Qu'est-ce qui rassemble et qu'est-ce qui sépare des maires de familles politiques différentes mais confrontés à des problèmes identiques ?

Des deux ouvrages, Deux maires courage et Maires de banlieue, nous retiendrons tout d’abord leur sous-titres, plus explicites, à savoir "la politique à l’épreuve du réel" pour le premier, et "dialogue sur la crise des banlieues" pour le second. L’ouvrage d’Hacène Belmessous se base sur une méthode de travail où il s’agit de rendre compte de quelques semaines passées au plus près de trois maires de banlieue (Maurice Charrier (PS), Vaulx-en-Velin ; Gilles Poux (PC), La Courneuve ; Xavier Lemoine (UMP), Montfermeil). Ce suivi quotidien a ensuite été retranscrit sur un "mode littéraire à travers trois monographies"   . Si l’expression "mode littéraire" reste floue, notons que la langue utilisée est claire et le sens de la chute assuré, comme en témoignent les fins de chaque chapitre.

Anne Dhoquois, de son coté, présente le "dialogue" entre Pierre Cardo (UMP, Chanteloup-les-Vignes) et Claude Dilain (PS, Clichy-sous-Bois), transposition de trois entretiens menés conjointement avec les deux maires de la même génération mais appartenant à deux familles politiques qui s’opposent. Le dialogue courtois est ici proposé sans commentaires et sans le "filtre littéraire" du livre d’Hacène Belmessous : qualité d’une parole immédiate d’une part, qualité de l’interprétation de l’autre.

La lecture simultanée de ces "témoignages" nous éclaire particulièrement sur trois points essentiels de la vie et de l’action de "maires de banlieue". Tout d’abord, ce qui nous permet de regrouper ces hommes politiques différents sous une dénomination générique, est qu’ils forment un "conglomérat circonstanciel" selon l’expression de Daniel Gaxie reprise par Hacène Belmessous   . Ce dernier les distingue néanmoins en deux catégories idéologiques, les "culturalistes" et les "égalitaristes". Les premiers pensent les "problèmes de banlieue" comme relevant de facteurs culturels, c'est-à-dire le refus des populations d’origine immigrées à s’intégrer au modèle républicain. Pour les seconds, le "problème" trouve son fondement dans les inégalités socio-économiques produites par la société dans son ensemble. Le troisième point concerne l’espoir suscité par la rénovation urbaine considérée comme levier pour une transformation en profondeur des quartiers dégradés.      


Un conglomérat circonstanciel

Anne Dhoquois nous rappelle utilement dans son introduction la situation des zones urbaines sensibles (ZUS) telle qu’elle est présentée dans les rapports successifs de l’Observatoire national des Zones urbaines sensibles. Ces ZUS voient les écarts socio-économiques s’accroître avec le reste des agglomérations auxquelles elles appartiennent. Elle rappelle aussi que le budget de la politique de la ville représente aujourd’hui 0,37% du budget de la France soit, comme le rappelle Claude Dilain, moins que les subventions européennes versées aux agriculteurs de la Beauce. C’est dans ce contexte que "ces hommes se soutiennent logiquement pour mieux supporter leur isolement"   . Mais quels sont les éléments de vécu partagé qui "soudent" ces maires entre eux jusqu’à affirmer que le clivage gauche-droite n’a plus sa pertinence pour eux ?

C’est tout d’abord la faiblesse de leurs réseaux politique. P. Cardo affirme d’ailleurs "je suis toujours resté plutôt à distance des instances politiques, des partis"   , ce à quoi C. Dilain répond "ce n’est pas une profession, dans le sens où il n’y a pas de carrière à développer"   . Le Conseil national des villes (CNV), organe consultatif en matière de politique de la ville qui comprend plusieurs maires de banlieue placé sous l’autorité du Premier ministre, avait vigoureusement averti, à l’automne 2005,  Catherine Vautrin, à l’époque ministre de la ville, du risque élevé de violences urbaines compte tenu du gel des crédits alloués à la politique de la ville. Cette alerte avait donné lieu à une incartade sévère devant des journalistes, qui n’en ont rien rapporté du fait précisément de cette faiblesse des réseaux. Cette absence de poids politique se reflète ainsi sévèrement dans la représentation nationale, au Sénat comme à l’Assemblée, où siègent une dizaine de représentants de la "banlieue" dans chacune des chambres. Par conséquent, pour Gilles Poux, leurs communes restent soit isolées, soit stigmatisées. Cette stigmatisation est produite en grande partie par les médias, objet de contemption de la part des maires interrogés : "il faut pleurer ou faire peur, ça fait vendre" rapporte Pierre Cardo   . Les représentations caricaturales de la banlieue portent atteinte à l’action de leur maire et surtout à la population qui y réside, accentuant alors la discrimination dont elle peut être l’objet.

Un certain pragmatisme les réunit aussi. Claude Dilain affirme qu’il n’a jamais eu de conception angélique de la politique, et qu’"il faut aussi être dur avec les délinquants qu’avec les causes de la délinquances"   , reprenant l’antienne de Tony Blair. À ce propos, tous les maires soulignent le manque d’effectifs policiers et leur jeunesse, ou bien critiquent l’organisation de la police, avec l’abandon de la police de proximité ou l’affaiblissement de la police de renseignement. Ce "pragmatisme" conduit même Pierre Cardo à vouloir ne pas "politiser les débats dans les quartiers"   : le maire représente sa commune et non un parti. Et si la politique exige de "la pédagogie et du temps"   , les élections présidentielles de 2007 constituaient un réel espoir de débat sur la ville et les banlieues.      

Ce conglomérat circonstanciel prend ainsi des accents religieux quant au vocabulaire employé pour désigner ces maires et leurs actions : Pierre Cardo et Claude Dilain parlent de "mission"   , H. Belmessous qualifie leur tâche de "sacerdoce"   .

Nous noterons toutefois une ligne de partage assez nette entre les maires de gauche, et ceux de droite : Pierre Cardo et Xavier Lemoine (UMP) sont les plus répressifs des maires. P. Cardo, issu du secteur associatif, est celui qui a déclaré vouloir faire cesser l’attribution d’allocations familiales aux familles non méritantes et X. Lemoine a pris un arrêté au printemps 2006 qui fixe l’interdiction aux groupes de mineurs âgés de 15 à 18 ans de circuler à plus de trois sur une partie limitée de la commune de Montfermeil. Mais les deux ouvrages laissent une part assez large à la justification par les maires de telle déclaration   ou telle action, ce qui constitue un des intérêts précieux de leur lecture : selon les deux maires UMP, le volet éducatif est tout aussi important que le volet répressif, pourtant le seul surmédiatisé. Cette polarisation entre une vision axée sur la répression de la délinquance dont la caricature injurieuse est portée par Eric Raoult, maire du Raincy, et entre une vision axée sur les causes sociales des problèmes rencontrés en banlieue est aussi rappelée par Claude Dilain. Cependant, la distinction qui semble, pour le moment, la plus pertinente, est celle qui sépare les "culturalistes" des "égalitaristes".


"Culturalistes" et "égalitaristes"

On peut distinguer les maires "culturalistes", plutôt de droite, mais pas nécessairement, des maires "égalitaristes", plutôt de gauche, tout en observant une certaine porosité entre cette ligne de démarcation.

Les maires qui parient sur le "progressisme et la justice sociale"   ont tendance à développer un système de pensée où les inégalités socio-économiques expliqueraient les tensions dont leur apogée ont été les émeutes urbaines de 2005. Cependant Claude Dilain lui-même affirme, de concert avec P. Cardo, que la véritable cause immédiate de la propagation des émeutes a été la bombe lacrymogène lancée contre la mosquée, et non le décès des deux enfants dans le transformateur électrique. Le culturalisme de certains maires de droite se reflète dans le vocabulaire employé par P. Cardo qui recense "63 ethnies" à Chanteloup-les-Vignes   ou s’exprime dans sa conviction qu’il n’existe pas de problème quant il s’agit de rapprocher identité nationale et immigration   , tout en exprimant son désaccord quant à l’interdiction du port du voile à l’école.

Maurice Charrier, de son côté, se pose la question du droit à la ressemblance et à la dissemblance. Mais ce sont les paroles de Xavier Lemoine qui expriment le plus clairement la dérive culturaliste de la pensée politique sur la banlieue : "le problème des quartiers est d’ordre culturel"   , "on doit faire face à un enjeu culturel et cultuel"   , "nous sommes en plein basculement violent et ethnique"   .

Si la succession des rendez-vous personnels avec leurs administrés les conduit à développer telle ou telle pensée, l’énergie à vouloir résoudre les problèmes individuels et collectifs est partout la même, tout en "se méfiant de sa propre crédulité"   . Cette énergie et cette volonté se cristallisent souvent autour du projet de rénovation urbaine dont ils sont les porteurs.


L’action sur la ville ou l’espoir de la rénovation urbaine
   
Les enjeux auxquels les maires sont confrontés et auxquels ils essaient de répondre sont l’emploi, le logement, l’éducation, la police, le racisme (ou la discrimination), l’enclavement, la culture. Ces champs peuvent être pensés en un seul tenant dans le cadre d’un "projet de ville" afin de "normaliser" un quartier, comme celui du quartier Balzac à la Courneuve   ou celui des Bosquets à Montfermeil  

Cet espoir est d’autant plus grand qu’il fait suite au désenchantement des maires par rapport à la politique de la ville, "redoutable machine techniciste"   : celle-ci ne prendrait pas en compte l’hétérogénéité des sites de la politique de la ville, ne serait pas vraiment interministérielle et son budget reste très faible. La Dotation de solidarité urbaine (système de péréquation qui profite aux communes de banlieue) est même vécue comme une "aumône"   même si sa récente réforme est saluée par l’ensemble des maires. Enfin, le soutien financier aux associations, les "meilleurs relais du terrain", selon P. Cardo, ancien associatif lui-même, souffre du "stop and go" de l’État, avec ses retards ou ses crédits non sanctuarisés, et les conséquences sur la trésorerie des petites structures ainsi fragilisées.

La politique de la ville, politique de discrimination positive territoriale, ne parvient pas à combler les lacunes des politiques de "droit commun" déficientes en banlieue, comme en témoigne Claude Dilain qui souligne l’absurdité du système : "là où les politiques de droit commun devraient davantage investir dans des villes comme Clichy ou Montfermeil en ouvrant trois centres médico-psycho-pédagogiques, on ferme le seul qui existe […] on va débloquer 800.000 euros par an au nom de la politique de la ville pour faire ce que les politiques de droit commun ne font pas. C’est un scandale"   . Le constat de M. Charrier au sujet de l’école est similaire à celui du maire de Clichy   .  

Compte tenu de cette profonde désillusion des maires qui témoignent de leur quotidien, l’hommage rendu à J-L Borloo est en revanche quasi-unanime. La création de l’Agence nationale de rénovation urbaine est ici saluée et accueillie avec bienveillance. Néanmoins, H. Belmessous rapporte les doutes des habitants provoqués par le projet de ville, où les démolitions et les reconstructions de logement sont vécues douloureusement.

Si l’action sur le cadre bâti traduit une volonté politique forte autour d’un projet de ville coordonné par le maire, il souligne aussi l’échec de l’action de l’État sur ces quartiers. L’espoir alors entrevu est ainsi empreint de dépit, comme le reflètent les propos de Xavier Lemoine : "je crois qu’il va falloir accélérer le renouvellement urbain. Notre tâche sera de plus en plus difficile mais à nous de faire le dos rond"   .


La lecture de ces deux courts ouvrages permet de s’éloigner des stéréotypes attachés aux maires et aux communes dont ils ont la charge : il n’existe pas de figure monolithique du maire de banlieue tout comme il n’existe pas de "quartier type". Seulement, en reprenant le jeu de mot "maires courage", on peut affirmer que l’on se trouve bien loin de la figure du notable moqué par Verlaine : "Il est grave, il est maire et père de famille". Ces maires sont tiraillés par des exigences contradictoires, leur travail acharné vise aussi à animer les actions collectives avec les diverses institutions et les habitants des quartiers (voir la critique du livre de Thierry Oblet par Bertrand Vallet). Mais leur rôle ingrat et valorisant à la fois les cantonnent souvent à un rôle des gestionnaires de la pauvreté, proches de leurs administrés et si souvent impuissants face à la détresse individuelle. Notons enfin que ces cinq maires appartiennent à la même génération d’homme blanc : vous avez dit différents ?


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