Une étude claire et rigoureuse de la pensée nietzschéenne, un livre qu’il fait bon de lire en ces temps de gris politique.

"Ma préoccupation la plus intime a toujours été en fait le problème de la décadence."

À l’appui d’une thèse   de Doctorat d’État ès Lettres soutenue en 1991 et intitulée " Le Futur dans l’œuvre de Nietzsche ", Nietzsche. Cinq scénarios pour le futur   de Philippe Granarolo déroule une philosophie de l’avenir à laquelle son " essai "   tente de restituer l’unité et de donner une cohérence. Car, nous dit-on, cette tâche incombe aux lecteurs du texte nietzschéen et aux chercheurs qui en feront profit : " Une lecture critique de tous les derniers écrits, publiés et inédits, séparant nettement ce qui relève de la poursuite des investigations majeures menées par le penseur lucide et ce qui est le produit du cerveau délirant, reste à faire et sera l’une des tâches des interprètes à venir. Mais nous voudrions cependant jeter les bases qui devraient permettre d’accomplir un jour ce travail nécessaire. "   .

Actualité de Nietzsche, d’une philosophie dont l’intuition fondamentale est celle d’une vision du futur. C’est sans détour et sans concession qu’on nous l’indique : " tous les textes nietzschéens, sans exception, doivent être lus comme des textes consacrés à l’avenir de l’homme et de la civilisation. "   . Prendre au sérieux l’évaluateur et philosophe de l’avenir – " le philosophe-prophète "   – pour qui le devenir côtoie intimement l’originel et pour qui la pensée fait retour pour mieux s’élancer, c’est en bien percevoir l’originalité (pp. 13, 17, 57, etc.).

Retour donc au passé pour appréhender l’avenir, comme l’établit la lecture des figures oraculaires – la pythie et l’haruspice – du texte nietzschéen. Retour, et rappel de ce que fut notamment le mythe   pour celui qui se fit étranger au présent ; rappel aussi de la position politique   de celui qui craignit aussi pour l’avenir européen. Celui qui avait le sentiment de vivre un moment crucial de l’évolution de l’humanité tendait toute sa pensée vers la culture ; telle était sa mission.

L’exposé des cinq scénarios de la futurologie nietzschéenne – renaissance de la civilisation, règne des esprits libres, dégénérescence de l’espèce humaine, perspective du surhumain, " grande politique " – accompagne la périodisation des œuvres et concepts (individu, etc.) ; et l’évolution du philosophe (un Nietzche romantique, positiviste, etc.) de se réfléchir dans ses hésitations et ses confirmations dont l’exposé dégage des invariants (par exemple à la page 154)), y compris sous une forme hypothétique   . Au passage, l’exposé balaye les lectures déplacées (de Heidegger, de Lipotvetsky, etc.) en contresens d’une œuvre se faisant souvent dans la dispersion et parfois dans la confusion ; les dernières pages du livre inquiètent la lecture éperdue d’unité, entretissant les textes d’un être qui a pourtant pensé la folie selon un perspectivisme ne tenant plus à la fin tragique de son existence.

Cheminer avec l’auteur du Zarathoustra, c’est semble-t-il tirer des fils, suivre des lignes de pensée qui n’aboutissent pas toujours. Aporie du nietzchéisme ? Limites d’une grande philosophie ? Ce n’est pas en ces termes que le lecteur et commentateur raisonne ; c’est un trajet qu’il ré-effectue en compagnie d’un penseur sensitif et intuitif rêvant une communauté de culture. De fait, la prospective nietzschéenne se dote d’une méthode : " repérer dans les forces qui animent le Soi le reflet de l’avenir, […] se mettre à l’écoute du corps et […] laisser ainsi se révéler, en leur donnant l’occasion d’atteindre leurs limites, les instincts les plus profonds qui mènent le jeu de la civilisation, […] inverser le temps en s’installant dans le futur pour évaluer le présent. "   . Et les prophéties de s’accomplir par la lecture dans le présent cinématographique   . Et le futur de revenir du passé, comme Nietzsche de Platon (et de Socrate)  que Philippe Granarolo, comme Patrick Wotling   qu’il a lu, rapproche en dépit du " platonisme inversé " sous lequel le philosophe visionnaire s’affichait en philosophe-artiste.

C’est à aussi à l’aune d’un programme de renversement des valeurs qu’il faut mesurer à quelle échelle du temps Nietzsche pense, c’est-à-dire interprète et évalue. L’évaluation des forces biologiques et culturelles sert une futurologie qui pose la question de l’État, question sans réponse comme on le lit à la page 125. Et si est soulignée " la poétique invention du Surhumain "   , est hélas également soulignée le " délire politique final "   .

La maladie emportant l’homme, ce dernier ne mène pas à bien une pensée indépendante dont l’ampleur a quand même de quoi nous éblouir : " il a jeté sur le présent un regard si perçant qu’un siècle après lui aucune analyse approfondie de notre époque n’a pu être conduite qui ne soit la répétition, ou du moins qui ne s’inscrive pas dans le prolongement direct, de son herméneutique. "   .

Actualité de Nietzsche, enfin