Faut-il lire Nietzsche pour devenir profondément contemporain ? C’est la question qui a mobilisé 17 auteurs.

Il y a un quart de siècle, la philosophie de Nietzsche était l'objet d’un livre au titre très unifiant et va-t-en guerre : Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ? (Grasset et Fasquelle, 1991). Certains auteurs - Roger Legros, Philippe Raynaud et Vincent Descombes - s'y livraient à un dépouillement de la complexité de cette pensée, tandis que d'autres - André Comte-Sponville, Luc Ferry, Alain Renaut et Pierre-André Taguieff - se livraient à une opération de réfutation un peu sommaire, visant d’ailleurs moins Nietzsche lui-même que ses "disciples" français du XXe siècle : Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Vingt ans plus tôt, Deleuze, Derrida, Jean-Michel Rey et d'autres avaient en effet publié les Actes du fameux colloque de Cérisy dans lesquels ils soulignaient toute l'actualité du philosophe   .  

Le titre de ce nouveau Pourquoi nous sommes nietzschéens ?  consiste en un rappel évident de ce moment. Dix-sept auteurs reprennent donc la plume, plus de 20 après, afin de contredire les précédents. L’actualité de la philosophie de Nietzsche est-elle si patente qu’il faille revenir sur elle de cette manière ? Des publications nouvelles ont-elles donné lieu à des remaniements centraux ? Des traductions plus précises sont-elles advenues, qui requièrent un tel geste ? Ce n’est pas tout à fait clair, sinon à souligner que les éditions de Nietzsche sont encore à retravailler et que nous ne disposons pas du corpus entier, en France du moins. 

Mais la question centrale n’est sans doute pas là. « Être nietzschéen » ou ne pas « être nietzschéen », telle est apparemment l’angoisse de l’époque. Encore faut-il tout de même réfléchir à cette proposition. « Être nietzschéen », cela ne peut avoir d’autre signification que celle-ci : s’identifier à cette pensée, se mettre à écrire à la manière de Nietzsche, croire aux vérités qu’il assène, adhérer à ses propos. « Ne pas être nietzschéen », cela ne peut consister qu’en un refus, dont la propriété est finalement la satisfaction de se définir en insistant sur ce qu’on n’est pas. C’est dire combien ces deux positions se renversent seulement, et combien à cette réponse absurde il est sage, comme le fait ici Monique Dixsaut, de se dispenser de répondre par oui ou par non. Mais alors, en quoi consiste cet ouvrage ? 

 

Inciter à lire Nietzsche 

En fin de compte, ce recueil suscite moins le désir d’être ou ne pas être nietzschéen, qu’il ne pousse le lecteur à revenir aux ouvrages de Nietzsche et à tenter d’actualiser sa pensée. Ce qui constitue évidemment un bien meilleur parti pris que celui énoncé par son titre. Être nietzschéen reviendrait certainement à relever d’une communauté particulière, entraînant le risque bien connu d’y retrouver des « chefs » ou des « autorités », voire des « papes » (cf. André Breton et le surréalisme), imposant un contrôle du commun à proférer. 

Les articles de ce recueil ne cessent d’avertir le lecteur des pièges à lui tendus en ce sens, devenir « disciple » n’en a justement aucun. Ils répertorient les obstacles à l’approche de l’œuvre : déclarations d’incohérence, méfiance envers la métaphore, appel à trier entre les « bons » textes et les textes « suspects », décrets portant condamnation d’avance de tel ou tel trait (Nietzsche et les femmes, les juifs, etc.). Dans ce dessein, ils insistent sur la réception de Nietzsche dans l’histoire qui fut la sienne, sur les simplifications auxquelles elle a donné lieu, sur les trafics imposés par la sœur de Nietzsche aux manuscrits de son frère. 

Lire Nietzsche, ce serait alors apprendre d’abord à supporter les torsions infligées au cours automatique de l’intelligence du lecteur, les interruptions soudaines du cours du discours, les petits sauts qui ont pour particularité de surprendre une attention trop flottante. Nous sommes très loin des applaudissements ou des dénonciations. L’art ni la pensée ne sont rien que l’on doive applaudir. 

 

Le lire dans quelle édition ? 

Bien sûr, il faut en passer par ce point essentiel. Il a fallu un long et lent processus de « nettoyage philologique » pour rendre possible une lecture de Nietzsche, après les manipulations du nazisme : nettoyer les documents, fixer des textes fiables, dénoncer les censures, comprendre que certains « textes » n’existent pas sous la plume de Nietzsche, ... Karl Schlechta s’y est attaqué, il a frayé la voie à Giorgio Colli et Mazzino Montinari, et à leur édition critique. Désormais de surcroît, nous disposons d’autres éditions encore plus récentes, critiques et documentées. 

L’article de Giuliano Campioni raconte ainsi pour les lecteurs récents comment le travail d’édition de Nietzsche a été accompli, comment la route de Nietzsche n’a plus croisé celle du nazisme et de sa sombre mythologie, depuis ce temps (dès 1964). Chacun peut consulter encore la célèbre photo montrant Elisabeth (alors âgée de 88 ans), sœur de Friedrich, avec le Führer aux Archives Nietzsche de Weimar. 

D’ailleurs, même Colli et Montinari ont eu à s’en prendre à de nouveaux mythes nés autour de leur travail, aux alentours des années 1970. Il n’en reste pas moins vrai que la situation s’est améliorée et les lecteurs peuvent s’y retrouver s’ils consultent les dates de publication des ouvrages qu’ils approchent. La portée mystificatrice de certaines éditions, mêmes canoniques, a été démontrée et les études sur les textes se sont accumulées. 

 

Le lire en l’actualisant ? 

Un meilleur cadrage d’incitation à la lecture pourrait consister à souligner que la lecture de Nietzsche peut aider à vivre, peut donner à vivre, promettre plus de vie et sans doute une vie plus belle que celle du présent, au fond d’un monde meurtri et meurtrier. Sans doute, mais alors il convient de prendre rapidement conscience, à la lecture des textes du philosophe, de l’absence de chemin pré-tracé, comme des bienfaits d’une solitude qui ne saurait consister en un isolement. Prendre conscience par conséquent de la nécessité de s’arracher au présent. Mais par quel biais ? 

Qu’est-ce que le « Gai savoir », sinon cet exercice délicat par lequel on n’hésite pas – en changeant de rythme, en ruminant la pensée, en se laissant prendre et surprendre dans le fil de la lecture – à suspendre le sens unique, toujours dogmatique, et l’interprétation univoque, au profit de la multiplicité des interprétations, de la pluralité des possibilités divergentes, en fustigeant l’idée qu’existerait un sens en soi global, totalisateur des choses et des événements. 

Actualiser Nietzsche, sa pensée, cela ne revient pas alors à être ou n’être pas nietzschéen, mais à reconnaître que quelque chose se passe dans l’acte de créer et de recréer, conçu comme principe vital d’accroissement de soi qui porte le plus sûrement à aimer la vie, en s’affirmant soi-même. 

 

Le lire en créant 

Comment mieux cerner ce qui alors peut concerner un lecteur. Ici, il s’agit bien du biais par lequel s’arracher au présent. Ce biais ? L’art, bien sûr. Un principe qui consiste à prendre sur soi et à réaliser un impératif sans doute purement éthique (mais non moral). Celui de créer. 

Sur ce plan, on peut suivre plusieurs chemins, il est vrai. Des articles de ce recueil nous conduisent vers Martin Heidegger, d’autres vers l’art contemporain, d’autres encore vers des distinctions désormais connues : il faudrait donc différencier l’œuvre du produit, et le produit de la création artisanale manuelle, etc. Le lecteur pourrait à cette occasion entreprendre une recherche sur son temps qui aurait de l’intérêt et consisterait à demander à des artistes en quoi et comment ils peuvent se sentir nietzschéens, ou en quoi ils se réclament (encore ?) de Nietzsche. L’entreprise mériterait d’être conduite. Elle aurait pu faire l’objet d’un article dans ce recueil, ce qui permettrait d’éviter les discours autour de Nietzsche qui ne cessent de parler d’art sans jamais parler des œuvres. 

 

Lire et devenir 

D’une manière ou d’une autre, la question de l’imagination est impliquée dans celle de l’art, telle qu’elle est posée par Nietzsche. Ce qui signifie que pour le philosophe, ce qui a longtemps été pris pour « une folle du logis » (l’imagination telle que définie par Blaise Pascal par exemple), ne doit pas être expulsée mais valorisée. Encore faut-il saisir ici qu’il ne s’agit guère de parler de l’imagination supposée reproduire la réalité, selon la distinction d’Immanuel Kant, mais de l’imagination qui est détachée de tout, démente, enchevêtrée à la perception, conformant alors le monde au désir (et non l’inverse, comme il en va chez René Descartes). En un mot, il s’agit de l’imagination créatrice, de celle qui perfuse en quelque sorte les actions que nous conduisons dans le monde. 

Loin, donc, de conjurer les puissances de l’imagination, il nous faut les installer au cœur de notre existence, et comprendre que le monde imaginaire n’escamote pas la réalité (ce qui suppose un arrière-monde), mais produit de la réalité lorsqu’il est refoulé, la réalité d’un monde plat, inerte qui est notre lot quotidien. 

Elle est même puissance de devenir, de changement. Tout véritable changement supposant, de son côté, une relance créatrice permanente. 

 

Lire parce qu’on ne peut pas ne pas le lire 

Enfin, cet appel à la lecture des œuvres de Nietzsche que provoque ce recueil rend sensible à la nécessité de ne pas aller trop vite sur certains préjugés accolés au philosophe. C’est même une femme – deux seulement écrivent dans ce volume -, Avital Ronell, qui défend l’idée que l’on se trompe sur le statut des femmes chez Nietzsche, et des femmes intellectuelles notamment. 

Et que dire de la fascination provoquée chez certains par la lecture des œuvres ! Mais pour terminer cette chronique, mieux vaut rendre la parole au philosophe qui, ne parlant pas uniquement de la lecture, mais d’elle aussi, affirme : « Que dit ta conscience ? » : « Tu dois devenir ce que tu es ». Si l’immobilité est le privilège des dieux et des héros (au sens grec de ces termes), le devenir annonce (à la manière de Zarathoustra) qu’une vie semble commencer

 

 

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