Une lecture renouvelée de Nietzsche qui sonne comme un nouveau départ dans l'histoire de l'interprétation du philosophe allemand.

S’il est un principe fondamental de la critique littéraire du XIXe siècle et de l’herméneutique contemporaine dont nul ne chercherait plus à discuter la pertinence, c’est celui qui consiste à ne pas dissocier, dans l’étude d’une œuvre, la signification immanente de l’œuvre elle-même de l’histoire de sa réception et de l’influence qu’elle a pu exercer.  Le "travail de l’histoire" (pour reprendre la traduction que propose Jean Grondin du concept gadamérien de Wirkungsgeschichte) désigne aussi bien la manière dont la postérité a "travaillé" consciemment l’œuvre de tel ou tel auteur, c’est-à-dire la manière dont elle l’a lue, interprétée, utilisée, que la manière dont elle a été "travaillée" par son œuvre, le plus souvent à son insu, en recevant de cette dernière une impulsion conduisant à un élargissement décisif de son horizon de compréhension.

Entre toutes les philosophies qui ont marqué le XXe siècle, celle de Nietzsche est assurément la plus significative sous ce double rapport. L'histoire de la réception de son oeuvre n'est en effet comparable à celle d'aucune autre, ne serait-ce qu'en raison de son appropriation spectaculaire par le national-socialisme, sur laquelle tout interprète, qu'il le veuille ou non, doit se pencher en se demandant ce qui, dans la pensée même de Nietzsche, a bien pu l’autoriser. Mais plus profondément, Nietzsche peut être tenu l’une des figures en laquelle la modernité s’est reconnue, l’un de ces très rares penseurs a avoir fédéré autour de lui des philosophes aussi différents les uns des autres que Heidegger, Jaspers, Deleuze, Foucault et Derrida, mais aussi des hommes de lettres tels que Malraux, Blanchot, Bataille, Klossowski, et même quelques peintres tels que André Masson.   

C’est pourquoi la publication d’un nouveau livre sur Nietzsche n’est jamais tout à fait anodine, surtout en France où l’histoire du commentaire nietzschéen se développe à présent depuis plus d’un siècle (en prenant pour repère la publication de la première biographie de Nietzsche par Daniel Halévy en 1909). Mais rectifions immédiatement : le livre d’Emmanuel Salanskis n’est pas un livre de plus sur Nietzsche. L’auteur – ancien élève de l’ENS, agrégé et docteur en philosophie, directeur de programme au Collège international de philosophie, et actuellement chercheur au laboratoire SPHERE du CNRS – est porteur d’un projet sur Nietzsche, ce qui est tout différent. L’ouvrage qu’il publie ces jours-ci n’offre qu’un premier aperçu du travail qu’il a effectué sur le philosophe allemand, qui sera bientôt suivi par la publication de son excellente thèse de doctorat soutenue en 2011 intitulée L’épreuve de l’élevage dans la pensée de Nietzsche.

En quoi consiste ce projet ? D’abord et avant tout en une relecture de Nietzsche qui ne fasse pas bon marché des intentions de l’auteur et qui prenne la juste mesure de la difficulté des textes qu’il nous a laissés – en commençant par se limiter aux textes signés par Nietzsche, par exclusion donc du montage éditorial posthume que constitue La volonté de puissance qu’Emmanuel Salanskis ne cite jamais, qui ne figure pas même dans la bibliographie des œuvres de Nietzsche utilisées, et dont l’auteur va jusqu’à dire qu’il faudrait purement et simplement en retirer du marché les diverses éditions encore en circulation   . En rupture avec une certaine tradition d’interprétation, notamment française, avec laquelle il s’explique dans le troisième et dernier chapitre de son essai   , qui a eu trop souvent tendance à chercher dans Nietzsche une source d'inspiration que l'on accepte éventuellement de trahir jusqu'à un certain point pour en tirer quelque chose de neuf, Emmanuel Salanskis nous invite à apprendre à le lire en l’étudiant aussi rigoureusement et attentivement que l’on étudie Kant ou Aristote, c'est-à-dire sans complaisance, mais au contraire à bonne distance et avec une sorte de neutralité, en sortant d’une simple posture d’adhésion ou de rejet. On songe évidemment irrésistiblement au célèbre avertissement de Victor Delbos, au seuil de La philosophie pratique de Kant   , qu'Emmanuel Salanskis ne cite pas mais qu'il fait sien de toute évidence : "On est moins tenté d'incliner un système dans le sens où l'on se plairait à le contempler quand on a tâché de suivre de près le travail d'esprit par lequel se sont peu à peu défnies et enchaînées les pensées qui le composent ; on se défie certainement davantage de ces jeux de réflexion qui, sous prétexte de découvrir la signification profonde d'une philosophie, commencent par en négligr la signfication exacte". Il est remarquable que le philosophe allemand appelait clairement de ses vœux une telle lecture, comme il le suggérait dans une lettre de 1888 à Carl Fuchs, un musicien et musicologue dont il espérait faire son biographe : "Il n’est absolument pas nécessaire, écrivait-il, pas même souhaitable, de prendre parti pour moi à cette occasion : au contraire, une certaine dose de curiosité, comme face à une plante étrangère, mêlée à une résistance ironique, me paraîtrait une attitude incomparablement plus intelligente à mon égard"   .

La décision de méthode prise par Emmanuel Salanskis de livrer "les éléments d’une appréciation renseignée, qui ne relève ni de l’apologie ni du procès"   est ce qui distingue immédiatement son essai comme l’un des meilleurs publiés sur Nietzsche depuis nombre d’années, au moins depuis Nietzsche, le corps et la culture d'Eric Blondel   et Nietzsche et le problème de la civilisation de Patrick Wotling   , à la suite desquels il s'inscrit d'ailleurs – et disons le aussi, comme l’un des meilleurs de la collection "Figures du savoir" des éditions Belles-Lettres, qui nous a pourtant donné récemment un excellent Simondon (par Jean-Hugues Barthélémy) et un excellent Jonas (par Eric Pommier).

Plus profondément, et en liaison avec ce choix méthodologique, le projet d’Emmanuel Salanskis vise à élucider pour elle-même l’entreprise nietzschéenne telle que son auteur l’avait conçue, c’est-à-dire à la manière d’une "tâche" ou d’une "mission" consistant en une réforme de la culture. Comme il le montre de manière convaincante, l’enjeu qui traverse toute l’œuvre de Nietzsche, quelle que soit la périodisation que l’on adopte pour tenir compte de certaines transformations indéniables, est déterminé par la tâche de promouvoir les valeurs devant présider au développement humain, et plus précisément à l’émergence d’une forme de grandeur que Nietzsche pensera à la fin de sa vie sous les espèces du "surhumain". Le problème nietzschéen par excellence n’est ni la différence entre l’être et l’étant (conformément à la "surinterprétation métaphysique" qu’en donne Heidegger), ni l’invention du concept nouveau de généalogie (conformément à la lecture de Deleuze, qui confère ainsi au concept de généalogie une très discutable autonomie méthodologique par rapport à l’objet de la morale), mais la culture et le système de valeurs permettant d’en rendre possible la réforme.

Tel est le fil conducteur qu’Emmanuel Salanskis se donne pour proposer une relecture d’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, des premiers écrits de l’époque de Bâle, où Nietzsche commence sa carrière  universitaire, jusqu’à ceux de Turin, où il s’effondre le 3 janvier 1889. Lue dans cette perspective, il est loisible de voir que La Naissance de la tragédie (1872) amorce déjà une critique de la culture et de l’éducation allemandes du XIXe siècle, exprimant l’espoir d’une "renaissance de la tragédie" et un réveil de l’"esprit dionysiaque", tels qu’ils sont déjà annoncés par l’art wagnérien. Les Considérations inactuelles (1873-1876) et le cycle de conférences portant sur L’avenir de nos établissements d’enseignement (1872) prolongeront cette réflexion en se donnant pour objet d’analyse les forces culturelles qui s’opposent à un tel réveil, à commencer par celles que secrète et alimente le système éducatif.

Tel est le point de départ de la réflexion du jeune Nietzsche, mais telle est aussi la raison de son échec relatif, comme l’explique fort bien Emmanuel Salanskis : "On peut s’interroger sur les valeurs qui sous-tendent la posture critique du jeune Nietzsche. Existe-t-il chez lui une réflexion axiologique générale, qui ne se réduirait pas à l’adoption ou au rejet de certaines valeurs particulières, mais qui inclurait, plus radicalement, un examen des critères d’évaluation eux-mêmes ? Sur ce point, il semble que Nietzsche n’ait pas encore [au cours des années 1870] de réponse philosophique cohérente à offrir. (…) Nietzsche a déjà des valeurs, mais il n’a pas encore d’axiologie. (…) C’est seulement  au cours de la décennie 1880 qu’il développera ses deux pierres de touche axiologiques, la pensée de l’éternel retour et la généalogie de la morale"   .

L’"entreprise" nietzschéenne associe ainsi étroitement une production théorique et un projet pratique visant, non pas à la transformation de l’humanité, mais à l’émergence de quelques grands individus, compris comme un type supérieur d’homme dont Nietzsche pense, à partir d’Humain, trop humain (1878), qu’il est possible d’en favoriser le développement à l’appui des théories évolutionnistes dont, comme le dit justement Emmanuel Salanskis, Nietzsche est le premier penseur d’importance a avoir su tirer un réel bénéfice philosophique. Nietzsche se met alors à penser son entreprise de réforme culturelle sur le temps long de l’hérédité humaine et l’incorporation graduelle des habitudes en instincts, en référence à l’hypothèse lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis. C’est dans ce contexte théorique que Nietzsche élaborera pour la première fois le concept décisif d’"élevage" (Züchtung), en référence auquel il convient d’interpréter la démarche de généalogie de la morale judéo-chrétienne datant de la fin des années 1880 où Nietzsche soumet le christianisme à une critique impitoyable en tant que ce dernier a précisément échoué à s’organiser comme un élevage, c’est-à-dire en tant qu’il ne s’est pas soucié de transformer le type héréditaire de l’animal-homme, de modeler la spontanéité et les instincts. Non pas que les cultures chrétiennes n’aient pas, à la longue, transformé les hommes jusqu’à un certain point : comme l’indique Par-delà le bien et le mal (1886), le malheur est que le christianisme a bel et bien "fini par élever une espèce d’homme" mais une espèce "rapetissée, presque risible, un animal de troupeau", produisant de la sorte un élevage inintentionnel.

C’est ce concept d’élevage, qui n’était pas certes ignoré de la littérature critique nietzschéenne à ce jour, dont Emmanuel Salanskis propose une élucidation magistrale sans précédent dans son travail doctoral encore inédit, en démontrant avec force qu’il constitue le véritable point focal autour duquel s’organise toute la réflexion de Nietzsche. S’il est vrai que chaque thèse et chaque monographie s’efforcent à leur manière de convaincre de la centralité du thème d’étude retenu, il faut avouer que très peu de lectures de Nietzsche ont donné ces dernières années le sentiment de rendre pleinement justice à leur auteur, en le lisant tel qu’il demandait à être lu, à l'exception notable du remarquable essai de Dorian Astor Nietzsche, la détresse du présent    . Le livre d’Emmanuel Salanskis n’est pas un livre de plus – le dernier d’une longue série, mais peut-être plutôt le premier d’une toute autre. Amis nietzschéens, retenez ce nom : Emmanuel Salanskis!