L’épilogue d’Homo Sacer esquisse ce qui pourrait être une éthique post-moderne, réconciliée avec une pensée unitaire de l’être.

Depuis bientôt un siècle – au plus tard depuis les travaux d’Heidegger qui déjà étaient à son chevet – la Modernité n’en finit donc pas de périr d’étouffement. Avec L’Usage des corps, la vaste enquête qui en pose le diagnostic et le pronostic trouve cependant son épilogue   . La méthode « archéologique » déployée au long des trois grandes parties de ce dernier volume est fidèle à la progression qui organise chacun des titres précédents d’Homo Sacer : d’un côté, elle retrace la lente génération d’une métaphysique occidentale malade, depuis ses premiers dévoiements dans la Grèce d’Aristote jusqu’à l’éclatement de sa crise dans le XXe siècle sécularisé. D’un bout à l’autre de cette course, on retrouve trois principaux points de ruptures. L’Antiquité tardive voit émerger une théologie chrétienne teintée de néoplatonisme qui résume la philosophie grecque dans une conception inédite et unitaire du divin. La scolastique, sous l’égide d’Aristote, développe ses paradigmes théologiques et les généralise à l’être et à l’agir (donc à l’ontologie et à l’éthique). Enfin au large de la Révolution française, la révolution kantienne exile cette ontologie et cette éthique dans la sphère de l’impensable, où elles demeurent pourtant le fondement invisible de la pensée et de l’action.

 

Pour Agamben, c’est en cela que réside le problème originaire de la modernité : si nous avons oublié l’« être », si l’ontologie a disparu de l’horizon de notre pensée, celle-ci demeure profondément conditionnée par des préconceptions inconscientes de l’être. Ces préconceptions, sur le plan métaphysique, constituent ainsi un « a priori historique » qui conditionne toute « histoire », tout devenir de l’homme et de la conception qu’il se forme de lui-même. En dernière instance, c’est donc de ce plan métaphysique, ou apriorique, ou pré-historique, mais dans tous les cas oublié, que procèdent notre politique, nos arts, notre économie, notre science… À rebours de l’oubli, Agamben entend alors dévoiler la condition pathologique de l’homme moderne : dans la perspective d’une post-modernité heureuse, il convoque la pensée critique de l’après et de l’avant guerre – Foucault et Debord, Heidegger et Benjamin…. – pour exhiber le mal et le désactiver par la même occasion. En définitive, il s’agit de rouvrir la voie dégagée par Spinoza (un Spinoza très deleuzien semble-t-il   ) vers un bonheur conséquent, adossé à une conception de l’être démystifiée. Homo sacer soumet ainsi une préoccupation éthique à un préalable ontologique, qui participent ensemble d’une stratégie proprement révolutionnaire : dévoiler les principes (archaï) qui sont à l’origine de notre civilisation et qui la commandent, c’est simultanément destituer les institutions qui s’enracinent en eux. Si Agamben rejette tout « espoir », il projette au moins la perspective de l’avènement messianique d’une civilisation véritablement an-archique, dans laquelle les « pouvoirs » dominants seraient désactivés au profit des « puissances » de chacun.

 

Avant de passer le flambeau, il restait à Agamben à préciser son projet, et certains concepts : c’est chose faite avec L’Usage des corps, qui de surcroît approfondit l’enquête dans trois directions : nos conceptions de l’être et du monde, notre inscription dans l’être et le monde, et notre action dans l’être et le monde – ontologie, éthique et théorie de la connaissance étant finalement étroitement liées, au point d’être indiscernables.

 

Le soi comme relation

 

La première des erreurs fatales dans laquelle la pensée occidentale se serait fourvoyée et à laquelle Agamben s’attaque ici frontalement n’est autre que le mythe du « sujet », qui imprègne encore la philosophie de Foucault. À ce sujet, la réélaboration du modèle éthique grec par Aristote témoigne autant de la vérité sur ce « sujet » qu’elle amorce un écart par rapport à elle. Dans le monde grec, le couple citoyen-esclave est articulé autour de la notion d’« usage » qui recouvre deux directions : d’un côté l’esclave est celui qui accomplit toute production, sans pouvoir être regardé comme l’auteur de cette production puisqu’il n’est qu’« instrument » ; de l’autre l’esclave est l’instrument dont l’usage permet au maître d’être « citoyen », de se consacrer pleinement à la vie de cité dans tous ses aspects. L’enjeu décisif de cette relation d’usage est l’interdépendance entre ses deux éléments : selon une circularité parfaite, « agir » est toujours aussi « être agi » en retour. Témoin de cette vérité éthique fondamentale, le modèle grec fonde cependant la vie civilisée sur la séparation théorique et juridique de l’esclave, instrument de la vie naturelle, vis-à-vis de l’homme véritable, qui s’adonne à la vie civilisée. À la base de toute l’éthique occidentale se retrouve le double rapport d’exclusion-inclusion de la « vie naturelle » dans la « vie civilisée » que le premier volume d’Homo Sacer (Le pouvoir souverain et la vie nue, 1995/1997) identifiait comme le socle de toute la politique occidentale.

 

De l’Antiquité tardive à l’âge de la scolastique et à l’ère de la Machine, ce socle juridique et anthropologique d’une éthique moderne en gestation se développe et subit diverses altérations. Les Stoïciens étudiés par Foucault condensent ces deux pôles de l’usage au sein d’un même soi, posant qu’agir suppose et affecte en même temps la connaissance de soi ; puis les néoplatoniciens transfèrent ce modèle dans l’ontologie par l’affirmation que l’usage de soi – dans laquelle agent et patient, sujet et objet se confondent – est la forme première de l’être. Mais la conscience de ce caractère foncièrement relationnel de l’être et du soi s’estompe cependant sous l’influence de la patristique et de la scolastique : au prix de paradoxes insurmontables, la théorie chrétienne des vertus sépare le sujet de l’objet de ses actions. Dans l’ensemble, cette scission opérée par les scolastiques revient à aligner le « soi » sur le modèle double qui organisait déjà la compréhension de Dieu à l’époque patristique, et qui s’est ensuite généralisée à toute la compréhension de l’être. En éthique, cela revient à penser un sujet qui n’est plus constitué par ses actions, mais qui est au contraire susceptible de toutes les actions, le passage des possibilités infinies aux actes étant articulé par le dispositif (jugé factice et stratégique) de la « volonté ». En distinguant de surcroît le sujet « instrumental » d’une action (par exemple le prêtre qui effectue un sacrement) du sujet véritable de cette action (Dieu qui confère son efficacité réelle au sacrement), l’histoire de l’éthique a achevé d’aliéner le « soi » : dans l’analyse d’Agamben, le sujet moderne n’est guère que l’exécutant des potentialités de la Machine – de la technologie, de la machinerie sociale, etc.

 

L’être comme manière

 

Le deuxième faux-pli de la tradition philosophique occidentale qui occupe ici Agamben est l’irréformable réflexe qui la conduit à interroger « ce que » sont les choses et les êtres, donc les propriétés et les attributs des êtres et de l’être. Ce qui fait la mesure de l’enjeu, c’est que de notre conception de l’être dépendent l’éthique et la politique qu’elle accueille inévitablement. Or l’époque « moderne » ouverte par la figure de Kant, c’est-à dire l’âge de la science et de la technique, serait précisément caractérisée par l’oubli de l’être. Ainsi parlait Heidegger, dont Agamben confirme sans reste le diagnostic. Reprenant à son compte l’effort consistant à ramener l’être de son exil dans les ténèbres du transcendantal, Agamben entend aussi surmonter un second obstacle : le fait que, constatant l’indisponibilité de l’être relégué dans les confins de la pensée et la vacuité du « sujet », ses prédécesseurs et alliés philosophiques se sont tournés vers le « locuteur », au point, souvent, d’identifier le langage à l’être.

Repenser l’être sans le confondre avec le langage est d’autant plus difficile que la confusion remonte au moins à Aristote, qui calque sur l’être la structure du langage : telle est la base de l’onto-logie reçue en héritage par l’Occident et la Modernité. Selon Aristote, l’être et/ou le langage sont organisés selon une structure double : des « existences » précédant le langage généalogiquement peuvent être nommées et classées rétrospectivement au moyen des catégories du langage, qui en constituent l’« essence ». La confusion de l’être et du langage produit une scission entre d’un côté des réalités sans concept (donc foncièrement inaccessibles), et de l’autre des concepts sans réalité. Les uns et les autres ne peuvent alors avoir de sens que dans les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres, or seule l’inscription de ces relations dans le temps – donc l’introduction du temps dans l’ontologie – permet de maintenir l’identité de l’être.

Le déraillement des conceptions de l’« être » est parallèle à celui des conceptions du « soi ». Au terme du processus, le rapport entre les deux éléments de la structure double est totalement inversé : l’existence singulière ne sera plus un présupposé des essences, mais quelque-chose qui au contraire doit être « effectué », au gré d’une activité « opérative » (ou oïkonomia) : les êtres et les choses qui constituent le monde actualisent une puissance reléguée dans un au-delà des essences, devenu inaccessible. Contre ce modèle amputé de sa moitié, Agamben exhume à son tour la conception alternative et spinozienne d’un être unique dans lequel essence et existence coïncident. Si chaque être ou chaque chose n’est qu’une modalité d’une même substance, si chacun de ces « modes » (chaque être) constitue le monde (la « substance ») en même temps qu’il procède de ce monde en vertu d’une pure « exigence » (aussi conatus) réciproque, si donc être et êtres coïncident dans un rapport d’affectation réciproque, alors l’être retrouve bien son unité, au-delà de tout langage. Alors, on dispose d’une ontologie qui n’interroge non plus « ce que sont » les êtres, mais « comment sont » ces êtres mouvants, toujours en voie d’affectation. Si l’être est tout autant un agir, éthique et politique sont tout autant une ontologie – « modale ».

 

La vie comme désœuvrement

 

La troisième préconception déterminante qu’Agamben s’attache à déconstruire à nouveaux frais dans L’Usage est la certitude moderne selon laquelle la vie heureuse est orientée vers la production d’œuvres par le travail   – lequel s’étend désormais jusqu’à toutes les déclinaisons du « travail sur soi »… Car en plus d’être inaccessible à une part toujours accrue de la population, l’impératif de l’œuvre serait le fantasme dissimulant à l’Occident le caractère foncièrement « désœuvré » de la vie, donc les conditions de la vie heureuse. Les étapes précédentes signifient en effet que le bonheur et la paix ne peuvent consister qu’en une vie pleinement consciente de son être modal (partie II) et en la contemplation d’un soi perpétuellement affecté dans l’usage (partie I), d’une « puissance » de soi toujours modulée comme au gré d’une improvisation musicale.

 

La conception et la pratique moderne de la « vie » s’enracinent au contraire dans la scission fondamentale qui sépare l’esclave du citoyen, et qui fonde d’après Agamben la souveraineté des pouvoirs étatiques. C’est la scission entre vie privée et vie publique, satisfaction des besoins vitaux et vie civilisée ou, en termes biopolitiques, « vie nue » (zoè) et « vie politiquement qualifiée » (bios). Dans ses travaux précédents, Agamben a soutenu qu’en théorie, la politique occidentale ne recouvre qu’une part de la vie des individus – leur vie « publique », « civilisée » – mais qu’en réalité, la souveraineté se dévoile dans sa plénitude lorsqu’elle se porte, à titre prétendument « exceptionnel », sur l’autre part de la vie – « privée », « intime ». Dans le domaine plus immédiatement éthique, Agamben montre à quel point cette division structurante a conditionné le double échec du modèle grec et du modèle « capitaliste » – c'est-à-dire en l’occurrence productiviste – de la vie heureuse : car dans un cas comme dans l’autre, la vie « bonne » (civilisée, politique) s’est construite sur la soustraction de la vie « naturelle », confiée aux bons soins des esclaves ou de la technique chargés de la production des choses et de soi. Mais là où le citoyen grec pouvait encore vouer sa vie à une pratique politique, l’homme moderne dont la vie politique s’est repliée sur sa « vie nue », constitué en travailleur et homme de devoir, se trouve désormais confronté au vide vertigineux de son désœuvrement.

 

Dans ce sens, la scission en deux de la vie – masquée par le nom unique que leur donne la modernité – est au principe aussi bien de l’annulation de la vie politique occidentale que de l’inaptitude au bonheur. À ce modèle obsolète et vicié, Agamben suggère de substituer une autre conception et un autre usage de la vie, qu’à la suite de Wittgenstein il nomme « forme-de-vie ». On doit entendre par là une vie indistinctement publique et privée, naturelle et politique. Sa structure est celle de l’« expérience », ce « rapport d’affectation » en vertu duquel l’action est simultanément vécue comme modification de soi. Car dans l’expérience, le bonheur procède de la seule contemplation de soi, de la puissance (ou des possibilités) de soi qui se modifie et s’accroît dans l’action. C’est la vie d’un François d’Assise décrite dans Homo Sacer IV, 1, ou celle d’un Spinoza. Dans le monde contemporain, la vie militante y ressemble. Mais celui qui s’approche le plus de cet idéal est l’artiste, dont les expériences se sont presque totalement substituées à ses œuvres – qui ne sont plus guère que le résidu embarrassant et le témoin de la « vie artistique ».  

Fascinant, difficile, L’Usage des corps clôt non pas une réflexion, mais bel et bien une œuvre. Plus franchement que les volumes précédents, il ouvre la discussion ; et prend rendez-vous avec la critique