Un ouvrage de référence sur le caractère rare et précieux de l'attention à notre époque d'information surabondante.

Oui, vous avez bien lu, on trouve dès la première page du livre d’Yves Citton un parfum d’autoréférence, ou un saisissant point de capiton : la ligne que vous lisez vous parle de ce que vous êtes en train de faire (attention !), comment, à quoi marche celle-ci ? La question vous met en prise directe sur vous-même, ou sur le fonctionnement en acte, ici et maintenant de votre cerveau.

Illusion du partage ou de la réciprocité attentionnelle

Nous vivons spontanément dans l’illusion de la réception, en croyant qu’il suffit de parler ou d’envoyer un message pour que celui-ci trouve preneur, ou qu’à force de répéter ou d’insister, on finira toujours par inculquer un ordre, un avertissement ou un conseil… C’est faire peu de cas des ressources de résistance, d’inattention ou de « clôture informationnelle » des soi-disant destinataires.

Le trajet d’une information n’est pas mécanique : ni linéaire, ni simplement économique (« plus de la même chose » pour forcer le barrage de la résistance). Et le critère des infos n’est pas leur vérité mais, notion plus délicate et retorse, leur degré de pertinence.

De même que le bruit n’est pas l’antagoniste de l’information, mais ce réservoir où d’autres organismes puisent la leur (on appelle généralement bruit l’information des autres), l’inattention ou la distraction signalent une attention occupée ailleurs. Or les dimensions de cet ailleurs augmentent en période d’ouverture mondiale ou globale de l’information, quand les messages nous arrivent de partout, sollicitant avec toujours plus d’insistance nos yeux et nos oreilles. L’idée d’un destinataire disponible, spontanément accordé à nos propres curiosités est une chimère, et les publics captifs une exception (scolaire, ou cléricale).

Ne nous fions pas davantage à la technologie qui nous fait croire que les « partenaires » de l’échange sont en ligne, que la connexion est un gage de communauté ou de monde commun. Partager le même monde suppose en effet quelques conditions plus exigeantes que les clics qui multiplient si facilement l’amitié sur Facebook. Le tissage du lien et de la relation, en bref le travail de la communication s’avère beaucoup plus complexe ou retors que la pose de tuyaux, de lignes ou que le formatage standard des messages.

Du temps où peu de messages circulaient entre les hommes, l’attention s’accrochait à quelques grands récits, ou à quelques icônes d’une culture qu’on n’appelait pas encore « de masse ». A l’église, à l’école ou sur la place publique, les yeux et les oreilles étaient plus faciles qu’aujourd’hui à polariser, à synchroniser. Dans un régime d’information rare, l’attention se trouvait garantie. A notre époque d’information pléthorique en revanche, les yeux et les oreilles divergent, et leur synchronisation va moins de soi : notre attention est devenue une denrée rare qui se mérite, qui se travaille et éventuellement se paye.

Attention et valeur

Notre attention constitue certainement une matière première des plus désirables en termes de relation, une bonne relation étant faite d’attentions réciproques (et il faut toujours rappeler ce primat de la relation pour une circulation optimum des messages) ; et nous sentons aussi qu’en cette attention réside le propre du propre pour ce qui nous concerne, soit notre capital ou trésor le plus intime ou précieux, celui que nous accordons (ou refusons) selon une liberté inaliénable.

« Mon » attention est le siège inexpugnable du for intérieur ou de ma liberté, personne ne peut me la contester ni la contraindre – sinon par la torture, qui définit le domaine des sensations (perceptions) auxquelles je ne peux, quoi que je fasse, échapper. De même la pénurie de biens à consommer éteint toute rivalité publicitaire, qui naît de l’abondance. Hors de ces domaines ou états (limites), je demeure (relativement) maître de mon attention, je l’accorde ou la refuse, je la place, l’investis, etc. Ma distraction de même demeure mon droit intime et radical, je suis généralement libre de ne pas faire attention, de disjoncter, de raccrocher ou de penser à autre chose… Mais cette attention que j’accorde si libéralement, on peut aussi la décrire comme une aliénation, bonne et souhaitable ; et remarquer que je la cède selon différents degrés d’une échelle (attentionnelle), depuis la distraction zappeuse ou la « navigation » jusqu’à l’hypnose (immersive : Citton évoque sur ce point deux modèles de la navigation, de surface et du sous-marin).

A quelles conditions fait-on attention, quels sont les ingrédients de ce bien hautement désirable ? La question ne se posait pas (demeurait invisible ou très secondaire) tant que le public était captif, ou « allait de soi » ; tant que les regards convergeaient, ou que les NTIC ne les avaient pas dépolarisés depuis que notre monde est devenu dense. Un grand retournement caractérise notre époque d’information abondante : quand la valeur de celle-ci décroît par excès de mise à disposition, la valeur de notre attention augmente, et devient un enjeu précieux que le marché se dispute. Prenons quelques repères ou marqueurs de ce renversement, aux curieuses conséquences.

En économie et depuis le tournant marginaliste, on a pu parler avec Jean-Joseph Goux de « frivolité de la valeur » : ce qui fait le prix d’un bien ou d’un service ne réside plus dans son utilité intrinsèque, mais dans le fait que ce produit n’est désirable que s’il trouve preneur. Sa valeur n’est plus mesurée objectivement par le temps, quantifiable, passé à le produire (comme le postulait encore Marx), mais par le désir subjectif du consommateur qui se trouve quantifié, comme à la salle des ventes, par la dernière enchère. La valeur de nombre de biens désormais clignote, et elle dépend de nos œillades ! D’où le tournant (pragmatique) de la prescription ou de la pub dans la chaîne des opérations et des productions techniques : il ne suffit pas pour les vendre de mettre sur le marché des biens, il faut produire des consommateurs dont on manufacture (package, excite ou oriente) soigneusement les désirs.

Le conférencier qui, à la fin de son exorde, remercie le public témoigne à sa façon de cette secrète réversibilité : communiquer n’est jamais une opération one way, l’émetteur a donné sa voix et l’auditoire ses oreilles et ses yeux ; toute transmission suppose une coproduction du message, l’attention apportée par les récepteurs constituant la face cachée de l’efficacité communicationnelle ; comme l’affirmait (trop brutalement) la boutade de Duchamp, « Ce sont les regardeurs qui font le tableau »…

On ne saurait trop insister sur ce tournant ou ce renversement ontologique. « Esse est percipi » professait l’évêque Berkeley, dont la maxime prend dans cette économie une nouvelle vigueur. Voir c’est distinguer, donc parfois créer, ou du moins augmenter la valeur d’un bien ou d’une personne ; c’est, dans le domaine marchand mais aussi érotique, « soutenir le fétiche »… Dans le monde du marché, l’apparence et le jeu des préférences ou des opinions (appelées doxa et stigmatisées comme telles chez Platon) deviennent la réalité première, celle qu’il s’agit de produire et de renforcer. Regarder un objet, ou s’en servir, accroît de fait sa désirabilité (par les autres) : le faire circuler augmente sa currency, sa valeur monétaire ou marchande. C’est ainsi qu’au bureau même où je tape ceci, je travaille pour Apple chaque fois que je travaille avec Apple. On ne peut pas ne pas prescrire et toute attention attire l’attention, substance propagative et autorenforçante.

Toute l’œuvre de René Girard témoigne de cette mise à feu du désir par le désir des autres (ou d’un éminent médiateur). Citton préfère parler (très justement) d’échosystèmes ou de réseaux de prescriptions croisées ; non seulement tout organisme peut se décrire comme un paquet d’interactions (et les prétendus individus ne préexistent pas aux relations qui les constituent), mais notre esprit lui-même, ce que les Grecs appelaient le « nous », émerge d’un nous (première personne du pluriel) collectif ; nous baignons dans des influx médiatiques à la faveur ou par la médiation desquels nous pensons, désirons, imaginons, rêvons, apprenons, opinons, etc. Et l’attention de chacun se découpe dans (émerge de) ces envoûtements collectifs – qui font, que cette image nous plaise ou non, que nous agissons sans en prendre conscience comme le poisson dans le banc de poissons ; à travers la moindre des pensées de chacun, c’est ce nous qui pense et le traverse… Au point que chaque corpuscule, vous ou moi, peut aussi se décrire comme la signature d’une onde. Ces ondes sont très visibles depuis Sirius, où Citton imagine qu’un téléscope braqué sur notre planète enregistre ses câblages successifs, en observant comment la production industrielle s’est peu à peu dotée de son partenaire indispensable, une médiasphère propre à formater et à produire les désirs des consommateurs : tandis que l’industrie fabrique à la chaîne ses objets, nos médias perfectionnent en parallèle les sujets (les imaginaires, les désirs) qui leur correspondent.

Il convient donc, pour discuter cette nouvelle économie et les partages de notre attention et de notre inattention, ou de nos distractions, de se garder d’une approche individualiste contre laquelle Citton proteste dès ses premières pages : non, l’enfant affecté de troubles déficitaires de l’attention et d’hyperactivité (TDA) n’est pas le premier responsable, et l’on aurait tort de soigner à coups de médicaments (Ritaline ?) ce « canari de la mine », dont l’agitation exprimerait plutôt un défaut plus général de notre société, que les injonctions contradictoires du marché (fabriquer à la fois des travailleurs hyperconcentrés et des consommateurs constamment distraits) finissent par rendre irrespirable.

En bref, notre attention se paye puisqu’elle crée de la valeur. Et ces deux notions tournent dans un cercle : je valorise ce à quoi je prête attention, tout en ne prêtant attention qu’à ce que je valorise… On pourrait par ce biais développer une ontologie paradoxale des êtres, qui ne se soutiennent que par le regard des autres : les stars par exemple, ou les marques. Si regarder c’est créer ou soutenir à l’existence, si faire attention c’est déjà acheter (comme, dans la médina, la psalmodie des vendeurs, « Un coup d’œil Monsieur, juste un regard, ça ne coûte rien !... ») ; si s’intéresser à, c’est valoriser, on peut s’attendre à un renversement du calcul en général de la valeur : au lieu de payer pour lire un livre ou voir un film, ce sont les promoteurs de ces services qui pourraient, plus équitablement, rétribuer l’attention que je leur prête… Et c’est en effet ce qui arrive, notre attention génère un profit qui ne va pas cependant dans notre poche mais dans celle du vecteur ou du médiateur, selon l’immortelle déclaration de Patrick Le Lay, PD-G de TF1, vendant littéralement la mèche : « Nous ne faisons que vendre à Coca Cola du temps de cerveau humain disponible »…

Il s’agit bien d’économie puisque le marché de ce bien rare entraîne de très évidentes rivalités : non seulement mon attention n’est pas inépuisable et, quelle que soit ma bonne volonté, je ne peux l’accorder qu’assez parcimonieusement (mon budget-lecture peut couvrir chaque mois tant de livres, infime proportion dans l’océan de tous les autres…), mais l’information est soumise elle-même à une hiérarchisation permanente (l’information est une grandeur ordinale) : celle qui arrive à la une des journaux (de papier, d’ondes ou d’écrans) prend impitoyablement la place de toutes les autres ; ce qu’on appelle l’actualité, ou l’agenda médiatique, résulte d’un montage d’influences, de mimétismes et de calculs croisés. Inutile de dire que ces choix obéissent aux préférences claniques et au chauvinisme des émetteurs, qui eux-mêmes escomptent en permanence (anticipent) les préférences du public : de nouvelles luttes de classes en résultent, entre ceux qui émettent « les infos » et ceux qui se contentent de les recevoir (partage redoublé à l’échelle planétaire, ce qui vaut pour nos banlieues s’appliquant au Tiers-monde).

Sur ces prescriptions de valeur par l’appareil médiatique, Citton consacre des pages éclairantes à l’audimat, qui fonctionne à tous les coups comme appareil de capture plus que de mesure de la qualité : l’audimat nous dit combien de fois tel objet a été perçu – mais pourquoi les objets (les sujets) plus souvent perçus que les autres seraient-ils les meilleurs ? Si la télévision comme les tyrannies de l’audimat se révèlent constitutivement aliénantes (la TV nous construit en récepteurs passif, l’audimat en moutons de Panurge), peut-on espérer une libération de l’écoute ou de l’attention du côté des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) ? La capacité d’émettre autant que de recevoir par un écran d’internet renverse en effet d’anciennes hiérarchies, et circulations de savoirs ; mais le Page Rank de Google (« machine d’agrégation attentionnelle ») appelle une sévère critique, puisqu’il ne fait que mesurer lui aussi un taux global d’attention, sans prendre du tout en compte la qualité intrinsèque des messages : ses prescriptions rabattent mon attention individuelle sur l’attention collective et ses effets d’« envoûtements médiatiques » ; pour le dire autrement, le rating (notation en fonction de certains critères extérieurs) est plus difficile ou exigeant que le ranking (classement machinique opéré sans aucune considération pour les contenus)… Allons-nous déléguer à ces merveilleux algorithmes la responsabilité de nos jugements de valeur ?

Pour une écologie attentionnelle

C’est sur ce point que le titre du livre prend toute sa valeur, dans son effort pour substituer à un paradigme simplement économique, ou marchand, les boucles autrement vitales d’une écologie (que Citton écrit également « échologie » pour souligner les jeux de nos prescriptions croisées, et le passage obligé de nos désirs par la reconnaissance des autres : nul ne peut s’estimer ni s’aimer tout seul, il n’y a pas de Narcisse sans nymphe Echo !...).

L’étymologie même de notre mot l’indique, ad-tendere ou faire attention, c’est tendre vers, sortir de soi pour élargir son petit monde. L’attention conjointe (deuxième partie du livre) et son effort d’accordage affectif, dans la bien nommée conversation par exemple – paradigme de relation pragmatique où chaque sujet demeure en permanence attentif et sensible aux réactions de l’autre – nous propulse au cœur de l’exigence écologique, laquelle englobe également toute la problématique contemporaine du care (à la fois attention aux autres, soin, sollicitude, souci, culture de la boucle relationnelle…). L’attention conjointe, c’est-à-dire réciproque et récursive (je prête d’autant plus attention à l’autre que l’autre fait attention à moi), nourrit des pages très bienvenues sur les relations présentielles, ou en direct, dans les domaines notamment de l’enseignement, du spectacle vivant, ou encore de la relation clinique introduite par Freud sous le titre d’attention flottante. Tous préfèrent le direct (risqué) de la manifestation de soi et d’une réciprocité pleinement communicationnelle au confort d’une représentation mise en boîte ou en différé. On lira à ce sujet avec intérêt l’analyse de la relation à l’échelle 1:1, correction utile pour combattre les fantasmagories du spectacle où un seul peut apparaître devant la multitude, mais en perdant dans cette prestation le charme de la boucle-retour (sinon sous forme d’applaudissements, ou des chiffres de l’audimat). Comment aménager, et sauver, ces espaces de résonance ou ces chambres d’écho qui constituent, mieux que nos salles et nos chaînes de spectacles, des espaces de sincérité et d’authenticité, donc aussi les lieux (séculaires) de notre individuation ?

En raisonnant ainsi sur la résonance, et sur la bonne taille du groupe ou du commun, Citton n’oublie pas ses travaux plus anciens sur le système de Spinoza (« on ne sait pas ce que peut un corps », individuel ou collectif – et, en particulier, on ne mesure pas d’avance les capacités émergentes d’un collectif attentif ensemble), dont il lisait les effets selon l’écoute des cordes vibrantes. Mais il poursuit également ici ses recherches ou ses discussions, avec la revue Multitudes,sur l’optimum à ne pas dépasser pour qu’un collectif se pilote de l’intérieur, en faisant l’économie de la tête ou de la transcendance... Une échologie décidément vibre au cœur de cette écologie, qui dépasse d’assez loin les bilans de l’économie, et ses calculs étroitement gestionnaires.

Dans l’œuvre désormais abondante d’Yves Citton, ce livre fera référence !