Comment penser la gestion des pouvoirs locaux à l'heure d'une mobilité et d'une périurbanisation accrue ?

Philippe Estèbe s’intéresse depuis de nombreuses années au sens politique et social des découpages territoriaux. Après son étude sur l’activité politique, scientifique et administrative de découpage des quartiers sensibles   , il se penche dans cet ouvrage sur les modes de gouvernement des regroupements intercommunaux.


L’institutionnalisation du périurbain

Les "designers" institutionnels mènent une activité permanente afin de décider comment gouverner au mieux les affaires locales. Il nous faut donner quelques éléments de compréhension du contexte pour comprendre la thèse de l’ouvrage. Avec la loi de 1999 sur le renforcement et la simplification de la coopération intercommunalité, le législateur a voulu rendre plus lisible la "jungle territoriale" en poursuivant trois objectifs.

Le premier objectif est la lisibilité de l’architecture politique du territoire. Trois étages de coopération – communauté de communes, communauté d’agglomération et communauté urbaine – reprennent la hiérarchie historique des chefs-lieux de cantons, chefs-lieux de départements et métropoles régionales.

Le deuxième objectif est la gouvernabilité : le législateur a donné aux communautés d’agglomération et aux communautés urbaines des compétences nombreuses et stratégiques (développement économique, urbanisme, équilibre social de l’habitat …) afin de doter les grandes villes d’institutions "à la bonne échelle" pour traiter des principaux enjeux urbains.

Enfin, un troisième objectif est l’équité. Avec la taxe professionnelle unique, le législateur non seulement invente une carotte qui rend l’adhésion attractive pour les communes peu dotées en taxe professionnel, mais encore, entend  mettre fin à ce qui était considéré comme la principale source d’iniquité du gouvernement local, l’inégale répartition des bases fiscales liées à l’activité économique. Cette réforme a connu un succès fulgurant et imprévu.

La thèse de l’ouvrage est que ces bouleversements territoriaux récents ont abouti de manière surprenante à "l’institutionnalisation d’un régime périurbain" dans lequel les communes périurbaines se regroupent suivant le principe de "clubs" communautaires. Cela constitue une innovation majeure dans un pays dans lequel toutes les institutions cherchent traditionnellement à reprendre la forme – en miniature – de l’État.


Gargantua ou public choice ?

Pour étayer cette thèse, Philippe Estèbe montre, de manière un peu elliptique parfois, comment la mobilité banalisée recompose les enjeux territoriaux et pose la question du gouvernement de collectivités dont les ressortissants sont mobiles : très peu de gens habitent depuis longtemps là où ils votent et un très petit nombre travaille là où il habite.

Philippe Estèbe décrit avec bonheur les deux modèles théoriques de gouvernement urbain. D’un côté, on trouve les tenants du "gouvernement intégré" ou de la "Ville-État". Ils se prononcent pour une structure à l’échelle des bassins de vie urbains, appelée "Gargantua" par ses détracteurs. Ce modèle leur paraît plus efficace parce qu’il neutralise les effets de concurrence entre collectivités locales, plus juste parce qu’il permet un partage de ressources fiscales à l’intérieur d’un même ensemble urbain, plus démocratique enfin parce qu’il oblige à la délibération entre groupes sociaux aux intérêts divergents. De l’autre côté, se tiennent les promoteurs du gouvernement fragmenté. Philippe Estèbe s’appuie ici sur les écrits de Tiebout et de nombreux travaux américains   . Pour les tenants du "choix public", le gouvernement fragmenté pourrait être plus efficace économiquement (ils doutent des économies d’échelle des grandes structures administratives et techniques) et plus démocratique (parce que les structures métropolitaines sont dirigées selon des mécanismes de coalition et ne permettent pas l’expression directe de l’ensemble des groupes sociaux). Un gouvernement fragmenté permet à chaque commune de proposer des services adaptés aux particularités de sa population. Ce système évite alors les gaspillages et paraît plus juste, en permettant une allocation des ressources en fonction des préférences des différents groupes sociaux et culturels. Derrière ces deux modèles, ce sont deux conceptions de la démocratie locale qui s’affrontent : à la démocratie de représentation et de délégation, s’oppose la démocratie du "face à face" et des relations interpersonnelles.


Deux modèles de démocratie locale

Philippe Estèbe voit dans les intercommunalités françaises l’actualisation, certes imparfaite mais décelable, de ces deux modèles de gouvernement local. Les intercommunalités urbaines et métropolitaines mêlent des populations très différenciées, avec des gouvernements qui fonctionnent au "consensus". Dans le périurbain, les regroupements intercommunaux sont de type affinitaire, avec des communes qui s’allient plus selon le principe de l’homogamie que de l’hétérogamie. Les intercommunalités périurbaines fonctionnent sous forme de "clubs". La démocratie locale oscille entre deux pôles : soit elle s’incarne dans une figure gouvernementale, couvrant des échelles larges et des domaines nombreux mais pose alors la question du rapport entre le citoyen, usager et habitant à un pouvoir lointain ; soit elle s’incarne sous la forme de "clubs" communautaires mais elle contribue alors à la fragmentation sociale et politique du territoire. Intercommunalités métropolitaines et intercommunalités périurbaines penchent chacune vers un de ces pôles.

Cet ouvrage renouvelle fortement le débat sur l’avenir des intercommunalités et des pouvoirs locaux. Certes, on pourra noter que la description d’un régime périurbain pourrait être complétée : si les regroupements semblent plutôt affinitaires, les structures des dépenses des intercommunalités périurbaines montrent-elles des variations importantes selon les spécificités des "clubs" ? Les processus de prise de décision au sein des communautés de communes périurbaines échappent-ils à la méthode consensuelle observée dans les intercommunalités des grandes villes ? Le faible impact des décisions budgétaires des communes et intercommunalités sur la fiscalité locale reposant sur les ménages ne rend-elle pas très distendu le lien entre le "panier de services" proposés et choix des gouvernants locaux ? Certes, tous ces éléments permettent de nuancer la thèse de Philippe Estèbe mais l’essentiel n’est pas là. Ce que cherche à montrer l’auteur est qu’une nouvelle forme de démocratie locale peut exister à côté de celle de la  "ville-État".  En ce sens, en outillant conceptuellement ces questions, cet ouvrage ouvre de manière très stimulante le débat territorial.


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