur l'inégalité.
Cette volonté de répondre à une question, cet aspect de dissertation parfaitement assumé, ne sont pas de simples clins d'oeil.
Rousseau est une des figures tutélaires du livre en ce qu'il a exalté, de concert, réflexion politique et introspection psychologique.
C'est sous son signe que l'on peut placer la réflexion de Balibar lorsqu'il aborde les diverses acceptions du terme de souveraineté, non seulement souveraineté populaire, nationale, mais aussi souveraineté du sujet pensant au regard des théories concurrentes et alternatives de Locke à Freud .
Ce parcours parallèle des conceptions de la conscience et de la scission du « je » et de la souveraineté politique, perdure chez Rousseau jusque dans ses oeuvres les moins suspectes de théorie politique.

Balibar s'intéresse ainsi à la structure de La Nouvelle Héloïse où il discerne, dans l'échafaudage même du roman et dans le choix narratif de la forme épistolaire, des formes d'illustration d'une conception nouvelle du sujet fondée sur un questionnement de la souveraineté du « Je ».
Le roman serait structuré selon des oppositions gémellaires de couples de personnages.
À l'intérieur de ces oppositions, les couples symboliseraient la dialectique du volontaire et de l'involontaire, la souveraineté de la maîtrise des désirs confrontée à la dépossession du sujet par le sentiment amoureux.
Saint-Preux illustrerait ainsi d'une certaine manière le schéma politique de la souveraineté, expression d'un peuple qui doit s'y soumettre, réflexivité d'un sujet à la fois maître de son destin et soumis aux décrets de sa propre volonté.

Balibar, à travers Rousseau explore également le cheminement qui mène du « Je » post-cartésien à son exaltation romantique et à cette métaphysique du sujet qui va culminer dans le romantisme allemand pour connaître son impulsion première chez Fichte dont la philosophie du droit est surdéterminée par sa conception du sujet, mouvement qui se retrouve et se complexifie chez Hegel pour inclure l'Histoire dans la dialectique interne du sujet-citoyen.

Pour exemple des nombreuses et profondes réflexions sur Hegel qui parsèment le texte, on prendra ce parallèle, formidable de subjectivité, qui nous présente un Hegel poursuivant à sa manière son parcours hors de la Théologie dont il est issu vers la Phénoménologie de l'Esprit qu'il vise à édifier.

Balibar reconnaît lui-même que le rapprochement tenté au fil de ces lignes est repoussé par les experts consultés.
Il maintient néanmoins l'idée audacieuse qu'entre certaines figures narratives de l'Evangile selon Saint Jean "celui qui mange ma chair demeure en moi, et moi en lui" et la description de la conscience dans la phénoménologie de l' Esprit de Hegel, il existe des résonances certaines.
Le mouvement réflexif dialectique de la conscience évoquerait le balancement dialectique conceptualisant l' Incarnation en oeuvre dans l'évangile johannique.
Le Hegel qui apparaît alors est rendu dans toute la complexité d'un contexte historique et linguistique particulier qui expliquerait que sa pensée soit surdéterminée par des schémas implicites proprement inconscients.
La lecture de Balibar ,c'est aussi, et ce point est fondamental, la mise en oeuvre d'une conception contextualiste de la lecture des oeuvres liée à leur environnement historique et à un travail sur la langue d'origine.

Pour l'illustrer encore, dans un autre texte, Balibar consacre une étude serrée aux diverses occurrences et transformations des termes évoquant le "Je" et la conscience chez Hegel, qui culmine dans un tableau de correspondances et représente certainement une des études les plus accomplies consacrées à la dialectique entre le Sujet social-historique et l'Esprit comme fondement métaphysique, entre Principes de la philosophie du droit et Phénoménologie de l'Esprit. Locke subit ce même traitement.

Bien d'autres textes se révèlent passionnants comme cette découverte d'un échange entre Freud et Kelsen qui procède de la même problématique, où l'on apprend la tentative d'influence réciproque du philosophe de la « théorie pure du droit » et de l'inventeur de la psychanalyse autour du sujet de droit, de la souveraineté et de la conception du sujet issu de la psychanalyse.

Une étape indispensable dans la lecture de Balibar

Balibar soumet son commentaire philosophique à une méthodologie dont le caractère rigoureux et l'honnêteté intellectuelle sont proprement exemplaires.
L'ensemble des textes regroupés dans ce volume nous expose ainsi la continuité d'une réflexion liée au politique mais qui prend vis à vis de lui des détours, des chemins de traverse à travers le domaine de la Conscience pour mieux revenir à la définition de la Citoyenneté et en faire la généalogie.

Depuis « La proposition de l'égaliberté », Balibar emploie dans sa sémantique le produit du dépassement dialectique des oppositions, mouvement constitutif d'un concept synthétique qu'il nous soumet, non plus cette fois à propos de valeurs collectives cardinales, mais à propos de ce qui fonde la subjectivité dans l'espace du Politique et de la Connaissance et permet de faire le lien entre ces deux domaines.
Cette résultante est le produit du mouvement même qui anime cette pensée puissamment dialectique et qui s'incarne au final dans l'émergence d'un concept novateur à la conjonction de deux logiques distinctes.

Il est certain que l'on ne pourra désormais plus appréhender le travail du philosophe sans se confronter à cet ensemble remarquable, souvent difficile, véritable modèle de démarche exigeante que l'on souhaiterait voir imiter par nombre de philosophes