Comment gérer l'insécurité urbaine sans compromettre les libertés et les possibilités d'échange et d'imprévu propres à la ville ?

Premier ouvrage publié dans la collection "La ville en débat" des éditions PUF, Défendre la ville nous propose une discussion des politiques de lutte contre l’insécurité urbaine. Le pari d’une "mise en débat" d’une action publique particulièrement polémique, après en avoir clairement exposé ses présupposés, ses origines et sa philosophie, est réussi.
 
Partant du constat d’une aggravation du "problème social" de l’insécurité dans les zones urbaines françaises depuis une cinquantaine d’années, l’auteur cherche à débusquer, parmi la diversité des politiques locales expérimentées, des pistes innovantes permettant de gérer l’insécurité sans pour autant compromettre les vertus de la vie urbaine, à savoir l’imprévu, l’échange, les libertés, … En d’autres termes, comment concilier urbanité et sécurité ?

Pour apporter des pistes de réponse à cette question, Thierry Oblet, maître de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux II et spécialiste des questions urbaines, explicite de manière précise et claire les enjeux du problème, notamment grâce à l’exploitation d’une bibliographie conséquente et particulièrement bien mobilisée, et met en débat les alternatives politiques qui peuvent être mises en œuvre localement.


La problématique de l’insécurité urbaine

L’auteur prend le soin de rappeler que l’insécurité est, d’une certaine manière, une propriété urbaine en ceci qu’on peut y voir "la rançon des libertés qu’offre une ville en perpétuel mouvement"   . En effet, la sociologie urbaine caractérise la grande ville d’abord par le fait qu’elle met en relation des individus étrangers les uns aux autres et que cet anonymat génère un affaiblissement des liens communautaires. Ceci a pour conséquence une diminution du contrôle social informel et spontané. En d’autres termes, la surveillance mutuelle et l’obligation de secours ont décliné en même temps que s’est amoindrie l’interconnaissance. L’enjeu majeur de ce que Thierry Oblet appelle "la police des villes" devient alors de trouver des moyens d’assurer la sécurité des citadins sans disposer des avantages de l’ordre social ancien et sans non plus compromettre la liberté propre à la vie urbaine.

Or depuis les années 70, "l’insécurité n’apparaît plus comme la contrepartie normale des possibilités de circulation et d’aventures permises par la ville industrielle mais elle est davantage vécue comme une menace pour l’urbanité"   . En effet, le développement des incivilités, définies par Thierry Oblet comme "la réponse ostentatoire des habitants les plus pauvres à l’égard de ceux qui les fuient"   , et celui des violences urbaines, symptômes d’une fragmentation de l’urbain et d’une exclusion socio-spatiale toujours plus grande, posent la question déterminante du "vivre ensemble"   . L’émergence dans les années 80 d’une "délinquance expressive" a ainsi contribué à la mise à l’agenda politique de l’insécurité.


Les stratégies de lutte contre l’insécurité

On peut distinguer schématiquement deux stratégies de lutte contre l’insécurité qui coexistent depuis une vingtaine d’années : la territorialisation des politiques de sécurité et l’utilisation à des fins sécuritaires de l’urbanisme.

En premier lieu, le mouvement de territorialisation des politiques de sécurité est né du constat d’un désintérêt de la police d’État pour la petite délinquance et la surveillance des espaces publics urbains. En effet, l’étatisation et la professionnalisation de la police a eu pour conséquence une sur-valorisation des renseignements généraux, du maintien de l’ordre et de la police judiciaire au détriment de la protection de la population contre les petits délits. On assiste donc depuis une vingtaine d’années à une tentative d’adaptation de la politique nationale aux enjeux locaux. "La justice et la police de proximité deviennent au cours des années 90 les deux piliers affichés de la sécurité publique."   Mais ce mouvement de territorialisation des politiques de sécurité passe aussi par le fait que l’on assiste dans les années 80 à l’émergence de la notion de "coproduction" de sécurité s’appuyant sur l’idée que l’insécurité n’est pas uniquement l’affaire de la police, encore moins d’une police étatisée. Cette nouvelle politique de sécurité entend résoudre les problèmes identifiés localement en mettant autour d’une table, sous l’égide du maire, l’ensemble des acteurs de la prévention et de la répression   .

Parallèlement à cette réforme de la police, l’urbanisme et la construction ont progressivement dû s’adapter aux enjeux de sécurité. Les organismes HLM ont été les premiers à intégrer dans la conception et la gestion de leurs bâtiments des éléments de sécurisation (fermeture des coursives, pose de digicodes, usage de matériaux résistants, contrôle d’accès, renforcement de l’éclairage nocturne, …). Ces techniques de prévention de la malveillance par l’urbanisme et la conception des bâtiments sont principalement issues des théories anglo-saxonnes de prévention situationnelle et ont été largement critiquées en France au motif qu’on ne s’attaque pas, au travers de l’urbanisme sécuritaire, aux véritables causes de la délinquance. En réalité, comme le résume l’auteur, il est aujourd’hui admis d’un point de vue doctrinal que prévention sociale et prévention situationnelle sont complémentaires et qu’il convient de combiner dissuasion et éducation.


Quel tournant libéral pour la police des villes ?

La thèse dominante en matière d’analyse de l’évolution de la police des villes est celle de la substitution d’un État pénal à l’État social né avec l’industrialisation, certains auteurs parlant de "criminalisation de la misère"   . Thierry Oblet y voit là une vision excessive, notamment dans sa formulation et dans son énoncé caricatural, sans pour autant réfuter l’idée d’un virage punitif et d’une refonte des politiques sociales. Il caractérise la nouvelle police des villes par le biais de trois évolutions majeures et distinctes. En premier lieu, la nouvelle pénologie "privilégie la neutralisation du délinquant à son redressement", l’objectif étant davantage de contrôler pour neutraliser les criminels plutôt que de chercher à les réinsérer socialement. Deuxièmement, la nouvelle prévention se caractérise par la montée en puissance de la prévention situationnelle, l’action se focalisant sur les lieux dans un objectif de dissuasion plutôt que sur les causes sociales du passage à l’acte. Enfin, le nouvel urbanisme (le new urbanism est un courant architectural et urbain né aux États-Unis dans les années 1980), dont certains principes sont mis en œuvre en France par le biais de la politique de rénovation urbaine, se caractérise par une forme de banalisation urbaine qui passe par la démolition des barres et des tours au profit de petits immeubles logeant des ménages mixtes. Diversification urbaine, retour à la rue, mixité sociale sont les mots d’ordre de ce new urbanism.

Thierry Oblet opte donc pour une lecture de l’évolution de la police des villes dans le sens de cette triple inflexion, ce qui ne permette pas pour autant d’affirmer que l’on assiste à la substitution d’un État pénal à un État social. Mais cette conception de la police des villes en termes de gestion des risques (plutôt que de travail sur les causes sociales de la délinquance) n’est pas pour autant sans soulever d’inquiétudes légitimes.

En matière de perspectives, si l’on peut regretter l’usage encore trop parcellaire fait des expériences locales analysées et de certaines politiques relativement anciennes   ,  on notera les réflexions sur la participation des habitants, l’auteur prônant la participation "mêlée" entre habitants et pouvoirs publics qui "vise à étayer l’intervention institutionnelle sur les interactions quotidiennes"   , permettant une police des villes davantage axée sur l’action sur et avec les gens. Dans ce système véritablement coproductif, il appartiendrait au maire d’animer, d’impulser, de relancer les actions collectives. Tout comme la remise à l’agenda de la police de proximité, si ces propositions ne surprennent pas par leur dimension novatrice, encore reste-t-il, dans leur mise en œuvre locale, à les concrétiser dans les faits.


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