Méfiez-vous des contrefaçons : le livre de Negri n'est pas un livre de philosophie, c'est un livre idolâtre qui ambitionne de confisquer leurs biens aux générations post-68 en s'autorisant de Spinoza.

On savait que la prison n’avait rien de bon ; ce n’est rien de le rappeler. Car Spinoza et nous   s’inscrit dans le prolongement de L’anomalie sauvage (1982) où Antonio Negri avait encore quelques distances avec son philosophe fétiche ; ce n’est plus du tout le cas dans ce livre de l’enfermement au monde qui s’adresse au public restreint des professionnels de la Philosophie. Son sous-titre, dont on se demande s’il est assumé dans la mesure où il est proposé à la page 12 mais où il n’est pas exposé en couverture, est : " Spinoza et 68, la relecture de Spinoza avec 68 et à la suite de 68 ". C’est le livre d’une génération qui voulut dépasser entre autres une lecture deleuzienne de Spinoza (p. 134), tout en reprenant pour titre un texte de Gilles Deleuze publié partiellement en 1978   . Ce n’est pas le livre de toute une génération, à supposer – hypothèse qu’on ne retiendra pas – que l’époque référencée soit un Mai de philosophes ; c’est un livre de génération, autant dire qu’on reste dans le catégorique : l’âge. C’est un livre de lutte, de classe d’âge, de lutte des classes   . Ceci est un livre générationnel, bref c’est le livre du passé.

Le livre de Negri comprend une sorte de prologue intitulé " Spinoza et nous " (comptant six points) ; ce qui fait là titre fait à lui seul la nouveauté du livre (de la page 9 à la page 55), ce qui suit étant une compil de quatre petits textes publiés en 2009, 2006, 2007 et 2005 (de la page 57 à la page 141). Ce texte égologique paraît avoir été écrit à moindre effort. Il tait en effet des travaux qui ont eu cours depuis, de sorte que ce livre vieillot paraît presque sot par son contenu ; ce qu’il dit par exemple sur la " transcendance " (p. 59) en parlant obscurément de Hobbes – le triste sire de la modernité : un possesseur, un possédant, un propriétaire – fait comme si l’affaire de sa lecture était réglée, oubliant ce qu’a justement écrit Clément Rosset à ce sujet. La chape de plomb qui pèse sur son lectorat interdit plus généralement toute aventure de l’esprit critique et réfléchi qui ne sait jamais où les idées mènent. Le contre – c’est du Onfray en pire, de l’envenimé – est répété tout au long ; dans le viseur, les réactionnaires c’est-à-dire les autres. Le livre procède par à coups, il cogne ; la morale censoriale y est bien sûr convoquée sous l’épouvantail de la dette (p. 14) : " ce que doit la postmodernité à Spinoza ". Car " Spinoza est une alternative à la modernité " (p. 33) ; ainsi n’était-il pas de son époque, pas davantage que Negri qui voit toujours en lui une pensée " subversive " (p. 15, 26, 53) jusqu’à nous le faire imaginer en philosophe " alternatif " (13), allez : en altermondialiste. Le " et Nous " attitré signifie l’affirmation du je-moi-nous telle qu’elle s’inscrit dans " une pensée de la différence " (p. 36), autant dire d’arrière-garde : le différentialisme de naguère. Bizarrement, le " entre nous " (p. 42) caractérise le projet de convaincre des bienfaits d’un communisme plutôt que d’un autre ; le nous excluant organise la totalité tantôt sous la forme de l’opposition au vous qu’il pointe sans jamais le dire, tantôt sous la forme de l’inclusion et par la promesse euphorisante du bien commun (p. 52) : " la gestion de la liberté de tous par ces mêmes tous. " En dépit de l’obscurité de cette formule, il s’avère que tous sont les hommes et uniquement eux conformément à la démocratie de Spinoza ; ce tous redouble le nous du titre : Negri parle en totale étanchéité, dans un bocal hermétiquement fermé. À chercher la raison de son livre dont le dessein est à nouveau de vanter la démocratie " spinozienne ", on croit déceler que tout part d’une expression (p. 10) tirée du Traité politique (XI) bien qu’aucune source précise ne soit par lui fournie concernant cet endroit du traité où il n’est précisément pas question que les femmes entrent en politique : " democratio omnino absoluta de la multitude ". C’est ce traité fondateur de la modernité (ce que Negri a dit en 1986 puis en 1994), qui semble là faire question et réponse. Vous avez dit " mai " ? Ah oui : " mais ".

Spinoza et nous aurait pu être un livre de philosophie avec variations sur la potentia, la puissance chère à Deleuze et non pas le pouvoir dont ce dernier ne voulait pas. C’est un livre d’endoctrinement. C’est le livre d’un universitaire très magister, qui assène ses affirmations ; il faut être matérialiste (pourquoi ? on ne sait), il ne faut pas être triste, il faut refuser " la solitude " que Negri oppose à " la multitude " (p. 55). C’est un livre raide, rêche, râpeux, âcre ; ce livre justifie, il justifie qui l’écrit et le fait au nom des autres c’est-à-dire de ceux qui sont " ses amis " (p. 51). C’est un livre très resserré sur la personne qui autorise. Il signore Antonio Negri défend et se défend, il signore professor attaque ; il défend à qui se met en travers de son chemin exégétique. Publié dans une collection fondée entre autres par Sarah Kofman qui nous apprit ce que signifie " tenir en respect ", son livre ne manque pas d’arrière-goût. Il Catone défend une ligne d’interprétation qui répond d’une " revendication ", d’une ancienne lecture qui passe sous silence de nouvelles études comme celle – insolite – de François Zourabichvili sur le conservatisme spinoziste. Le but est non pas tant d’asseoir l’autorité pure et simple de Spinoza que de réactualiser des idées et des valeurs ; il professore se veut actuel. Le " aujourd’hui " – figurant dans le titre du point 6 qui redit ce qui est dit au point 5 (p. 40) – parcourt un texte entendant par " postmoderne " ce qui se trouve " dans la philosophie après 1968 " (p. 45). Dans ce livre se réclamant à l’occasion de la personne de Deleuze et où on lit " multitude " en lieu et place de " multiplicité ", il est aussi bien question du spinozisme – une école – que de Spinoza ; de la sorte, le " Spinoza et nous " de Negri contredit les textes qui le précèdent dans l’ordre chronologique mais qui le suivent dans l’ordre de pagination selon un montage d’inversion. Rien ne permet par ailleurs de relire Spinoza à la lumière d’un passé mûrement étudié ; l’Antiquité, Negri connaît pas : demos, reconfiguré en plèbe, est ignoré. À ce propos, il y a des passages hallucinatoires  – ne parlons pas de l’horrible mob (p. 49) – sur la Modernité comme rupture avec le monde gréco-romain ; ainsi lit-on ceci, sans qu’Aristote soit évoqué pour faire lien (p. 62) : " Nous sommes dans l’exact contraire de ce que prescrivaient les politiques de la transcendance, c’est-à-dire que les rapports de production – le fait que, quand on naît esclave, on doit nécessairement mourir comme esclave – constituent une nécessité garantie par le bon Dieu. " Du coup, la polémique du livre tombe dans la confusion la plus totale : aucun repère historique n’est possible. Pour Negri sévère envers certains historiens, il est nécessaire de prendre de la hauteur : " C’est alors qu’apparaît Spinoza " (p. 63), l’Hérétique. Ce n’est ni une philosophie de l’histoire ni une philosophie du devenir qui nous est proposée ; ce n’est pas une philosophie, c’est un programme politico-politique en décrochage direct avec le réel (p. 12) : " Le capitalisme et sa civilisation ont échoué ". On savait depuis Deleuze et Guattari – l’ancien ami qui parlait de " capitalisme mondial intégré " – que le délire est collectif c’est-à-dire qu’on délire le monde en commun et non individuellement, mais quand même : à quand l’An Dix-mille ?
Dans le monde d’Antonio Negri, tout est amour. L’amour se vit sous forme de lutte, si si ; " l’injonction à aimer Spinoza " – pour reprendre cette expression à Slavoj Žižek dans son livre de 2008 (p. 50) qui thématise notamment la course à l’armement dans le texte de l’Excommunié – c’est donc lui, et non Gilles Deleuze qui n’était pas homme à donner des ordres. Et puis une telle injonction choque tellement par son non-sens pour qui lit ou non Kant : tout le monde peut comprendre qu’aimer ne se commande pas (qu’il n’existe pas de devoir d’aimer). Au regard du texte spinoziste qui arme le citoyen modèle et d’un imaginaire philosophique qui voit de meurtrières Amazones, le " neutraliser " du texte de Negri s’entend comme synonyme de " désarmer " c’est-à-dire comme insupportable à celui qui fut un partisan de la lutte armée et qui rempile là avec " l’arme philosophique de l’immanence " (p. 70). Spinoza, c’est la démocratie sans les femmes et le dogme de l’inégalité des sexes ; c’est le rejet des utopies, et partant de toute la Renaissance. Peu importe, Spinoza est Amour : Il est " la puissance du commun et de l’amour " (p. 37). Nous est prescrit (p. 141) " l’exercice commun de l’amour " (à ne pas lire dans n’importe quel sens), (p. 111) l’" amor commun " ; car (pp. 117-118) " seul l’amour peut nous extraire de cette pauvreté – l’amour comme force ontologique, collective, qui n’a rien à voir avec la manière dont l’"individualisme possessif"   l’a réduit à une sorte d’égoïsme érotique, ni avec celle dont le mysticisme religieux a poussé l’amour vers la dé-singularisation. "

Avant de recommander de meilleures lectures que celle de ce livre prétexte à réappropriation et ré-appartenance, relevons encore l’une de ses énormités (p. 99) : " Il n’est pas faux […] d’opposer Nietzsche à Spinoza […] parce que le premier est destructeur et ironique alors que le second est souriant et plein d’humour ". Et revenons enfin à nos moutons, sur le plancher des vaches. En définitive, il s’agit d’un livre nostalgique pour lequel les libertés individuelles n’existent pas en tant que telles selon le refus de les faire coïncider avec le collectif autrement qu’en les forçant au " commun " – le maître-mot (p. 44, 49, 55, 60, 68, 69, 73, 76, etc.) – et à l’amur. Il s’agit d’une captation d’héritage (Deleuze, Foucault et Bourdieu) par confiscation d’une histoire sous l’espèce d’une philosophie éternelle qui n’a que faire de ce que nous – nous autres – voulons et pensons. À aucun moment n’est envisagé le cas où des êtres n’aient rien en commun. Tel vaut le " Nous " décidant de ce qui est réaliste ou pas,  parlant pour tout le monde c’est-à-dire à la place des autres ; la bonne clef de lecture nous permet finalement d’entendre le saugrenu "nous sommes 1968" puisque le livre commence par la défense d’une lecture commune de Spinoza en 68 et qu’il s’achemine vers une totalisation suggérant un "nous sommes tout" (p. 122) : " L’interprétation que 1968 a donnée de Spinoza ". Ce livre d’instrumentalisation est donc celui d’une église où Negri allume un cierge au Martyr, le bréviaire d’une poignée d’adorateurs ; mieux vaut ne pas l’ouvrir : basta con gli scherzi ! Lisez plutôt Spinoza et relisez Hobbes ; et puis, allez voir et entendre du Nanni Moretti